Le Capitaine Pamphile

Le Capitaine Pamphile

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1
Introduction à l’aide de laquelle le lecteur fera connaissance avec les principaux personnages de cette histoire et l’auteur qui l’a écrite.

Je passais, en 1831, devant la porte de Chevet, lorsque j’aperçus, dans la boutique, un Anglais qui tournait et retournait en tous sens une tortue qu’il marchandait avec l’intention d’en faire, aussitôt qu’elle serait devenue sa propriété, une turtle soup.

L’air de résignation profonde avec lequel le pauvre animal se laissait examiner, sans même essayer de se soustraire en rentrant dans son écaille, au regard cruellement gastronomique de son ennemi, me toucha. Il me prit une envie soudaine de l’arracher à la marmite, dans laquelle étaient déjà plongées ses pattes de derrière ; j’entrai dans le magasin, où j’étais fort connu à cette époque, et, faisant un signe de l’œil à madame Beauvais, je lui demandai si elle m’avait conservé la tortue que j’avais retenue, la veille, en passant.

Madame Beauvais me comprit avec cette soudaineté d’intelligence qui distingue la classe marchande parisienne, et, faisant glisser poliment la bête des mains du marchandeur, elle la remit entre les miennes, en disant, avec un accent anglais très prononcé, à notre insulaire, qui la regardait la bouche béante :

– Pardon, milord, la petite tortue, il être vendue à monsieur depuis ce matin.

– Ah ! me dit en très bon français le milord improvisé, c’est à vous, monsieur, qu’appartient cette charmante bête ?

– Yes, yes, milord, répondit madameBeauvais.

– Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous avezlà un petit animal qui fera d’excellente soupe ; je n’ai qu’unregret, c’est qu’il soit le seul de son espèce que possède en cemoment madame la marchande.

– Nous have la espoir d’en recevoird’autres demain matin, répondit madame Beauvais.

– Demain, il sera trop tard, réponditfroidement l’Anglais ; j’ai arrangé toutes mes affaires pourme brûler la cervelle cette nuit, et je désirais, auparavant,manger une soupe à la tortue.

En disant ces mots, il me salua et sortit.

– Pardieu ! me dis-je après un moment deréflexion, c’est bien le moins qu’un aussi galant homme se passe undernier caprice.

Et je m’élançai hors du magasin en criant,comme madame Beauvais :

– Milord ! milord !

Mais je ne savais pas où milord étaitpassé ; il me fut impossible de mettre la main dessus.

Je revins chez moi tout pensif : monhumanité envers une bête était devenue une inhumanité envers unhomme. La singulière machine que ce monde, où l’on ne peut faire lebien de l’un sans le mal de l’autre ! Je gagnai la rue del’Université, je montai mes trois étages, et je déposai monacquisition sur le tapis.

C’était tout bonnement une tortue de l’espècela plus commune : testudo lutaria, sive aquarumdulcium ; ce qui veut dire, selon Linné chez les anciens,et selon Ray chez les modernes, tortue de marais ou tortue d’eaudouce.

Or, la tortue de marais ou la tortue d’eaudouce tient à peu près, dans l’ordre social des chéloniens, le rangcorrespondant à celui que tiennent chez nous, dans l’ordre civil,les épiciers, et, dans l’ordre militaire, la garde nationale.

C’était bien, du reste, le plus singuliercorps de tortue qui eût jamais passé les quatre pattes, la tête etla queue par les ouvertures d’une carapace. À peine se sentit-ellesur le plancher, qu’elle me donna une preuve de son originalité enpiquant droit vers la cheminée avec une rapidité qui lui valut àl’instant même le nom de Gazelle, en faisant tous ses efforts pourpasser entre les branches du garde-cendre, afin d’arriver jusqu’aufeu, dont la lueur l’attirait ; enfin, voyant, au bout d’uneheure, que ce qu’elle désirait était impossible, elle prit le partide s’endormir, après avoir préalablement passé sa tête et sespattes par l’une des ouvertures les plus rapprochées du foyer,choisissant ainsi, pour son plaisir particulier, une température decinquante à cinquante-cinq degrés de chaleur, à peu près ; cequi me fit croire que, soit vocation, soit fatalité, elle étaitdestinée à être rôtie un jour ou l’autre, et que je n’avais faitque changer son mode de cuisson en la retirant du pot-au-feu de monAnglais pour la transporter dans ma chambre. La suite de cettehistoire prouvera que je ne m’étais pas trompé.

Comme j’étais obligé de sortir et que jecraignais qu’il n’arrivât malheur à Gazelle, j’appelai mondomestique.

– Joseph, lui dis-je, lorsqu’il parut, vousprendrez garde à cette bête.

Il s’en approcha avec curiosité.

– Ah ! tiens, dit-il, c’est une tortue…Ça porte une voiture.

– Oui, je le sais ; mais je désire qu’ilne vous en prenne jamais l’envie d’en faire l’expérience.

– Oh ! ça ne lui ferait pas de mal,reprit Joseph, qui tenait à déployer devant moi ses connaissancesen histoire naturelle ; la diligence de Laon passerait sur sondos, qu’elle ne l’écraserait pas.

Joseph citait la diligence de Laon, parcequ’il était de Soissons.

– Oui, lui dis-je, je crois bien que la grandetortue de mer, la tortue franche, testudo mydas, pourraitporter un pareil poids ; mais je doute que celle-ci, qui estde plus petite espèce…

– Ça ne veut rien dire, reprit Joseph :c’est fort comme un Turc, ces petites bêtes-là ; et,voyez-vous, une charrette de roulier passerait…

– C’est bien, c’est bien ; vous luiachèterez de la salade et des escargots.

– Tiens ! des escargots ?… Est-cequ’elle a mal à la poitrine ? Le maître chez lequel j’étaisavant d’entrer chez monsieur prenait du bouillon d’escargots parcequ’il était physique ; eh bien, ça ne l’a pas empêché…

Je sortis sans écouter le reste del’histoire ; au milieu de l’escalier, je m’aperçus que j’avaisoublié mon mouchoir de poche : je remontai aussitôt. Jetrouvai Joseph, qui ne m’avait pas entendu rentrer, faisantl’Apollon du Belvédère, un pied posé sur le dos de Gazelle etl’autre suspendu en l’air, afin que pas un grain des cent trentelivres que le drôle pesait ne fût perdu par la pauvre bête.

– Que faites-vous là, imbécile ?

– Je vous l’avais bien dit, monsieur, réponditJoseph tout fier de m’avoir prouvé en partie ce qu’il avançait.

– Donnez-moi un mouchoir, et ne touchez jamaisà cette bête.

– Voilà, monsieur, me dit Joseph enm’apportant l’objet demandé… Mais il n’y a aucune crainte à avoirpour elle… un wagon passerait dessus…

Je m’enfuis au plus vite ; mais jen’avais pas descendu vingt marches, que j’entendis Joseph quifermait ma porte en marmottant entre ses dents :

– Pardieu ! je sais ce que je dis… Etpuis, d’ailleurs, on voit bien, à la conformation de ces animaux,qu’un canon chargé à mitraille pourrait…

Heureusement, le bruit qu’on faisait dans larue m’empêcha d’entendre la fin de la maudite phrase.

Le soir, je rentrai assez tard, comme c’est macoutume. Aux premiers pas que je fis dans ma chambre, je sentis quequelque chose craquait sous ma botte. Je levai vitement le pied,rejetant tout le poids de mon corps sur l’autre jambe : lemême craquement se fit entendre de nouveau ; je crus que jemarchais sur des œufs. Je baissai ma bougie… Mon tapis étaitcouvert d’escargots.

Joseph m’avait ponctuellement obéi : ilavait acheté de la salade et des escargots, avait mis le tout dansun panier au milieu de ma chambre ; dix minutes après, soitque la température de l’appartement les eût dégourdis, soit que lapeur d’être croqués se fût emparée d’eux, toute la caravane s’étaitmise en route, et elle avait même déjà fait passablement dechemin ; ce qui était facile à juger par les traces argentéesqu’ils avaient laissées sur les tapis et sur les meubles.

Quant à Gazelle, elle était restée au fond dupanier, contre les parois duquel elle n’avait pu grimper. Maisquelques coquilles vides me prouvèrent que la fuite des Israélitesn’avait pas été si rapide, qu’elle n’eût mis la dent surquelques-uns avant qu’ils eussent le temps de traverser la merRouge.

Je commençai aussitôt une revue exacte dubataillon qui manœuvrait dans ma chambre, et par lequel je mesouciais peu d’être chargé pendant la nuit ; puis, prenantdélicatement de la main droite tous les promeneurs, je les fisrentrer, les uns après les autres, dans leur corps de garde, que jetenais de la main gauche, et dont je fermai le couvercle sureux.

Au bout de cinq minutes, je m’aperçus, que, sije laissais toute cette ménagerie dans ma chambre, je courais lerisque de ne pas dormir une minute ; c’était un bruit, commesi on eût enfermé une douzaine de souris dans un sac de noix :je pris donc le parti de transporter le tout à la cuisine.

Chemin faisant, je songeai qu’au train dontallait Gazelle je la trouverais morte d’indigestion le lendemain sije la laissais au milieu d’un magasin de vivres aussicopieux ; au même moment et comme par inspiration, j’avisaidans mon souvenir certain baquet placé dans la cour et dans lequelle restaurateur du rez-de-chaussée mettait dégorger sonpoisson : cela me parut une si merveilleuse hôtellerie pourune testudo aquarum dulcium, que je jugeai inutile de mecasser la tête à lui en chercher une autre, et que, la tirant deson réfectoire, je la portai directement au lieu de sadestination.

Je remontai bien vite et m’endormis, persuadéque j’étais l’homme de France le plus ingénieux en expédients.

Le lendemain, Joseph me réveilla dès lematin.

– Oh ! monsieur, en voilà unefarce ! me dit-il en se plantant devant mon lit.

– Quelle farce ?

– Celle que votre tortue a faite.

– Comment ?

– Eh bien, croiriez-vous qu’elle est sortie devotre appartement, ça, je ne sais pas comment… qu’elle a descendules trois étages, et qu’elle a été se mettre au frais dans levivier du restaurateur ?

– Imbécile ! tu n’as pas deviné quec’était moi qui l’y avais portée ?

– Ah bon !… Vous avez fait là un beaucoup, alors !

– Pourquoi cela ?

– Pourquoi ? Parce qu’elle a mangé latanche, une tanche superbe qui pesait trois livres.

– Allez me chercher Gazelle, et apportez-moides balances.

Pendant que Joseph exécutait cet ordre,j’allai à ma bibliothèque, j’ouvris mon Buffon à l’articletortue ; car je tenais à m’assurer si ce chélonien étaitichtyophage, et je lus ce qui suit :

« Cette tortue d’eau douce, testudoaquarum dulcium c’était bien cela, aime surtout les marais etles eaux dormantes ; lorsqu’elle est dans une rivière ou dansun étang, alors elle attaque tous les poissons indistinctement,même les plus gros : elle les mord sous le ventre, les yblesse fortement, et, lorsqu’ils sont épuisés par la perte du sang,elle les dévore avec la plus grande avidité et ne laisse guère queles arêtes, la tête des poissons, et même leur vessie natatoire,qui remonte quelquefois à la surface de l’eau. »

– Diable ! diable ! dis-je ; lerestaurateur a pour lui M. de Buffon : ce qu’il ditpourrait bien être vrai.

J’étais en train de méditer sur la probabilitéde l’accident, lorsque Joseph rentra, tenant l’accusée d’une mainet les balances de l’autre.

– Voyez-vous, me dit Joseph, ça mangebeaucoup, ces sortes d’animaux, pour entretenir leurs forces, et dupoisson surtout, parce que c’est très nourrissant ; est-ce quevous croyez que, sans cela, ça pourrait porter une voiture ?…Voyez, dans les ports de mer, comme les matelots sontrobustes ; c’est parce qu’ils ne mangent que du poisson.

J’interrompis Joseph.

– Combien pesait la tanche ?

– Trois livres : c’est neuf francs que legarçon réclame.

– Et Gazelle l’a mangée toutentière ?

– Oh ! elle n’a laissé que l’arête, latête et la vessie.

– C’est bien cela !M. de Buffon est un grand naturaliste. Cependant,continuai-je à demi-voix, trois livres… cela me parait fort.

Je mis Gazelle dans la balance ; elle nepesait que deux livres et demie avec sa carapace.

Il résultait de cette expérience, non pointque Gazelle fût innocente du fait dont elle était accusée, maisqu’elle devait avoir commis le crime sur un cétacé d’un plusmédiocre volume.

Il paraît que ce fut aussi l’avis dugarçon ; car il parut fort content de l’indemnité de cinqfrancs que je lui donnai.

L’aventure des limaçons et l’accident de latanche me rendirent moins enthousiaste de ma nouvelleacquisition ; et, comme le hasard fit que je rencontrai, lemême jour, un de mes amis, homme original et peintre de génie, quifaisait à cette époque une ménagerie de son atelier, je le prévinsque j’augmenterais le lendemain sa collection d’un nouveau sujet,appartenant à l’estimable catégorie des chéloniens, ce qui parut leréjouir beaucoup.

Gazelle coucha cette nuit dans ma chambre, oùtout se passa fort tranquillement, vu l’absence des escargots.

Le lendemain, Joseph entra chez moi, commed’habitude, roula le tapis de pied de mon lit, ouvrit la fenêtre,et se mit à le secouer pour en extraire la poussière ; maistout à coup il poussa un grand cri et se pencha hors de la fenêtrecomme s’il eût voulu se précipiter.

– Qu’y a-t-il donc, Joseph ? dis-je àmoitié éveillé.

– Ah ! monsieur, il y a que votre tortueétait couchée sur le tapis, je ne l’ai pas vue…

– Et… ?

– Et, ma foi ! sans le faire exprès, jel’ai secouée par la fenêtre.

– Imbécile !…

Je sautai à bas de mon lit.

– Tiens ! dit Joseph, dont la figure etla voix reprenaient une expression de sérénité tout à faitrassurante, tiens ! elle mange un chou !

En effet, la bête, qui avait rentré parinstinct tout son corps dans sa cuirasse, était tombée par hasardsur un tas d’écailles d’huîtres, dont la mobilité avait amorti lecoup, et, trouvant à sa portée un légume à sa convenance, elleavait sorti tout doucement la tête hors de sa carapace, ets’occupait de son déjeuner aussi tranquillement que si elle nevenait pas de tomber d’un troisième étage.

– Je vous le disais bien, monsieur !répétait Joseph dans la joie de son âme, je vous le disais bien,qu’à ces animaux rien ne leur faisait. Eh bien, pendant qu’ellemange, voyez-vous, une voiture passerait dessus…

– N’importe, descendez vite et allez me lachercher.

Joseph obéit. Pendant ce temps, je m’habillai,occupation que j’eus terminée avant que Joseph reparût ; jedescendis donc à sa rencontre et le trouvai pérorant au milieu d’uncercle de curieux, auxquels il expliquait l’événement qui venaitd’arriver.

Je lui pris Gazelle des mains, sautai dans uncabriolet, qui me descendit faubourg Saint-Denis, n° 109 ; jemontai cinq étages, et j’entrai dans l’atelier de mon ami, quiétait en train de peindre.

Il y avait autour de lui un ours couché sur ledos, et jouant avec une bûche ; un singe assis sur une chaiseet arrachant, les uns après les autres, les poils d’unpinceau ; et, dans un bocal, une grenouille accroupie sur latroisième traverse d’une petite échelle, à l’aide de laquelle ellepouvait monter jusqu’à la surface de l’eau.

Mon ami s’appelait Decamps, l’ours Tom, lesinge Jacques Ier, et la grenouille mademoiselleCamargo.

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