Le Capitaine Paul

Le Capitaine Paul

d’ Alexandre Dumas
Préface

Habent sua fata libelli.

J’avais déjà écrit cet hémistiche, chers lecteurs, et j’allais inscrire au-dessous le nom d’Horace, lorsque je me demandai deux choses : si je me rappelais le commencement du vers et si ce vers était bien du poète de Venusium.

Chercher dans les cinq ou six mille vers d’Horace, c’était bien long, et je n’ai pas de temps à perdre.

Cependant, je tenais beaucoup à cet hémistiche, qui s’applique merveilleusement au livre que vous allez lire.

Que faire ?

Écrire à Méry.

Méry, vous le savez, c’est Homère, c’est Eschyle, c’est Virgile, c’est Horace, c’est l’antiquité incarnée dans un moderne.

Méry sait le grec comme Démosthène, et le latin comme Cicéron.

J’écrivis donc :

« Cher Méry,

« Est-ce bien d’Horace, cet hémistiche :

« Habent sua fatalibelli ?

« Vous rappelez-vous le commencement du vers ?

« À vous de cœur.

« Alex. Dumas. »

Je reçus poste pour poste la réponse suivante :

« Mon cher Dumas,

« L’hémistiche Habent sua fatalibelli est attribué à Horace, mais à tort.

« Voici le vers complet :

« Pro captu lectoris, habent sua fatalibelli.

« Il est du grammairien Terentianus Maurus. Le premier hémistiche : Pro captu lectoris,n’est pas de très bonne latinité. Selon le goût, selon le choix,selon l’esprit du lecteur, les écrits ont leur destin.

« Je n’aime pas le pro captu,qu’on ne trouverait chez aucun bon classique.

« Tout à vous de cœur, mon bien cherfrère.

« Méry. »

Voilà une réponse, j’espère, comme je les aimeet comme vous les aimez, courte et catégorique, où chaque mot ditce qu’il a à dire et répond à la question faite.

Le vers n’était donc pas d’Horace.

J’avais donc bien fait de ne pas le signer dunom de l’ami de Mécène.

Le premier hémistiche était mauvais.

J’avais donc bien fait de l’oublier.

Mais je m’étais rappelé le second, et cela, àpropos du Capitaine Paul, dont on préparait une nouvelleédition.

En effet, si un hémistiche a jamais été faitpour un livre, c’est l’hémistiche de Terentianus Maurus pour lelivre qui nous occupe.

Laissez-moi, chers lecteurs, vous raconter,non pas l’histoire de ce livre – son histoire est l’histoire detous les livres – mais sa genèse : ce qui lui est arrivé avantqu’il vît le jour ; ses infortunes avant qu’il fût ; sestransformations tandis qu’il était encore dans les limbes del’existence.

Cela vous rappellera, en petit, bien entendu,les sept incarnations de Brahma.

Première phase. – Conception.

Une impression généralement éprouvée par tousles admirateurs du Pilote, l’un des plus magnifiquesromans de Cooper – impression que nous avons profondément ressentienous-même – c’est le regret de perdre aussi complètement de vue, lelivre une fois terminé, l’homme étrange que l’on a suivi avec tantd’intérêt à travers le détroit de Devils-Gripp et les corridors del’abbaye de Sainte-Ruth. Il y a dans la physionomie, dans la paroleet dans les actions de ce personnage, indiqué une première foissous le nom de John, et une seconde fois sous celui de Paul, unemélancolie si profonde, une amertume si douloureuse, un mépris dela vie si grand, que chacun a désiré connaître les causes qui ontamené ce brave et généreux cœur au désenchantement et au doute.Quant à nous, plus d’une fois nous l’avouons, il nous était passépar l’esprit ce désir, au moins indiscret, d’écrire à Cooper pourlui demander, sur le commencement de la carrière et la fin de lavie de cet aventureux marin, les renseignements que je cherchais envain dans son livre. Je pensais qu’une pareille demande seraitfacilement excusée par celui auquel elle s’adresserait ; carelle portait avec elle la louange la plus sincère et la pluscomplète de son œuvre. Mais, je fus retenu par l’idée que l’auteurne connaissait peut-être, de la vie dont il nous avait donné unépisode, que la partie qui avait été éclairée par le soleil del’indépendance américaine. En effet le météore brillant, maiséphémère, avait passé des nuages de sa naissance à l’obscurité desa mort, de sorte qu’il était tout à fait possible que, éloigné deslieux où son héros vit le jour et des pays où il ferma les yeux,l’historien poète, qui peut-être l’avait choisi à cause de cemystère même, pour lui faire jouer un rôle dans ses annales, n’eneût connu que ce qu’il nous en avait transmis. Alors je résolus deme procurer par moi-même les détails que j’avais tant désiré qu’unautre me donnât. Je fouillai les archives de la marine ; ellesne m’offrirent qu’une copie de lettres de marque à lui données parLouis XVI. J’interrogeai les annales de la Convention : je n’ytrouvai que l’arrêté pris à l’époque de sa mort. Je questionnai lescontemporains ; à cette époque – c’était vers 1829 – il enrestait encore : ils me dirent qu’il était enterré auPère-Lachaise. Et, de ces premières tentatives, voilà tout ce queje retirai.

Alors, comme je viens d’avoir recours à Méry,j’eus recours à Nodier ; Nodier, cet autre ami d’un autretemps, à la mémoire duquel j’ai voué un culte, et que j’évoquechaque fois que mon cœur, aux amis du présent, a besoin d’adjoindreun ami du passé. J’eus recours à Nodier, ma bibliothèque vivante.Nodier recueillit un instant ses souvenirs ; puis me parlad’un petit livre in-18 écrit par Paul John lui-même et contenantdes mémoires sur sa vie, avec cette épigraphe : Munerasunt laudi. Je me mis aussitôt en quête de la précieusepublication ; mais j’eus beau interroger les bouquinistes,fouiller les bibliothèques, battre les quais, mettre en réquisitionGuillemot et Techener, je ne trouvai rien qu’un libelle infâme,intitulé Paul John, ou Prophéties sur l’Amérique, l’Angleterre, laFrance, l’Espagne et la Hollande, libelle que je jetai de dégoût àla quatrième page admirant combien les poisons se conservent silongtemps et si parfaitement, de sorte qu’on les trouve toujours làoù l’on cherche en vain une nourriture saine et savoureuse.

Je renonçai donc à toute espérance de cecôté.

Quelque temps après, entre la représentationde Christine et celle d’Antony, je fis un voyageà Nantes ; de Nantes, je gagnai les côtes ; je visitaiBrest, Quimper et Lorient.

Pourquoi allais-je à Lorient ? – Admirezla puissance d’une idée fixe ! Mon pauvre ami Vatout, quin’avait pour moi qu’un défaut, celui de vouloir me protéger malgrémoi, fait un roman là-dessus. – Pourquoi allais-je à Lorient ?Parce que j’avais lu, dans une biographie de Paul John, que lecélèbre marin était venu trois fois dans ce port. Cettecirconstance m’avait frappé. J’avais pris les dates, je n’eus qu’àouvrir mon portefeuille. J’allai consulter les archives maritimes,et je trouvai, en effet, la trace des stations qu’avaient faites, àdifférentes époques, dans la rade, les frégates le Rangeret l’Indienne, l’une de dix-huit et l’autre de trente-deuxcanons. Quant aux motifs qui les avaient amenées, soit ignorance,soit oubli, le secrétaire qui tenait les registres avait négligé deles consigner. J’allais me retirer sans autre renseignement,lorsque je m’avisai d’interroger un vieil employé et de luidemander si, traditionnellement, on avait conservé dans le paysquelque souvenir du capitaine de ces deux bâtiments. Alors levieillard me répondit qu’en 1784, étant encore enfant, il avait vuPaul John au Havre, où il était alors, lui qui me parlait, employéà la Santé de la ville.

Quant à Paul John, il était, à cette époque,commodore à bord de la flotte du comte de Vaudreuil.

La réputation de bravoure dont jouissait alorsce marin, et la singularité de ses manières, l’avaient impressionnéau point que, de retour en Bretagne, il avait une fois prononcé sonnom devant son père, concierge du château d’Auray. Le vieillardavait tressailli, et lui avait fait signe de se taire. Le jeunehomme avait obéi tout en faisant ses réserves.

Cependant, quelques questions qu’il fit à sonpère, celui-ci refusa toujours d’y répondre. Mais, la marquised’Auray étant morte, Emmanuel ayant émigré, Lusignan et Margueritehabitant la Guadeloupe, le vieillard crut pouvoir révéler un jour àson fils une histoire étrange et mystérieuse, à laquelle setrouvait mêlé l’homme sur lequel je lui demandais des détails.

Et cette histoire, il ne l’avait pointoubliée, quoique quarante ans à peu près se fussent écoulés entrele récit que lui en avait fait son père et celui qu’il me fit àmoi.

Cette histoire tomba parole à parole dans lefond de ma pensée, et y demeura cachée comme cette eau qui tombegoutte à goutte de la voûte de la grotte et forme peu à peu unbassin dans ses calmes et silencieuses profondeurs ; de tempsen temps, mon imagination se penchait au bord de cette eaumystérieuse et profonde, et je me disais :

– Il est cependant l’heure que cette eaujaillisse au dehors et se répande en cascade ou en ruisseau, entorrent ou en lac, à la vivifiante ardeur du soleil.

Seulement, sous quelle forme serépandrait-elle ?

Sous la forme du drame, ou sous celle duroman ?

À cette époque, vers 1831 et 1832, touteproduction se présentait à mon esprit sous la forme du drame.

Aussi, à chaque instant, medisais-je :

– Il faut pourtant que je fasse un drame dePaul John.

Et 1832, 1833, 1834 s’écoulèrent sans que lesmasses primitives de ce drame se détachassent assez clairement dansmon esprit, pour que mon esprit abandonnât ses autres rêves ets’attachât à celui-là.

Et je me disais :

– Attendons ; il viendra un instant où lefruit sera mûr pour la vie, et il se détachera lui-même de labranche.

Deuxième phase. – Création.

C’était vers le mois d’octobre 1835.

Le paysage avait bien changé. Ce n’étaientplus les côtes de Bretagne aux rudes falaises ; ce n’étaitplus la poupe rugueuse de l’Europe battue par les flots de la mersauvage ; ce n’étaient plus les oiseaux gris des tempêtes sejouant à la lueur de l’éclair, au sifflement du vent, au milieu del’embrun des vagues se brisant sur les rochers.

Non, c’était la mer de Sicile, calme comme unmiroir ; c’était, à notre droite, Palerme, couchée au pied dumonte Pellegrino, ombragée à sa tête par les orangers de Montreale,à ses pieds par les palmiers de la Bagheria ; c’était, à notregauche, Alicadi, se levant du sein – je ne dirai pas des flots, lesflots supposent un certain mouvement de la mer, et la mer étaitimmobile comme un lac d’argent fondu ; – c’était Alicadi, sedessinant, pareil à une pyramide sombre, entre l’azur du ciel etl’azur d’Amphitrite ; c’était enfin, bien loin devant nous,élevant sa tête au-dessus des îles volcaniques, débris du royaumed’Éole, c’était Stromboli, secouant au vent du soir son panache defumée, et dont la base, se colorant de temps en temps d’une lueurrougeâtre, indiquait qu’au milieu de l’obscurité cette colonne defumée reposerait sur une base de flammes.

Je venais de quitter Palerme, où j’avais passéun des mois les plus heureux de ma vie. Une barque, à l’arrière delaquelle une figure, debout, blanche et couronnée de verveine commela Norma antique, m’envoyait ses derniers signaux, rayait de sonsillage la nappe brillante, et s’amoindrissait à l’horizon,emportée par ses quatre rames, qui, de loin, semblaient les pattesd’un gigantesque scarabée, égratignant, la surface de la mer.

Mes yeux et mon cœur suivaient la barque.

Elle disparut. Je poussai un soupir. Etcependant j’étais loin de me douter que je ne revoie jamais cellequi venait de me quitter.

J’entendis auprès de moi comme une prière, oùétais-je, et qui faisait cette prière ?

J’étais au milieu d’un équipage sicilien, surle speronare la Madonna del piè della Grotta. Cetteprière, c’était l’Ave Maria que disait le fils du capitaine Arena,enfant de neuf ans, que notre pilote Nunzio maintenait debout surle toit de notre cabine.

De là, il parlait à la mer, aux vents, auxnuages, à Dieu !

Cette heure de l’Ave Maria était l’heurepoétique de la journée. Même lorsque rien ne venait ajouter à lamélancolie du crépuscule, c’était l’heure où nous rêvions sanspenser, l’heure où le souvenir du pays éloigné et des amis absentsrevenait à la mémoire, pareils à ces nuages qui simulent tantôt desmontagnes, tantôt des lacs, tantôt des formes humaines, quiglissent doucement sur un ciel d’azur et qui changent d’aspect, secomposant, se décomposant, et se recomposant vingt fois en uninstant ; les heures glissaient alors sans que l’on sentit letoucher de leurs ailes sans qu’on entendît le bruit de leur vol.Puis la nuit arrivait, – si toutefois on peut appeler la nuitl’absence du jour, – la nuit arrivait allumant une à une lesétoiles dans l’orient assombri, tandis que l’occident, éteignantpeu à peu le soleil, roulait des flots d’or et passait par toutesles couleurs du prisme, depuis le pourpre ardent jusqu’au vertclair. Alors il s’élevait de l’eau comme un harmonieuxmurmure : les poissons s’élançaient hors de la mer, pareils àdes éclairs d’argent, le pilote quittait le gouvernail, comme si legouvernail n’avait plus besoin d’autre main que celle deDieu ; on hissait le fils du capitaine sur le toit de lacabine, et l’Ave Maria commençait à l’instant même où finissait ledernier rayon du jour.

C’était cette scène, chaque jour renouvelée etoù, chaque jour, mon âme s’imprégnait d’une mélancolie nouvelle,que je venais de voir se reproduire dans des conditions qui lafaisaient, pour moi, plus impressionnante que jamais.

Maintenant, par quel mystère de l’organismehumain, comment, ce soir-là même, dans le vide laissé au milieu dema pensée par cette figure blanche et voilée, par cette Normafugitive, – comment, dans ce vide, retrouvai-je en le sondant, – aulieu de l’arbre en fleur déraciné, – comment retrouvai-je ce fruitqui devait tomber quand il serait mûr, le CapitainePaul ?

Oh ! cette fois, son heure était bienvenue, je sentis, à la façon dont le drame s’emparait de ma pensée,qu’il ne lui laisserait plus de relâche qu’il n’eût vu le jour, etje m’abandonnai à ce charme amer de la gestation…

Ah ! voilà ce que les artistes seulspeuvent dire, c’est tout ce qu’il y a de charme, lorsque, poète oupeintre, on voit sa pensée revêtir une forme, et le rêve peu à peuprendre la consistance de la réalité.

Voyez-vous le soleil qui se lève derrière unechaîne des Alpes ou des Pyrénées ? D’abord, c’est une lueurrose, à peine visible, s’infiltrant dans l’atmosphère grisâtre dumatin, qu’elle colore d’une imperceptible teinte, et sur laquellese découpe la silhouette dentelée et gigantesque des montagnes.

Peu à peu, cette teinte grandit, les sommetsles plus élevés se colorent ; vous les voyez, flamboyants,dominer les autres comme des volcans, puis des rayons s’élancentdans les cieux, pareils à autant de fusées d’or ; les picsinférieurs commencent à participer à cette lumière, qui monte sirapidement que les anciens représentaient le soleil apparaissantaux portes de l’Orient, sur un char traîné par quatre chevauxfougueux ; l’océan de flammes submerge ces sommets quisemblaient vouloir l’arrêter comme une digue.

Enfin, voici le jour : marée ruisselante,qui s’épanche par torrents aux flancs de la chaîne sombre, et quipeu à peu pénètre et illumine jusqu’à la mystérieuse profondeur desvallées où l’on aurait cru que jamais ne pénétrerait un rayon delumière.

C’est ainsi que, s’éclaire et se dessinel’œuvre dans le cerveau du poète.

Quand j’arrivai à Messine, mon drame duCapitaine Paul était fait ; il ne me restait plusqu’à l’écrire.

Je comptais l’écrire à Naples ; carj’étais en retard. La Sicile m’avait retenu comme une de ces îlesmagiques dont parle le vieil Homère.

Que nous fallait-il pour regagner la ville desdélices – la ville qu’il faut voir avant de mourir ? – Troisjours et un bon vent.

Je donnai l’ordre au capitaine d’appareillerle lendemain matin, et de mettre le cap droit sur Naples.

Le capitaine consulta le vent, regarda lenord, échangea quelques mots à voix basse avec le pilote, etrépondit :

– On fera ce que l’on pourra, Excellence.

– Comment ! on fera ce que l’on pourra,cher ami ? Il me semble qu’il y a là-dessous un senscaché.

– Dame ! fit le capitaine.

– Voyons, voyons, expliquons-nous tout desuite.

– Oh ! l’explication sera courte,Excellence.

– Abordons-la franchement, alors.

– Eh bien, le vieux ainsi qu’on appelait lepilote – le vieux dit que le temps va changer et que nous aurons levent contraire pour sortir du détroit.

Nous étions à l’ancre, en face deSan-Giovanni.

– Ah ! diable ! fis-je, le temps vachanger, et nous aurons le vent contraire ; est-ce bien sûr,capitaine ?

– C’est bien sûr, oui, Excellence.

– Et, lorsque ce vent souffle, capitaine,a-t-il la mauvaise habitude de souffler longtemps ?

– Plus ou moins.

– Quel est son moins ?

– Trois ou quatre jours.

– Et son plus ?

– Huit ou dix.

– Et, quand il souffle, impossible de sortirdu détroit ?

– Impossible.

– Et à quelle heure le ventsoufflera-t-il ?

– Eh ! vieux ? dit le capitaine.

– Présent ! dit Nunzio en se levantderrière la cabine.

– Son Excellence demande pour quelle heure levent ?

Nunzio se retourna, consulta jusqu’au pluspetit nuage du ciel, et, se retournant vers nous :

– Capitaine, dit-il, ce sera pour ce soirentre huit et neuf heures, un instant après que le soleil seracouché.

– Ce sera pour ce soir, entre huit et neuf, uninstant après que le soleil sera couché, répéta le capitaine avecla même assurance que si c’eût été Mathieu Laensberg ou Nostradamusqui lui eût répondu.

– Mais alors, demandai-je au capitaine, nepourrait-on sortir tout de suite ? Nous nous trouverions alorsen pleine mer, et pourvu que nous arrivions au Pizzo, c’est tout ceque je demande…

– Si vous le voulez absolument, répondit lepilote, on tachera.

– Eh bien, mon cher Nunzio tâchez donc,alors.

– Allons, allons, dit le capitaine, on part…Chacun son poste !

Empruntons à mon journal de voyage les détailsqui vont suivre ; il y a tantôt vingt ans que les chosesracontées à cette heure par moi se sont passées. J’aurais oubliépeut-être ; mon journal, au contraire, a une mémoireinflexible et se souvient du plus petit détail :

« En un instant, sur l’ordre du capitaineet sans faire une seule observation, tout le monde fut à labesogne : l’ancre fut levée et le bâtiment, tournant lentementson beaupré vers le cap Pelore, commença de se mouvoir sousl’effort de quatre avirons ; quant aux voiles, il n’y fallaitpas songer, pas un souffle de vent ne traversait l’espace…

« Comme cette disposition atmosphériqueme portait naturellement au sommeil, et que j’avais si longtemps vuet si souvent revu le double rivage de la Sicile et de la Calabre,que je n’avais plus grande curiosité pour l’un ni pour l’autre, jelaissai Jadin fumant sa pipe sur le pont, et j’allai mecoucher.

« Je dormais depuis trois ou quatreheures, à peu près, et, tout en dormant, je sentais instinctivementqu’il se passait autour de moi quelque chose d’étrange, lorsque,enfin, je fus complètement réveillé par le bruit des matelotscourant au-dessus de ma tête, et par le cri bien connu deBurrasca !

« Burrasca ! J’essayai de me mettresur mes genoux, ce qui ne me fut pas chose facile, relativement aumouvement d’oscillation imprimé au bâtiment ; mais enfin j’yparvins, et, curieux de savoir ce qui se passait, je me traînaijusqu’à la porte de derrière de la cabine, qui donnait sur l’espaceréservé au pilote. Je fus bientôt au fait : au moment où jel’ouvrais, une vague, qui demandait à entrer juste au moment où jevoulais sortir, m’atteignit en pleine poitrine, et m’envoya à troispas en arrière, couvert d’eau et d’écume. Je me relevai ; maisil y avait inondation complète dans la cabine. J’appelai Jadin pourqu’il m’aidât à sauver nos lits du déluge.

« Jadin accourut, accompagné du mousse,qui portai une lanterne, tandis que Nunzio, qui avait l’œil à tout,tirait à lui la porte de la cabine, afin qu’une seconde vague nesubmergeât point tout à fait notre établissement. Nous roulâmesaussitôt nos matelas, qui heureusement, étant de cuir, n’avaientpas eu le temps de s’imbiber. Nous les plaçâmes sur des tréteaux,afin qu’ils planassent au-dessus des eaux comme l’Esprit duSeigneur ; nous suspendîmes nos draps et nos couvertures auxportemanteaux qui garnissaient les parois intérieures de notrechambre à coucher ; puis, laissant à notre mousse le soind’éponger les deux pouces de liquide dans lesquels nous barbotions,nous gagnâmes le pont.

« Le vent s’était levé, comme avait ditle pilote, et à l’heure qu’il avait dite ; et, selon saprédiction encore, ce vent nous était tout à fait contraire.

Néanmoins, comme nous étions parvenus à sortirdu détroit, nous étions plus à l’aise, et nous courions des bordéesdans l’espérance de gagner un peu de chemin ; mais ilrésultait de cette manœuvre que les vagues nous battaient en pleintravers, et que, de temps en temps, le bâtiment s’inclinaittellement, que le bout de nos vergues trempait dans la mer…

« Nous nous obstinâmes ainsi pendanttrois ou quatre heures, et, pendant ces trois ou quatre heures, nosmatelots, il faut le dire, n’élevèrent pas une récrimination contrela volonté qui les mettait aux prises avec l’impossibilité même.Enfin, au bout de ce temps, je demandai combien nous avions fait dechemin depuis que nous courions des bordées, et il y avait de celacinq ou six heures. Le pilote nous répondit tranquillement que nousavions fait demi-lieue. Je m’informai alors combien de tempspourrait durer la bourrasque, et j’appris que, selon touteprobabilité, nous en aurions pour trente-six ou quarante heures. Ensupposant que nous continuassions à conserver sur le vent et la merle même avantage, nous pouvions faire à peu près huit lieues endeux jours. Le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins lecapitaine que, s’il voulait rentrer dans le détroit, nousrenoncions momentanément à aller plus loin.

« Cette intention pacifique était à peineformulée par moi que, transmise immédiatement à Nunzio, elle fut àl’instant même connue de tout l’équipage. Le speronaretourna sur lui-même comme par enchantement ; la voile latineet la voile de foc se déployèrent dans l’ombre, et le petitbâtiment, tout tremblant encore de sa lutte, partit vent arrièreavec la rapidité d’un cheval de course. Dix minutes après, lemousse vint nous dire que, si nous voulions rentrer dans notrecabine, elle était parfaitement séchée, et que nous y retrouverionsnos lits, qui nous attendaient dans le meilleur état possible. Nousne nous le fîmes pas redire à deux fois, et, tranquilles désormaissur la bourrasque, devant laquelle nous marchions en courrier, nousnous endormîmes au bout de quelques instants.

« Nous nous réveillâmes à l’ancre, justeà l’endroit d’où nous étions partis la veille ; il ne tenaitqu’à nous de croire que nous n’avions pas bougé de place, mais queseulement nous avions eu un sommeil un peu agité.

« Comme la prédiction de Nunzio s’étaitréalisée de point en point, nous nous approchâmes de lui avec unevénération plus grande encore que d’habitude pour lui demander desnouvelles certaines à l’endroit du temps.

Les prévisions n’étaient pas consolantes. Àson avis, le temps était complètement dérangé pour huit ou dixjours ; il résultait donc des observations atmosphériques deNunzio que nous étions cloués à San Giovanni pour une semaine aumoins.

« Notre parti fut pris à l’instantmême : nous déclarâmes au capitaine que nous donnions huitjours au vent pour se décider à passer du nord au sud-est, et que,si, au bout de ce temps, il ne s’était pas décidé à faire sa saute,nous nous en irions tranquillement par terre à travers plaines etmontagnes, notre fusil sur l’épaule, et tantôt à pied, tantôt àmulet ; pendant ce temps, le vent se déciderait probablement àchanger de direction, et notre speronare, profitant dupremier souffle favorable, nous retrouverait au Pizzo.

« Rien ne met à l’aise le corps et l’âmecomme une résolution prise, fût-elle exactement contraire à celleque l’on comptait prendre. À peine la nôtre fut-elle arrêtée, quenous nous occupâmes de nos dispositions locatives. Pour rien aumonde je n’aurais voulu remettre le pied à Messine.

Nous décidâmes donc que nous demeurerions surnotre speronare ; en conséquence, on s’occupa de letirer à l’instant même à terre, afin que nous n’eussions pas àsupporter l’ennuyeux clapotage des vagues, qui, dans les mauvaistemps, se fait sentir jusqu’au milieu du détroit ; chacun semit à l’œuvre, et, au bout d’une heure, le speronare,comme une carène antique, était tiré sur le sable du rivage étayé àdroite et à gauche par deux énormes pieux, et orné à son bâbordd’une échelle à l’aide de laquelle on communiquait de son pont à laterre ferme. En outre, une tente fut établie à l’arrière du grandmat, afin que nous pussions nous promener, lire et travailler àl’abri du soleil et de la pluie ; moyennant ces petitespréparations, nous nous trouvâmes avoir une demeure infiniment plusconfortable que ne l’eût été la meilleure auberge deSan-Giovanni.

« Au reste, le temps que nous avions àpasser ainsi ne devait point être perdu. Jadin avait ses croquis àrepasser et moi, j’avais arrêté le plan de mon drame de Paul John,dont ne me restait plus que quelques caractères à mettre en reliefquelques scènes à compléter. Je résolus donc de profit de cetteespèce de quarantaine pour accomplir ce travail, qui devaitrecevoir à Naples sa dernière touche, et dès le soir même, je memis à l’œuvre. » Voilà ce que je trouve sur mon journal devoyage, et ce que je transcris ici pour servir à l’histoire dudrame et du roman du Capitaine Paul, si jamais il prend àquelque académicien désœuvré l’idée d’écrire, cent ans après mamort, des commentaires sur le drame ou le roman du CapitainePaul.

Mais nous n’en sommes encore qu’audrame ; le roman viendra après.

C’est donc à bord d’un de ces petits bâtiments– hirondelles de mer, qui rasent les flots de l’archipel sicilien –sur les rivages de la Calabre, à vingt pas de San-Giovanni, à unelieue et demie de Messine, à trois lieues de Scylla, en vue de cefameux gouffre de Charybde qui a tant tourmenté Énée et sonéquipage – que le drame du Capitaine Paul fut écrit, enhuit jours, ou plutôt en huit nuits.

Un mois après, je le lisais à Naples – près duberceau d’un enfant qui venait de naître – à Duprez, à Ruolz et àmadame Malibran.

L’auditoire me promit un énorme succès.

L’enfant qui était au berceau et qui dormaitau bruit de ma voix comme au murmure berceur des chants de sa mère,était cette charmante Caroline qui est aujourd’hui une de nospremières cantatrices.

À cette époque, elle s’appelait Lili ; etc’est encore aujourd’hui, pour les vieux et fidèles amis de Duprez,le seul nom qu’elle porte.

Troisième phase. – Déception.

Je revins en France vers le commencement del’année 1836 : mon drame du Capitaine Paul étaitcomplètement achevé et prêt à être lu.

Avant que je fusse à Paris, Harel savait queje ne revenais pas seul.

La dernière pièce que j’avais donnée authéâtre de la Porte-Saint-Martin était Don Juan el Marana,que l’on s’est obstiné à appeler Don Juan de Marana.

Don Juan avait réussi ; maisDon Juan portait avec lui pour Harel du moins, la tache dupéché originel.

Don Juan n’avait pas de rôle pourmademoiselle George.

Harel, sous ce rapport, était non pasl’aveuglement, mais le dévouement incarné ; – pendant tout letemps qu’il fut directeur, son théâtre demeura un piédestal pour lagrande artiste, à laquelle il avait voué un culte.

Auteurs, acteurs, tout lui étaitsacrifié ; si la divinité splendide qu’il adorait eût eu pourses prêtres les exigences de la mère Cybèle, Harel eût rendu undécret pareil à celui qui régissait les corybantes.

Heureusement que George était une bonne déessedans toute la force du terme, et qu’il ne lui passa jamais parl’esprit d’user de son pouvoir dans toute sa rigueur.

À peine Harel sut-il donc que je revenais avecun drame et que, dans ce drame, il y avait un rôle pour George,qu’il accourut à la maison.

– Eh bien, me dit-il, tout en découvrant laMéditerranée, – c’est de lui le mot, rendons à César ce quiappartient à César ! – nous avons donc pensé à notre grandeartiste ?

– Vous voulez parler du CapitainePaul ?

– Je veux parler de la pièce que vous avezfaite… Vous avez fait une pièce, n’est-ce pas ?

– Oui, j’ai fait une pièce, c’est vrai.

– Eh bien, voilà tout… Vous avez fait unepièce : jouons-la.

– Bon !… pour qu’il lui arrive ce qui estarrivé à Don Juan.

Harel prit une énorme prise : c’était sonmoyen d’attente, chaque fois qu’un moment d’embarras l’empêchait derépondre à l’instant même.

– Don Juan, dit-il, DonJuan… certainement, c’était un bel ouvrage ; mais, moncher, voyez-vous, il y avait des vers.

– Pas beaucoup.

– C’est vrai… Eh bien, si peu qu’il y enavait, ils ont fait du tort à l’ouvrage…

Le Capitaine Paul n’est pas en vers,n’est-ce pas ?

– Non ; tranquillisez-vous.

– Il y a un rôle… pour George… m’a-t-on…

– Oui ; mais probablement qu’elle n’envoudra pas.

– De vous, mon ami, elle le prendra les yeuxfermés. Et pourquoi n’en voudrait-elle pas ?

– Pour deux raisons.

– Dites.

– La première, parce que c’est un rôle demère.

– Elle ne joue que cela ! Voyons laseconde raison.

– La seconde, parce qu’elle a un fils.

– Après ?

– Et qu’elle ne voudra jamais être la mère deBocage.

– Bah ! elle a bien été la mère deFrédérick.

– Oui ; mais le rôle de Gennaro n’avaitpas l’importance du rôle du Capitaine Paul ; elledira que la pièce n’est point à elle.

– Bon ! et la Tour deNesle ! la pièce était à elle peut-être ! elle l’ajouée hier pour la quatre cent vingtième fois. À quand lalecture ?

– Vous le voulez, Harel ?

– Je vous apporte un traité : millefrancs de prime, dix pour cent de droits, soixante francs debillets ; tenez, vous n’avez plus qu’à signer.

– Merci. Harel : nous lisons demain, maissans traité.

– Nous lisons demain ?

– Oui.

– Qui voulez-vous à la lecture ?

– Mais vous, George et Bocage, voilà tout.

– À quelle heure ?

– À une heure.

– Est-ce long ?

– Trois heures de représentation.

– C’est la bonne mesure, on peut jouer troisactes avec cela.

– Et même cinq.

– Hum ! hum !

– Vous en avez bien joué sept avec la Tourde Nesle.

– C’était dans les jours néfastes ; maisces jours-la sont passés, Dieu merci !

– Vous êtes toujours chef de bataillon dans lagarde nationale ?

– Toujours.

– Je ne m’étonne plus de la tranquillité deParis. À demain.

– À demain.

Le lendemain, à une heure, nous étions dans leboudoir de George ; George toujours belle et couchée dans sesfourrures, Bocage toujours blagueur, Harel toujours spirituel.

– Eh bien, me dit Bocage, vous voilà donc,vous ?

– Oui, me voilà.

– Qu’est-ce qu’on me dit ? on me dit quevous avez découvert la Méditerranée ?

– On a bien fait de vous le dire, monami ; vous n’auriez pas trouvé cela tout seul.

– Et, à ce qu’il paraît, vous avez fait unrôle pour George ?

– J’ai fait une pièce pour moi.

– Comment, pour vous ?

– Ce qui veut dire qu’elle ne seraprobablement pas du goût de tout le monde.

– Pourvu qu’elle soit du goût du public.

– Vous savez que ce n’est pas toujours uneraison pour qu’elle soit bonne.

– Enfin, nous allons voir.

– Lisons, lisons, dit Harel.

La place me portait malheur. C’était à la mêmeplace que j’avais lu Antony à Crosnier.

Après le premier acte, qui est assez brillantet tout entier au Capitaine Paul, Bocage s’était frotté les mainset s’était écrié :

– Eh bien, le voyageur, il n’est donc pasencore si usé qu’on le dit ?

Ainsi, voyez, chers lecteurs, en 1836, il y ajuste vingt-cinq ans de cela, on disait déjà que j’étais usé.

Mais, dès ce premier acte, tout au contraire,George avait commencé de s’assombrir.

– Mon cher Harel, dis-je en souriant, je croisque le baromètre est à la pluie.

– Il faudra voir, dit Harel, il faudra voir.On ne peut pas juger d’après un premier acte.

Comme je l’avais prévu, le baromètre passa dela pluie à l’averse, de l’averse à l’orage, et de l’orage à latempête.

Le pauvre Harel était au supplice : ilentassait prises sur prises.

Au troisième acte, il sonna pour qu’on luiremplît sa tabatière.

George ne soufflait pas le mot.

Bocage commença à me trouver plus usé que lepublic n’avait dit.

La lecture finit au milieu de la consternationgénérale.

– Eh bien, fis-je à Harel, je vous l’avaisbien dit.

– Le fait est, mon cher, dit Harel en sebourrant le nez de tabac, le fait est que, cette fois, là,franchement, il faut vous dire ces choses-là en ami, je crois quevous vous êtes trompé.

– C’est l’avis de George surtout ;n’est-ce pas, George ?

– Moi… vous savez bien que je n’ai pas d’avis.Je suis engagée au théâtre de M. Harel ; je joue lesrôles qu’on me distribue.

– Pauvre victime ! Eh bien,rassurez-vous, ma chère George, vous ne jouerez pas celui-là.

– Cependant je ne dis pas qu’en faisantquelques corrections…

– En coupant le rôle du capitaine Paul, parexemple ?

– Allons, bien, voilà que vous pensez que jene veux pas jouer le rôle à cause de M. Bocage.

– Vous ne voulez pas jouer le rôle parce qu’ilne vous convient pas, chère amie, voilà tout. J’ai prévenuHarel ; c’est lui qui s’est entêté, prenez-vous-en à lui.Seulement vous savez, Harel…

– Quoi, cher ami ?

– Notre lecture reste entre nous ; lapièce ne vous convient pas, elle peut convenir à un voisin.

– Comment donc ! c’est faire…

Et, tout en portant son pouce et son index àson nez pour absorber une dernière prise de tabac, Harel appuya lamain sur son cœur.

Je roulai mon manuscrit, j’embrassaiGeorge.

– Sans rancune, chère, lui dis-je.

– Oh ! me répondit George, vous savezbien que ce n’est point de cela que je vous en veux.

– Je m’en vais avec vous, dit Bocage.

– Non, non, restez, cher ami ; je croisque vous êtes en froid avec votre directeur et votre directrice,c’est une occasion de vous raccommoder.

Et je sortis.

Le lendemain, la première personne que jerencontrai me dit :

– Vous voilà donc revenu, vous ?

– Sans doute.

– Oui, oui, oui, j’ai lu cela ce matin dans lejournal.

– Comment ! le journal a eu la bontéd’annoncer mon retour en France ?

– Indirectement.

– Ah !

– Oui… à propos d’une pièce que vous avez lueà la Porte-Saint-Martin.

– Et qui a été refusée ?

– Le journal a dit cela ; mais je supposeque ce n’est pas vrai ?

– Hélas ! mon cher, c’est la véritépure.

– Mais qui donc a fait mettre cela dans lesjournaux ?

– Personne.

– Comment, personne ?

– Mon cher, ces choses-là se trouvent toutescomposées ; le metteur en pages les rencontre sur le marbre etles insère par erreur.

L’erreur faite, il en est désespéré mais quevoulez-vous ?

– Ah ! n’importe, c’est bien malveillant.– Ah ! cher ami que vous avez d’ennemis !

Et la première personne s’éloigna en levantles bras au ciel.

Pendant huit jours, ce fut la même gamme.

Il va sans dire qu’après ce concert deplaintes funèbres, qu’après tous ces discours prononcés sur latombe de l’auteur d’Henri III et d’Antony, aucundirecteur n’eut l’idée de demander à jouer le CapitainePaul.

Pauvre Capitaine Paul ! il étaitregardé comme un posthume !

Quatrième phase. – Transformation.

Cependant, vers 1835, je crois, laPresse s’était fondée, et j’y avais inventé leroman-feuilleton.

Il est vrai que l’essai n’avait pas étéheureux. Girardin ne m’avait livré qu’un feuilleton hebdomadaire etj’avais débuté par la Comtesse de Salisbury, qui n’est pasune de mes meilleures choses.

En feuilleton quotidien, le roman eût pu sesoutenir.

En feuilleton hebdomadaire, il ne fit aucuneffet.

Mais les autres journaux n’en adoptèrent pasmoins ce nouveau mode de publication.

Le Siècle m’envoya Desnoyers.

Louis Desnoyers est un de mes plus vieuxcamarades. Nous avions fait de l’opposition littéraire et politiqueensemble dès 1827. Nous avions fondé, avec Vaillant – je ne sais cequ’il est devenu – et Dovalle, qui a été tué en duel, un journalintitulé le Sylphe ; on oublia ce titre pourl’appeler le Journal rose, attendu qu’il était imprimé surpapier rose ; sa couleur lui avait valu de nombreuxabonnements de femmes.

À quoi tient le succès !

La révolution de Juillet tua le Journalrose ! Mira tua Dovalle. J’étais vice-président de lacommission des récompenses nationales : je fis Vaillantsous-officier et l’envoyai en Afrique, où les Arabes, selon touteprobabilité, ont tué Vaillant.

Il y avait bien longtemps que nous ne nousétions vus, Desnoyers et moi.

D’abord, j’arrivais d’un long voyage ;puis les gens qui ont beaucoup à faire ne se voient pas.

Le Siècle ne pouvait donc choisir unambassadeur qui me fût plus sympathique. Aussi, depuis vingt ans,est-il accrédité près de moi.

Il fut convenu que je donnerais auSiècle un roman en deux volumes.

Connu comme auteur dramatique, je l’étais trèspeu comme romancier.

Au théâtre, j’avais donné Henri III,Christine, Antony, la Tour de Nesle, Teresa, Richard Darlington,Don Juan el Marana, Angèle et Catherine Howard, jecrois.

En librairie, j’avais publié seulement mesImpressions de voyage en Suisse, mes Scènes historiques du temps deCharles VI, la Rose rouge et quelques feuilletons de laComtesse de Salisbury.

Le Siècle était un journal à trentemille abonnés.

Il s’agissait d’y avoir un succès.

Je signai mon traité avec le Siècle,me réservant le choix du sujet, m’engageant seulement à ce que leroman n’eût pas plus de deux volumes.

Seulement le Siècle était pressé.

Je promis de lui donner les deux volumes dansun mois.

Desnoyers alla porter mon engagement auSiècle.

Je voulais en avoir le cœur net. Je prétendaisà part moi qu’il y avait un succès dramatique dans le CapitainePaul ; il devait, par conséquent, y avoir un succèslittéraire.

Tout roman ne peut pas faire un drame, maistout drame peut faire un roman.

Les beaux romans qu’on eût faits avecHamlet, avec Othello, avec Roméo etJuliette, si Shakespeare n’en avait pas fait trois magnifiquesdrames !

Je me mis donc à étudier la marine avec monami Garnerey le peintre ; Garnerey, qui a eu depuis un si beausuccès en publiant ses Pontons.

Garnerey se chargea, en outre, de revoir mesépreuves.

Au bout du mois, le drame en cinq actes étaitdevenu un roman en deux volumes.

Maintenant, disons comment le drame reparut àson tour sur l’océan littéraire, et comment le CapitainePaul fit son chemin, quoiqu’il montât une humble péniche,nommée le Panthéon, au lieu de monter cette frégate desoixante-quatorze que l’on appelait la Porte-Saint-Martin.

Cinquième phase. – Résurrection.

Mon drame refusé par Harel, je l’avais porté àmon ami Porcher.

Je n’ai pas besoin de vous dire ce que c’estque mon ami Porcher, chers lecteurs ; si vous me connaissez,vous le connaissez ; si vous ne le connaissez pas, ouvrez mesMémoires, année 1836, et vous ferez connaissance avec lui.

Je lui avais dit :

– Mon cher Porcher, gardez-moi cedrame-là ; Harel n’en veut pas : mademoiselle George n’enveut pas, Bocage n’en veut pas mais d’autres en voudront.

Porcher secoua la tête.

Porcher ne pouvait pas croire que troissommités comme Harel, George et Bocage se trompassent.

Il aimait naturellement mieux croire quec’était moi qui me trompais.

N’importe ! comme le CapitainePaul ne tenait pas grande place et ne coûtait pas cher ànourrir, il plia proprement les cinq actes les uns contre lesautres et les mit dans son armoire.

Ils y sommeillaient bien tranquillement depuiscinq mois lorsque le Siècle annonça le CapitainePaul, roman en deux volumes, par Alexandre Dumas.

La première fois que je revis Porcher.

– À propos, me dit-il, faut-il que je vousrenvoie votre Capitaine Paul ?

– Pourquoi cela, Porcher ?

– Ne paraît-il pas dans leSiècle ?

– En roman, Porcher, pas en drame.

– C’est que, lorsqu’il aura paru en roman ilsera bien plus difficile à placer encore que lorsqu’il étaitinédit.

Pauvre Capitaine Paul ! voyezdans quelle situation fâcheuse il était.

– Difficile à placer ! au contraire,dis-je à Porcher, cela le fera connaître.

Porcher secoua la tête.

– Porcher, écoutez bien ce que vous ditNostradamus. Il y aura une époque où les libraires ne voudrontéditer que des livres déjà publiés dans les journaux. Et où lesdirecteurs ne voudront jouer que des drames tirés de romans.

Porcher secoua une seconde fois la tête, maisbien plus fort que la première fois.

Je quittai Porcher.

Le Capitaine Paul inaugura auSiècle, la série de succès que nous obtînmes depuis avecle Chevalier d’Harmental, les TroisMousquetaires, Vingt ans après et le Vicomte deBragelonne.

Succès si grands, que le Siècle,jugeant que je n’en aurais plus jamais de pareils, alla, après lapublication de Vingt ans après, porter à Scribe un traité,où la somme était restée en blanc.

Scribe se contenta de demander, par volume,deux mille francs de plus que moi.

Perrée trouva la prétention si modeste, qu’ilsigna à l’instant même.

Scribe publia Piquillo Alliaga.

Revenons au Capitaine Paul.

Malgré le succès du Capitaine Paul enroman, les directeurs ne mordaient pas au drame.

Porcher triomphait.

Chaque fois que je rencontraisPorcher :

– Eh bien, disait-il, le CapitainePaul ?

– Attendez, lui disais-je.

– Vous voyez bien que j’attends, merépondait-il.

En 1838, une grande douleur me fit quitterParis et chercher la solitude aux bords du Rhin.

J’étais à Francfort, je reçus une lettre d’unde mes amis, qui m’écrivait :

« Mon cher Dumas,

« On vient de jouer votre Capitaine Paulau Panthéon ; est-ce de votre consentement ?

« Si c’est de votre consentement, commentl’avez-vous donné ?

« Si ce n’est pas de votre consentement…comment le souffrez-vous ?

« Un mot et je me charge d’arrêter cescandale.

« À vous.

« J. D.

« On ajoute que, comme personne ne veutcroire que la pièce soit de vous, le manuscrit original est exposédans le foyer. »

Je ne répondis même pas.

Que m’importait le Capitaine Paul,mon Dieu ! Que m’importait la hiérarchie théâtrale :Panthéon ou Comédie-Française !

Il en résulta que le Capitaine Paulcontinua le cours de ses représentations sans être inquiété lemoins du monde, et que mes amis éplorés levèrent en chœur les brasau ciel en disant :

– Pauvre Dumas ! il en est réduit à fairejouer ses pièces au Panthéon.

Je puis dire que, s’il y a un homme qui futplaint hautement, c’est moi.

J’étais plus qu’usé, j’étais passé ;j’étais plus que passé, j’étais trépassé.

Personne n’avait songé à me plaindre pourl’irréparable perte que j’avais faite.

J’avais perdu ma mère.

Tout le monde me plaignait parce que ma pièceavait été jouée au Panthéon.

O mon Dieu ! quel admirable caractèrevous m’avez donné, que je ne suis pas devenu plus misanthrope quele misanthrope, plus Alceste qu’Alceste, plus Timon queTimon !

Je revins à Paris.

On ne jouait plus le Capitaine Paul.Il avait eu quelque chose comme soixante représentations.

Mais on en parlait toujours.

Jamais la littérature contemporaine n’avait eule cœur si pitoyable.

Porcher me croyait furieux contre lui.

Enfin il se décida à venir me voir.

Je le reçus comme d’habitude, le cœur, la mainet le visage ouverts.

– Vous n’êtes donc point fâché contremoi ? dit-il.

– Pourquoi cela, Porcher ?

– Mais à cause du Capitaine Paul.

Je haussai les épaules.

– Je vais vous expliquer cela, me ditPorcher.

– Quoi ?

– Comment la pièce a été jouée auPanthéon ?

– Inutile.

– Si fait.

– Vous y tenez ?

– Oui, mon cher : une bonne action quevous faisiez sans vous en douter.

– Tant mieux, Porcher ! Dieu me tiendrapeut-être compte de celle-là.

– Vous savez que c’est Théodore Nezel qui estdirecteur du Panthéon ?

– Votre gendre ?

– Oui.

– Je ne le savais pas.

– Eh bien, le théâtre ne faisait pasd’argent ; mon gendre ne savait où donner de la tête ; jelui ai dit : Ma foi, tiens, Nezel, j’ai là une pièce de Dumas,essayes-en. – Mais Dumas ? – Quand Dumas saura que sa pièce apeut-être sauvé une famille, il sera le premier à me dire que j’aibien fait. – Cependant, si on lui écrivait ? – Cela prendraitdu temps, et tu dis que tu es pressé. d’ailleurs je ne sais pas oùil est. – Vous répondez de tout ? – Je réponds de tout. »Alors Nezel a emporté la pièce ; elle a été bien montée, bienjouée ; elle a eu un énorme succès ; enfin elle a donnévingt mille francs de bénéfice au Panthéon, ce qui est énorme.

– Et elle a tiré votre gendre d’affaire, moncher Porcher ?

– Momentanément, oui.

– Béni soit le CapitainePaul !

Et je tendis la main à Porcher.

– Eh ! je le savais bien, moi, dit-iltout joyeux.

– Que saviez-vous bien, mon cherPorcher ?

– Que vous ne m’en voudriez pas.

J’embrassai Porcher pour le rassurer pluscomplètement encore.

Sixième phase. – Réhabilitation.

Trois ans après, vers le mois de septembre1841, dans un des voyages que je faisais de Florence à Paris, mondomestique me fit passer une carte. Je jetai les yeux sur cettecarte et je lus : « Charlet, artiste dramatique. » –Faites entrer, dis-je à mon domestique.

Cinq secondes après, la porte se rouvrit etdonna passage à un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatreans. Je dis beau, car, en effet, il était beau dans toutel’acception du mot.

Il était de taille moyenne, mais parfaitementbien prise ; il avait d’admirables cheveux noirs, des dentsblanches comme l’émail, des yeux de femme, une voix si douce, quec’était un chant.

– Monsieur Dumas, me dit-il, je viens vousdemander deux choses.

– Lesquelles, monsieur ?

– La première, c’est que vous me permettiez dedébuter à la Porte-Saint-Martin dans le CapitainePaul.

– Accordé.

Ce n’était plus Harel qui était directeur.

– Et la seconde ?

– La seconde, c’est que vous vouliez bien êtremon parrain.

– Comment ! vous n’êtes pas encorebaptisé ?

– Dramatiquement parlant, non, j’ai joué à labanlieue sous le nom de Charlet ; mais c’est un nom quireprésente une si grande illustration en peinture, que je ne puisle garder au théâtre. J’ai déjà ma pièce de début, grâce àvous ; que, grâce à vous, j’aie aussi mon nom de début.

J’avais mon Shakespeare ouvert devantmoi ; je lisais, ou plutôt je relisais, pour la dixième fois,Richard III. Mon regard tomba sur le nom de Clarence.

– Monsieur, lui dis-je, il vous faut un nomdistingué comme votre figure, doux et harmonieux comme votrevoix : au nom de Shakespeare, je vous baptise du nom deClarence.

Le Capitaine Paul, repris au théâtrede la Porte-Saint-Martin sous le nom de Paul le Corsaire,fut joué quarante fois avec un énorme succès.

Clarence y débuta et y fit justement saréputation.

Parti de la Porte-Saint-Martin, leCapitaine Paul faisait retour à la Porte Saint-Martin.

Comme le lièvre, il revenait à son lancer.

Voilà, chers lecteurs, l’histoire véridique duCapitaine Paul, comme drame et comme roman ; vous voyez doncque j’avais bien raison de dire :

…Habent sua fata libelli !

A.D.

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