Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

Le Capitaine Hyx – Aventures effroyables de M. Herbert de Renich – Tome I

de Gaston Leroux

Chapitre 1 LES MAINS SOUS LA LAMPE

D’abord je vous dis, moi, Carolus Herbert de Renich, du pays neutre de Gutland en Luxembourg, que je suis un honnête homme, incapable de mentir.

Ceci bien entendu, je commencerai par déclarer que, dussé-je vivre une éternité, je me souviendrai, jusqu’à la fin des temps, de la minute d’effarement et de douleur (que devaient suivre tant d’autres terribles minutes) pendant laquelle je reconnus sur l’une des tables du palais des jeux, à Funchal, et dans la lumière d’une lampe dont l’abat-jour me cachait tout le reste de sa divine personne, les longues mains pâles et frêles,veinées de bleu, de celle que j’avais tant aimée quand elle n’était encore que la belle Amalia Edelman !

Je n’avais pas besoin de me pencher pour voir son visage. Je savais qu’elle était là, qu’il n’y avait aucune erreur possible, à cause d’un certain anneau d’esclavage que je lui avais offert jadis, quand elle n’était encore qu’une magnifique enfant… Elle le portait toujours ! Et, du reste, je ne pouvais plus faire un mouvement. Mon émoi était tel que je restai stupide,ne pouvant comprendre par quelle espèce de sortilège ces mains, que je croyais si loin au nord de la terre ensanglantée d’Europe, ces mains uniques au monde par leur beauté et leur transparence aristocratique, se trouvaient là, poussant négligemment des piècesd’or sur une table du palais des jeux de la capitale de l’îleMadère, dite l’île Heureuse (entre 16°39’30” et 17°16’38” delongitude ouest de Greenwich et entre 32°37’18” et 32°49’44” delatitude nord), et cela par la plus belle nuit de Noël que j’aievue de ma vie (ceci se passait exactement dans la nuit du 24 au 25décembre 1915, entre 10 heures et demie et 11 heures au plustard).

J’ai toujours admiré qu’il y eût des gens pourdire : « Moi, je fais ce que je veux ! » etpour le croire. Cent exemples quotidiens sont là pour vousdémontrer que vous n’êtes qu’un pantin entre les ficelles d’unobscur mais sûr destin. « On fait de nous ce quel’on veut. » Qui, on ? Maison, ce soir-là, qui a voulu me faire voir cesmains-là !

Songez que j’étais déjà levé pour partir, quele valet de pied me pressait, car, en rade, la sirène du steamboatqui devait me conduire à Southampton avait fait entendre son secondappel. Mes bagages étaient à bord ! Réfléchissez que,normalement, dans ma hâte, je ne devais pas regarder du côté de cesmains-là !… Et cependant je les ai vues et je suisresté ! Et quand je considère maintenant pour quels événementsformidables on m’a retenu avec ces mains-là, je ne puiscroire à un hasard banal et sans loi ! Et c’est bien cetteidée dévorante que le on du destin avait besoin que jevisse certaines choses pour les raconter plus tard et aussi pour mefaire accomplir certaines besognes de cauchemar ; c’est biencette idée-là qui me courbe aujourd’hui sur mes cahiers, sur tantde notes éparses, témoignages irrécusables d’une aventure sanspareille, dans le but de commencer un récit que je n’achèveraipeut-être pas !… En tout cas, mes précautions sontprises, et si, pour quelque raison, trop facile à prévoir, jevenais à disparaître, les doubles de mes documents parviendraient àla grande presse française et lui permettraient de révéler desfaits qui, même en cette époque de chaos et d’horreur, nemanqueront point d’étonner le monde !… Toutes lesbatailles de la Guerre du monde ne sont pas connues. !…Mais elles le seront ! Il le faut, il le faut ! Voilàpourquoi on m’a fait voir les mains !…

Je ne les avais pas revues depuis cinq ans queje les avais quittées, comme un niais, pour faire le tour dumonde ! Et maintenant il y avait à un certain doigt ditannulaire certain anneau que je n’y avais pas glissé ! Endehors de cela, elles n’avaient pas changé ! Comme je lesavais aimées et baisées avec un tendre et respectueux amour auxjours ridicules de ma sentimentale jeunesse ! Hélas ! jen’avais pas fait le quart du tour du monde que j’apprenais que cesmains-là ne m’appartenaient plus ! Depuis, je me promenaissans but à travers les continents et les vastes mers, avec, pourunique compagne, cette seule phrase qui sonnait comme une bille degrelot dans mon crâne vide : « La belle Amalia Edelman,du doux pays neutre du Gutland, en Luxembourg, s’appelle maintenantMme la vice-amirale Heinrich von Treischke, de Wilhelmshaven,en Allemagne !…

Donc, les mains jouaient et jouaient avec del’or, ce qui, par les temps que nous traversions, était assezrare !… Mais j’ai pensé depuis que c’était peut-être par ordreque le personnage très important qu’était Mme von Treischkejetait le précieux métal devant elle, pour prouver en véritéqu’ils n’en manquaient pas en Allemagne ! Il y avaitfoule autour d’elle, car elle gagnait d’une façon dite insolente,et chacun murmurait son nom en donnant des détails sur son arrivéeà Madère (à cette époque, le Portugal n’avait pas encore déclaré laguerre à l’Allemagne), sur ses toilettes éclatantes et sur sachance qui, depuis huit jours que cette noble dame avait débarquédans l’île, ne se démentait point.

Sachez donc (pourquoi le cacherais-je ?)que nous avions dû nous marier ensemble. Elle était très riche. Sonpère avait des terres immenses qui descendaient jusqu’aux rives dela Moselle. Son vin était célèbre. Moi, je vivais alors avec mabonne vieille maman. Nous avions un peu de bien. En dehors du goûtque j’avais pour me marier avec Amalia Edelman, je ne me sentaisattiré par rien, et je serais certainement resté au pays si nousn’avions eu le malheur de posséder dans la famille un cousin,armateur à Anvers, qui m’embarqua sur l’un de ses navires« pour me faire faire mon tour du monde », chose qu’iljugeait absolument nécessaire à mon bonheur dans la vie. J’aitoujours soupçonné qu’il devait être d’accord avec le vieilEdelman, lequel voyait sans grand enthousiasme le penchant de safille pour le petit Carolus Herbert, de Renich.

Le vieil Edelman et le cousin armateur étaientdepuis longtemps en affaires et ils étaient un peu crapules tousles deux. Enfin ils m’ont bien fait pleurer, et aussi Amalia, quiavait si vite oublié nos serments et qui, depuis, avait donné avectant d’empressement une petite fille et deux petits garçons àl’amiral von Treischke !

À propos de celui-ci, je croirais perdre montemps si j’avais la prétention de vous donner quelque aperçu de sanature, de son caractère et de ses petits talents ! Il suffitd’écrire son nom et l’on est renseigné. Nul n’ignore la part qu’ila su se tailler (celle du tigre) dans la remarquable affaire del’assassinat de miss Campbell ni la façon tout à fait digne de la« kultur » avec laquelle il a établi solidement le régimede la terreur sur toute la côte, après la chute d’Anvers, et celajusqu’au fond des couvents de Bruges (si je m’en rapporte à ladernière lettre de ma chère bonne vieille maman) ! Mais, dansl’instant, lâchons cet homme… et revenons à Amalia.

Au fond, quand j’analyse les sentiments quim’immobilisaient devant la table de jeu de Funchal, je dois, entoute sincérité, faire entrer en ligne de compte la crainte oùj’étais de découvrir que mon idole eût été transformée enimportante frau par une maternité aussi hâtive querépétée.

Une angoisse particulière me pinçait lecœur : Elle ne devait plus être digne de sesmains ! Hélas ! Hélas ! Elle devait bientôtme prouver que Mme Heinrich von Treischke était encore plusbelle qu’Amalia Edelman !… Quand, lasse de gagner, elle seleva, et que, devant elle, la foule élégante lui eutrespectueusement fait place, alors, elle m’apparut ! Je dusm’appuyer à la muraille pour la laisser passer. Elle me frôla et neme vit pas ! Comment cette femme n’entendit-elle pas les coupsde marteau de mon cœur ?… Elle passa comme une ombre légèrequi ne tient plus au monde que par l’éclat emprunté de saparure !

Qu’elle était belle, qu’elle était belle, mabien-aimée, avec son visage si pâle, si pâle, et ses grands beauxyeux mélancoliques si étrangement pailletés comme d’une poussièred’étoile !…

Évidemment, Amalia ne devait pas êtreheureuse, au témoignage d’un visage et d’yeux pareils !J’avouerai que, personnellement, j’en fus férocement enchanté. Toutà coup quelques phrases sinistres, prononcées en anglais, avec unfort accent irlandais, tout près de moi, me firent sortir trèsbrutalement de mon extase. Je traduis textuellement :« Suivez-la !… Ne la quittez pas d’une semelle !… Onfera le coup pendant qu’elle sera à la messe de minuit !

–Et la dame de compagnie ?

–J’en fais mon affaire ! »

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