Le Cas du Docteur Plemen

Le Cas du Docteur Plemen

de Louis-Rene Delmas de Pont-Jest

À LA MÉMOIRE

DU GRAND AVOCAT CRIMINEL DU XIXe SIÈCLE

Le bien regretté maître

CHARLES-ALEXANDRE LACHAUD

Souvenir respectueux

De celui qu’il ne cessa d’honorer de son amitié.

René de PONT-JEST.

Paris, 15 avril 1887.
PROLOGUE – L’HÔTEL DE LA RUE BOISSIÈRE

Il eût été difficile de découvrir dans tout Paris une habitation d’un aspect plus gracieux que celle qui portait le numéro 164 de la rue Boissière, à Passy.

À travers les barreaux de la grille qui la défendait du côté de la voie publique, on apercevait un petit jardin que se disputaient les hortensias et les roses ; puis,au delà, une jolie construction à l’italienne, à un seul étage,dont les murs disparaissaient en partie sous la vigne vierge et le chèvrefeuille.

On eût dit un nid d’amoureux, tant il y régnait de calme, tant les visiteurs y étaient rares.

À l’intérieur de ce mignon hôtel, tout étaitconfortable, non pas de ce confortable anglais, froid, sec,méthodique, qui donne aux plus riches appartements de Londres desairs de chambres garnies et fréquemment inhabitées, mais de cetélégant et chaud confortable parisien, que les étrangers cherchentvainement à imiter.

Le meuble sévère du grand cabinet de travail,au côté gauche du rez-de-chaussée, disait bien que c’était là leséjour d’un homme studieux ; mais les fleurs dont étaitconstamment ornée la salle à manger, ainsi que les albums etbibelots d’art placés sur les tables et les consoles du salon,trahissaient la présence d’une femme jeune et pleine de goût, âmede cette paisible demeure.

En effet, il arrivait parfois que lespassants, qui ne s’étaient arrêtés devant le petit hôtel de la rueBoissière que pour en examiner le jardin, laissaient échapper unmouvement d’admiration à la vue d’une jeune fille dont la têteadorable se montrait, comme au milieu d’un cadre parfumé, à l’unedes fenêtres de la maison.

Tout ce que les voisins savaient de cettejolie enfant, c’est qu’elle se nommait Jane, avait dix-sept oudix-huit ans, était douce et charmante, et demeurait là avec sonpère, quon pensait n’être que son père adoptif,M. William Witson.

Bien que M. Witson et miss Janeparlassent tous deux très purement le français, on les croyaitétrangers, Anglais ou Américains. Les curieux avaient tentévainement d’en apprendre davantage.

Il n’y avait dans la maison que deuxdomestiques : une cuisinière – qui peut-être aurait bavardé,si elle avait eu quelque chose d’intéressant à dire, mais ellen’était entrée au service de M. Witson qu’à l’arrivée decelui-ci rue Boissière – et une femme de chambre, ne connaissantpas un mot de notre langue et ne sortant jamais sans sa jeunemaîtresse.

La maison abritait encore une cinquièmepersonne, mais nul ne se serait hasardé à l’interroger, tant elleétait de physionomie sévère et paraissait peu communicative.C’était mistress Vanwright, qui, après avoir été l’institutrice demiss Jane, qu’elle adorait, était restée près d’elle en qualité degouvernante.

Quant à William Witson, c’était un homme d’unequarantaine d’années, d’apparence robuste, à la tenue correcte, auxtraits fins et distingués. Ne portant pour toute barbe que de longsfavoris blonds, il avait quelque chose de l’officier de marine oudu magistrat.

Très matinal, il se promenait dès la premièreheure du jour dans son jardin, où miss Jane, à son réveil, venaitle rejoindre pour lui donner son front à baiser. Puis il seretirait dans son cabinet de travail, où il se mettait à parcourirfiévreusement les journaux qu’il recevait un peu de tous les paysdu monde, journaux parmi lesquels figuraient de nombreuses feuillesjudiciaires : la Gazette des Tribunaux et leDroit, de Paris ; le Police News, deLondres ; le Juristische Blætter, de Berlin ; leFreischütz, de Francfort ; la Gerichtshalle,de Vienne ; la National Police Gazette et leIllustrated Police News, de New-York.

La rapidité avec laquelle Witson lisait tousces journaux prouvait la connaissance parfaite qu’il avait deslangues étrangères. Il n’abandonnait cette lecture que pour semettre à table à dix heures, en face de miss Jane. Celle-cis’efforçait alors d’arracher celui qu’elle appelait « sonami » aux préoccupations constantes qui semblaientl’obséder.

Mais ses efforts n’avaient, le plus souvent,qu’un succès momentané.

Si Witson acceptait toujours avec unaffectueux sourire les observations de la jeune fille surl’existence trop sévère qu’il menait ; s’il lui promettait devivre moins isolé, de se distraire davantage, son regard se fixaitfréquemment sur sa jolie interlocutrice avec une expression dedouloureuse tendresse.

Il paraissait lui reprocher de si peucomprendre le but de sa vie, de ne pas deviner qu’elle était aussiintéressée que lui-même au résultat de ses travaux.

Et, sans doute pour ne pas se laisser dominerpar l’émotion qui, dans ces moments-là, s’emparait de lui, Williamse remettait à dévorer de nouveau, dans ses feuilles judiciaires,le récit de quelques-uns de ces crimes dont la cause et le butéchappent également au psychologue, crimes qui semblent commis pourle seul amour du mal, et dont les auteurs, monstres moraux, sont,pour ainsi dire, irresponsables.

Ce n’était pas là, probablement, ce quecherchait l’étranger ; car, si les articles de ce genrearrêtaient un instant son esprit, il jetait bientôt loin de lui sesjournaux, avec un mouvement de colère et de déception.

Il ne fallait rien moins qu’un baiser de Janepour le calmer.

Parfois, après avoir déjeuné rapidement,William sortait, presque toujours seul.

Ces jours-là, il se rendait alors au palais dejustice, où il avait les plus honorables relations parmi lesmagistrats, ce qui lui permettait d’être particulièrement assiduaux audiences des grands procès criminels.

À demi caché dans les rangs de la foule, bienqu’il eût une place réservée sur l’estrade, derrière la Cour, ilsuivait les débats avec un vif intérêt.

Évidemment il était là en romancier ou encriminaliste, estimant que, si misérable que soit l’homme quidéfend son honneur ou sa tête, il ne devrait jamais être donné enspectacle aux désœuvrés et aux femmes atteintes de cette forme denévrose : la curiosité malsaine.

Ce qui frappait ceux avec lesquels notremystérieux personnage échangeait ses impressions pendant lessuspensions d’audience, c’était son érudition en jurisprudence, enprocédure, en toutes matières, pour ainsi dire, et son indulgence,sa pitié pour les accusés, si grands, si avoués que fussent leurscrimes.

« On ne sait pas, répétait-il volontiers,on ne sait jamais ! Souvent il n’y a pas plus de raison pourcroire aux aveux d’un prévenu qu’il n’y en a pour accepter sesdénégations. Le travail qui se fait dans l’esprit de celui qu’on abrusquement isolé doit compter pour beaucoup. On ne se représentepas assez les tortures physiques de la prison préventive,non plus que les angoisses morales de l’instructioncriminelle.

« Aux prises avec un magistrat habile,pressé de questions inutiles et cependant répétées sous milleformes différentes, humilié par ce juge, qui, ne cherchant qu’uncoupable et voulant le trouver dans celui qu’il interroge, luiparle sur un ton malveillant, le trouble, lui tend tous les pièges,guette ses moindres paroles pour les dicter à son greffier, endonnant à ces paroles l’interprétation qui lui convient ; auxprises, dis-je, avec cet inquisiteur impitoyable, le prévenu perdsouvent la tête, et la confusion de ses réponses, les rétractationsqu’il tente, les explications nouvelles qu’il donne, tout est mis àsa charge. S’il se défend avec trop d’énergie, c’est qu’il comprendquel danger il court, qu’il s’était préparé à la lutte, qu’il veutégarer la justice. Donc il est coupable. Son indignation n’estqu’une comédie et doit éloigner de lui toute pitié. Si, aucontraire, il balbutie, courbe le front, rougit ou pâlit, ne trouverien à dire, c’est qu’il comprend combien il lui serait impossiblede repousser les faits relevés contre lui. Sa culpabilité est doncévidente. S’il rit, c’est de cynisme ; s’il pleure, c’estd’épouvante. »

Lorsqu’on le mettait sur ce terrain, Witson netarissait pas, son calme ordinaire l’abandonnait, le sang luimontait au visage ; il était visible qu’il ne comprimaitqu’avec peine les sentiments violents qui l’agitaient. Il étaitsurtout d’une sévérité excessive, presque brutale pour les médecinslégistes, ces auxiliaires indispensables, mais si dangereux, de lajustice.

« Ce qu’il y a de terrible,poursuivait-il à ce sujet, c’est quand l’instruction criminelle aappelé à son aide quelques-uns de ces savants prêts à toutsacrifier à un système, ne voyant rien en dehors de leur école,incapables, par orgueil, de revenir sur une erreur. Plutôt que dechanger un iota aux conclusions de leurs rapports, ils laisseraientcondamner dix innocents ; plutôt que de reconnaître qu’ils sesont trompés, ils inventeraient les phénomènes chimiques etphysiologiques les plus opposés à toutes les lois naturellesconnues. »

Et William racontait volontiers, à propos dece point spécial, l’épouvantable erreur judiciaire dont avait étévictime une jeune femme de Douai, quelques années auparavant.

Poursuivie, arrêtée et incarcérée sous laprévention d’infanticide, mise au secret, pressée, torturée pendantdeux mois par son juge d’instruction, menacée de la prolongationindéfinie de son emprisonnement préventif si elle n’avouait pas,cette malheureuse finit par se reconnaître coupable. Traduite encour d’assises, elle fut condamnée à cinq ans de prison, et, moinsde trois mois après sa condamnation, elle accouchait à terme à lamaison centrale de Melun. De sorte qu’en s’en rapportant aux datesfixées par l’instruction même, cette pauvre fille était enceinte dequatre mois au moment précis où on prétendait qu’elle avait mis aumonde et tué son enfant.

Mais cette démonstration matérielle del’innocence ou, mieux encore, de l’impossibilité de la culpabilitéde cette femme ne troubla pas plus le médecin légiste que lesmagistrats qui l’avaient condamnée.

Le docteur que le parquet s’était adjointdémontra par a + b, dans un savant rapport,qu’il s’était trouvé, dans le cas dont il s’agissait, en présenced’une grossesse double, de deux conceptions indépendantes l’une del’autre, ayant des dates différentes, ce qu’on appelle unesuperfétation, phénomène qui n’était pas sans précédent. C’étaitdire une énormité, car si le fait s’est présenté çà et là, chez lesanimaux, en particulier dans la race chevaline, il n’est pasreconnu comme vérité incontestable dans la race humaine, et sansentrer ici dans des développements qui nous conduiraient trop loin,les physiologistes n’admettent la superfétation que dans desconditions particulières que n’avait pas offertes la femme encause. De plus, il était permis de n’avoir qu’une confiance limitéedans l’expérience du docteur auquel cette malheureuse avait euaffaire, puisqu’en constatant son récent accouchement il ne s’étaitpas aperçu qu’elle était enceinte de cinq mois. On le voit,l’accusée aurait dû tout au moins bénéficier du doute. Mais queserait devenue l’infaillibilité de la médecine légale et de lajustice ? Et la condamnation fut bel et bien maintenue.

Le bureau des grâces daigna seulement abrégerla peine de la victime de cette monstrueuse erreur.

Lorsqu’il sortait de l’une de ces audiencesd’assises où il avait eu l’occasion d’émettre ses idées surl’instruction criminelle, Witson rentrait chez lui plus splénétiqueque jamais, et miss Jane, pendant plusieurs jours, tentait de vainsefforts pour le distraire.

Cependant la jolie enfant s’y employait detoute son âme, car l’affection qu’elle avait vouée à son ami étaitprofonde. Elle hésitait parfois à l’exprimer, ayant remarqué cefait étrange : lorsqu’elle se montrait trop empressée auprèsde lui, il devenait plus froid et plus réservé, et quand, aucontraire, elle le négligeait un peu, sa tendresse se faisait plusexpansive. Il semblait craindre par moments d’être trop aimé, etpar d’autres de l’être trop peu.

On eût juré que, dans Jane, tout à la fois iladorait l’enfant et craignait la femme.

La vérité, c’est que William était violemmentépris de cette jeune fille qu’il avait recueillie dix annéesauparavant, et qu’il s’efforçait de dissimuler cet amour comme s’ilétait un crime. Craignant de se trahir, il avait formé plusieursfois le projet de se séparer d’elle ; mais, au moment de luifaire part de sa résolution, le courage lui avait manqué, et rienn’avait été changé à la vie commune.

L’Américain souffrait visiblement de cettelutte ainsi que du silence qu’il s’était imposé ; cependantmistress Vanwright lui avait en vain conseillé d’agirautrement.

En apprenant par l’excellente femme que lecœur de sa fille adoptive lui appartenait tout entier, Williamavait pâli et s’était écrié :

– Non, je n’oserai jamais lui révélerl’horrible secret qui nous sépare. Peut-être memaudirait-elle ! Le mieux est de me taire, lors même que jedevrais souffrir cent fois plus encore. Elle est jeune, belle, bienélevée, et riche, puisque je le suis ; détournez-la demoi ; elle aimera un jour ; ce jour-là, elle seraheureuse ; je disparaîtrai, et ma faute sera expiée.

Quant à miss Jane, qui ne savait rien destourments intimes de son ami, elle mettait ses variations decaractère ainsi que ses accès de taciturnité sur le compte de sestravaux et de ses recherches, dont elle ignorait le but, et ellel’aimait davantage de jour en jour, sans s’interroger, dans sanaïveté, sur la nature de cette affection.

Ce dont elle était certaine, c’est qu’ellen’aurait pu en ressentir aucune autre. William Witson était toutpour elle. Elle se souvenait bien qu’elle n’avait pas toujours vécuauprès de lui ; elle se rappelait vaguement une époquelointaine où, tout à coup, elle s’était trouvée seule, séparéebrusquement d’une jeune femme, sa mère sans doute, qui s’étaitéloignée en pleurant, après l’avoir couverte de baisers.

Dans quel pays et à quelle époque celas’était-il passé ? Sur ce point, sa mémoire lui faisaitdéfaut, et elle avait interrogé inutilement son institutrice à cesujet.

En lui affirmant qu’elle n’était près d’elleque depuis une dizaine d’années, que c’était M. Witson quil’avait chargée de son éducation et que, par conséquent, elleignorait tous les faits antérieurs à son entrée dans la maison,mistress Vanwright avait mis fin aux questions embarrassantes de lajeune fille.

Celle-ci s’était alors hasardée à interrogerWilliam ; mais, à ses premiers mots, il lui avaitrépondu :

– Vous n’avez pas connu votre mère, machère enfant ; vous étiez trop jeune lorsque vous l’avezperdue, et c’est parce que vous étiez sans famille que je vous airecueillie, adoptée, élevée, aimée comme ma fille chérie. Si vousêtes heureuse, ne cherchez pas à en savoir davantage.

Tout cela avait été dit si tristement que Janes’était jetée au cou de son ami en lui demandant pardon de sonindiscrétion, et, depuis cette époque, elle avait renoncé àapprofondir le mystère de son enfance pour être tout entière auprésent, dont un seul point la préoccupait.

Elle se demandait avec une sorte d’épouvanteet une curiosité bien féminine pourquoi son père adoptif allaitainsi d’un pays à un autre, changeant de nom et se mêlant auxaventures les plus dramatiques, au mépris de tout danger, commes’il y fût forcé par le devoir.

Elle se rappelait que, cinq ou six ansauparavant, il s’était absenté de New-York, où il l’avait laisséesous la garde de mistress Vanwright, et qu’elle lui avait écrit àParis, à l’adresse de William Dow ; et l’année précédente,lorsqu’il l’avait emmenée à Boston, il s’était fait appeler CharlesMurray. Aujourd’hui, il était devenu William Witson.

De tous ces noms, quel était véritablement lesien ? Quel était donc le but de cette existence étrange,tourmentée, sombre souvent, toujours mystérieuse ?

La jeune fille ne pouvait le comprendre, et,en raison de cette ignorance, elle vivait dans une inquiétudeincessante, qu’elle s’efforçait toutefois de dissimuler, dans lacrainte de déplaire à celui qui était tout pour elle.

Les choses en étaient là dans le petit hôtelde la rue Boissière, quand, un matin, après le déjeuner, William,qui s’était mis, comme de coutume, à lire ses journaux, jeta tout àcoup un cri de surprise.

– Qu’avez-vous donc ? lui demandaJane en abandonnant l’album qu’elle feuilletait.

– C’est bizarre, répondit l’Américain,dont la physionomie s’était animée. Oh ! cela n’est pas fortintéressant pour vous. C’est un simple fait divers, comme lesfeuilles judiciaires en publient tant chaque jour, que je trouvedans la Gazette des Tribunaux ; mais il arrive que jeconnais le nom d’un des personnages dont il est question. Il s’agitd’une femme qui est notre compatriote.

– Je ne puis pas en savoirdavantage ?

– Si vraiment. Tenez, écoutez !

Et Witson, reprenant son journal, lut à hautevoix :

« On nous écrit de Vermel :« Notre ville, si calme d’ordinaire, est sous le coup d’uneémotion profonde, causée par un événement entouré de mystère. Il ya une quinzaine de jours, le riche manufacturier Raymond Deblain,dont la santé paraissait excellente, a été trouvé mort, le matin,par son valet de chambre. Un des honorables docteurs de notreville, appelé aussitôt, n’a pu que constater ce décès presquesubit, qu’il a attribué à une angine de poitrine, et les obsèquesde M. Deblain ont eu lieu avec le concours d’une fouleconsidérable ; puis soudain, au moment où notre regrettécompatriote était déjà un peu oublié, son exhumation a été ordonnéepar le parquet, et le corps a été transporté à l’amphithéâtre del’École de médecine. Le savant docteur Plemen est chargé d’en fairel’autopsie. On parle d’empoisonnement ; mais on comprend quela plus grande réserve nous est imposée.

« M. Deblain, qui avait à peinequarante-cinq ans, jouissait de l’estime générale. Il avait épousé,il y a trois ans, à Philadelphie, une jeune et jolie Américaine,miss Rhéa Panton, dont l’arrivée produisit à Vermel une vivesensation. C’était un ménage fort uni. La maison des Deblain étaitgaie, constamment pleine d’amis.

« Nous devons nous abstenir de répétertout ce qui se dit à propos de cet événement, aussi bien parrespect pour ceux que frappe un aussi grand malheur que pour ne pasentraver l’action de la justice. »

L’article se terminait là.

– Alors c’est cette dame que vousconnaissez ? demanda miss Jane à William.

– Je l’ai vue souvent, lorsqu’elle étaitenfant, répondit-il ; j’étais très lié avec sa famille.

– À Philadelphie ?

– Oui, à… dans cette ville.

Witson avait rougi en se reprenant pourdire : « Dans cette ville. » au lieu derépéter : « À Philadelphie. »

– Philadelphie ! redit la jeunefille, que l’embarras de son ami n’avait pas frappée ; il mesemble que ce nom-là me rappelle des souvenirs confus.

– Cependant vous n’y êtes jamais allée,observa vivement l’Américain.

Puis, comme pour détourner sa jeuneinterlocutrice des pensées qu’elle semblait suivre, ilreprit :

– Demain ou après, nous en sauronsdavantage. Je vais me faire adresser tous les journaux de Vermel.Pauvre petite femme, déjà veuve ! Elle doit avoir à peinevingt et un ans. C’était la plus ravissante enfant qu’on pût voir.Comment son père l’a-t-il mariée à un Français, et à un homme dudouble de son âge ? Si elle n’a pas d’enfant, elle retournerasans doute en Amérique. Enfin, attendons.

Le surlendemain, William, qui avait reçu lestrois journaux de Vermel, n’y trouva rien de nouveau sur la mort deM. Deblain ; mais, vingt-quatre heures plus tard, il lut,dans l’un d’eux, cette nouvelle, qui lui causa la plus viveémotion :

« À la suite du rapport de l’éminentdocteur Plemen, qui conclut à l’empoisonnement de M. RaymondDeblain par des sels de cuivre, le parquet a ordonné uneperquisition dans l’hôtel de notre infortuné concitoyen, et lerésultat de cette perquisition a été si compromettant pour sa veuveque celle-ci a été arrêtée. La ville entière est dans laconsternation. On ne peut croire à la culpabilité deMme Deblain, que son mari adorait, et qui semblaitvivre avec lui dans d’excellents rapports. On blâme généralement laprécipitation du procureur de la république et de M. Babou, lejuge d’instruction à qui cette affaire est confiée.

« Quant au docteur Plemen, il avait étéchargé d’une mission doublement pénible à remplir pour lui, car ilétait très lié avec la victime de ce drame, et l’un des intimes decette maison si hospitalière, où la jolieMme Deblain régnait en souveraine. Mais un hommetel que l’éminent praticien ne discute pas avec le devoir. Ledocteur Plemen vient de donner là un grand exemple de dévouementprofessionnel.

« Nous n’en dirons pas davantageaujourd’hui, ne voulant pas répéter les bruits romanesques quicirculent à propos de Mme Deblain. Elle est ausecret absolu dans la maison d’arrêt des Carmes ; mais noussuivrons avec soin toutes les phases de l’enquête, pour en fairepart à nos lecteurs. »

Witson avait relu plusieurs fois ce récit ens’interrompant pour s’écrier :

« Ce n’est pas possible, la fille de monvieil ami Panton n’a pu se rendre coupable d’un pareilcrime ! »

Ensuite il s’était levé et, tout en marchant àgrands pas dans son cabinet de travail, il murmurait :

– Quelle étrange chose que lehasard ! Un empoisonnement par des sels de cuivre, affirmé parun toxicologue aussi savant que le docteur Plemen… Et s’il setrompait ! Décidément je veux voir de près cette affaire,quand ce ne serait que pour le père de cette malheureusefemme !

Ces réflexions furent interrompues parl’arrivée de miss Jane.

– Eh bien ! quoi de nouveau àVermel ? demanda-t-elle à Witson.

Celui-ci la mit au courant de ce qu’il venaitd’apprendre et termina en disant :

– Je partirai ce soir.

– Vous allez encore vous éloigner ?fit-elle avec un ton de doux reproche.

– Il le faut ; je dois cela à moncompatriote Panton, dont la fille est accusée par erreur, je lejurerais.

William avait pris dans ses mains celles de safille adoptive et s’efforçait de la rassurer.

– Toutes vos absences me sont sipénibles, lui disait-elle. Il y a quelques années, lorsque vousm’avez laissée en Amérique pour venir à Paris, je n’ai éprouvéqu’un grand chagrin ; mais l’an dernier, quand vous êtes alléchez les Sioux, à la recherche de preuves contre Gobson, monchagrin s’est accru de la terreur que j’avais des dangers que vouspouviez courir. Que deviendrais-je, s’il vous arrivait unmalheur ? Il est vrai que j’en mourrais !

En s’exprimant ainsi, Jane avait appuyé sonadorable tête de vierge sur l’épaule de son ami.

– Chère enfant, répondit l’Américain enfaisant appel à toute son énergie pour paraître calme, il ne s’agitaujourd’hui de rien de semblable. Vermel est à quelques heures deParis. Je n’ai aucun péril à courir, et qui sait si je ne trouveraipas dans cette excursion la fin de ces soucis que je ne vousdissimule pas toujours assez. Ce sera peut-être là ma dernièreépreuve !

– Et la mienne aussi, murmura la jeunefille en rougissant, mais si bas que William ne l’entendit, pourainsi dire, qu’avec son cœur.

Le lendemain, après s’être muni des lettresd’introduction qui pouvaient lui être nécessaires, Witson quittaParis.

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