Le Cavalier Fortune

Le Cavalier Fortune

de Paul Féval (père)

Partie 1
LA CONSPIRATION EN DENTELLES

Chapitre 1
Où Fortune établit qu’il a une étoile.

– Monseigneur, dit Fortune, nous autres Français nous n’avons point la vanterie des Espagnols. S’il y achez nous un défaut, c’est que nous ne savons pas nous faire valoir suffisamment. Je suis brave, mes preuves sont faites, et quant à la prudence, j’en ai en vérité à revendre. À Paris, comme à Florence,à Turin et dans d’autres villes capitales, mon adresse passe en proverbe, et c’est justice, car aussitôt que j’entreprends une affaire elle est dans le sac. En me choisissant, Votre Éminence a eu la main heureuse : je lui en fais mon sincère compliment.

C’était un magnifique garçon, à la taille élégante et robuste à la fois. Il disait tout cela en souriant,debout qu’il était, dans une attitude noble mais respectueuse,incliné à demi devant un personnage aux traits sévères et fortement accentués qui portait le costume de prêtre.

Il avait, lui, notre beau jeune homme,l’accoutrement d’un cavalier d’Espagne.

La plume de son feutre, qu’il tenait à la main et dont les bords étaient relevés à la Castillane, balayait presque le sol.

L’expression de son visage était douce,franche, mais légèrement moqueuse, et ses traits auraient péché par une délicatesse un peu efféminée, sans une belle moustache soyeuse et noire, qui relevait ses crocs galamment tordus jusqu’au milieu de sa joue.

Il y avait un singulier contraste entre cette figure jeune et charmante, où s’étalait en quelque sorte effrontément toute l’insouciance d’une jeunesse aventureuse, et le front maladif de ce prêtre qui semblait courbé sous les fatigues de la pensée.

Ce prêtre était un Italien, fils de jardinier,ancien sonneur de la cathédrale de Plaisance, présentement cardinal, grand d’Espagne de première classe et ministre d’État du roi Philippe V.

Il avait nom Jules Alberoni, et voulait refaire en plein dix-huitième siècle la grande monarchie de Charles-quint.

La Suède, une portion de l’Italie, toutel’Allemagne du sud, la Turquie et jusqu’à la Russie, qui naissait àpeine à l’existence politique, étaient pour lui les éléments d’uneredoutable ligue sous laquelle il voulait écraser la France etl’Angleterre : La France, qu’il rêvait province espagnole, etl’Angleterre, où il prétendait réintégrer les Stuarts, sous cettecondition que l’Église protestante serait anéantie.

On était en 1717. Alberoni entrait dans sacinquante cinquième année et atteignait le faîte de sa puissancepolitique.

Dans toute l’Europe, les connaisseurspariaient pour lui contre l’Angleterre et la France.

Outre ces ennemis du dehors, la France avaiten effet contre elle, à ce moment, les vices compromettants durégent, les menées des fils légitimes de Louis XIV et les troublesde la province de Bretagne. Quant à l’Angleterre, le parti desStuarts y semblait si puissant en Écosse et aussi en Irlande, quela présence seule du chevalier de Saint-Georges, fils du roiJacques, devait suffire, selon la croyance générale, à déterminerune révolution.

Il nous reste à dire que la scène se passait àl’ancien palais d’été de la princesse des Ursins, dans la campagnede Alcala de Hénarès, près de Madrid.

L’œil pensif et demi-clos du cardinalinterrogeait avec distraction la riante physionomie de son jeunecompagnon.

Quand celui-ci eut achevé l’énumération de sesmérites, le cardinal dit entre haut et bas :

– Avec cela, seigneur cavalier, vous regorgezde modestie ?

– On s’accorde à le reconnaître, Monseigneur,répondit Fortune avec une entière bonne foi.

Et il salua militairement.

Un sourire où il y avait de la bonhomie vintaux lèvres pâles du Premier ministre.

– S’il vous plaît, seigneur cavalier,poursuivit-il, où avez-vous pris ce nom de Fortune ?

– J’étais certain, répliqua notre jeune homme,que Votre Éminence le remarquerait. Il sonne bien et plaît à toutle monde. Je ne l’ai pas pris, on me l’a donné. Dans le cours demes voyages, j’ai été poursuivi par une chance si constammentheureuse, que les gens se disaient : « Voici un jeunehomme qui est né coiffé, assurément ! »

– Vous êtes gentilhomme ? demanda ici lecardinal.

– Il y a cent à parier contre un, oui,Monseigneur. Ma figure et ma tournure en sont d’assez bons garants,je suppose. Mais il y a autour de ma naissance un nuage que je n’aiencore eu ni le temps ni l’occasion de dissiper. Au demeurant, celane m’inquiète point : certain ou, à peu près, d’être le filsd’un marquis ou d’un duc, il m’importe assez peu de savoir aujuste, quel est ce duc ou ce marquis. J’ai le caractèreadmirablement fait et ne me nourris jamais de mélancolie. Pour enrevenir à mon nom, ce fut en Italie, je crois, qu’on me le prêtapour la première fois… oui bien, à Milan, voici de cela deux outrois années. Je fus attaqué sur le tard, dans une petite rue quiest derrière la cathédrale ; les voleurs me jugeant sur lamine avaient cru faire un excellent coup, car on jurerait à me voirque j’ai des doublons pleins les poches.

« J’étais seul contre une demi-douzainede coquins, et perdis pied après m’être vaillamment défendu.L’histoire est assez piquante, ne vous impatientez pas,Monseigneur. Couché dans mon sang sur le pavé et ne pouvant plus medéfendre, je sentis les coquins mettre leurs mains dans mesgoussets, où il n’y avait absolument rien. Ils blasphémèrent commedes ruffians qu’ils étaient, et s’en allèrent fortmécontents ; mais au moment où le dernier se relevait, unobjet heurta ma poitrine et rendit un son harmonieux.

« Une bourse fort bien garnie, ma foi, etque le bandit avait sans doute dérobé à quelqu’un de moins heureux,mais de plus riche que moi, venait de glisser hors de sa poche.C’était un cadeau que ce scélérat me faisait malgré lui… J’avaisoublié de dire à Monseigneur que je me promenais ainsi de nuitparce que mon hôtelier, pour une misérable dette de quatorzeducats, m’avait envoyé coucher à la belle étoile. La boursecontenait cinquante doubles pistoles, mais je n’en eus pas besoinpour rentrer à mon logis. Une jalousie se releva tout auprès dulieu où j’étais tombé, une fenêtre s’ouvrit, et une voix plus douceque celle des anges… »

La main du cardinal, sèche et blanche comme univoire sculpté, fit un geste, et notre jeune homme s’inclina enajoutant :

– Monseigneur, mon histoire pourrait êtreracontée devant une carmélite. J’en abrégerai néanmoins lesdétails. La jeune dame était de la cour, et Votre Éminence sait parexpérience comme on monte vite à la cour, quand on a du bonheur etdu génie. Sans la méchante humeur du mari, qui était un homme àcourte vue et qui me fit jeter peu de temps après dans un cul debasse-fosse, je serais à présent un personnage considérable, voilàle fait certain.

– Singulier dénouement, murmura le prélat,pour une aventure qui vous mérita le nom de Fortune !

– J’en demande pardon à Votre Éminence !s’écria vivement le jeune cavalier. Je n’ai pas tout dit : lejour même où j’entrai en prison, mon logis brûla misérablementdepuis les caves jusqu’aux greniers. Sans la jalousie maladroite decet excellent seigneur, c’en était fait de moi ! En prison,d’ailleurs, je fis la connaissance d’un gentilhomme qui commandaitune bande dans l’Apennin. Nous rompîmes nos chaînes ensemble, et,voyez la filière ! ce hasard me conduisit jusqu’à Rome sousprétexte d’y être pendu. Je dis tout à Monseigneur, sachant que lesvrais politiques aiment à employer les gens qui ont une étoile. Onme pendit en effet, mais la corde cassa, et Sa Sainteté ayant eu lacuriosité de me voir, défendit qu’on recommençât avec une cordeneuve.

« J’avais fait impression sur le pèrecommun des fidèles par ma tournure galante et mon agréablecaractère : au lieu d’être pendu, feu le petitcollet[1], et Dieu sait où je serais parvenu danscette voie nouvelle si le protonotaire apostolique n’avait eu unenièce.

« Je m’éveillai un matin au châteauSaint-Ange, et il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître làl’influence de mon étoile : ma vocation est l’épée, et huitjours de plus j’avais la tonsure !

« Au lieu de cela et en moitié moins detemps, une personne charitable qui venait visiter les prisonniers,eut pitié de ma jeunesse et me donna la clef des champs. Je gagnaila mer et pris passage comme matelot à bord d’un navire quirevenait en France. Les corsaires algériens nous abordèrent en facede l’île de Sardaigne, et me voilà l’esclave des infidèles.

« Mon étoile, Monseigneur ! Pendantqu’on m’emmenait captif au pays africain, la peste était àMarseille !

« De fil en aiguille et pour ne pasennuyer Votre Éminence, je ne suis pas un bien grand sire, maisj’ai passé au travers de tous les dangers imaginables sans ylaisser ma peau et subi tous les malheurs sans y perdre monbonheur ; j’ai vécu là-dedans comme la salamandre au milieudes flammes… Si bien qu’hier je me trouvais sur le pavé de Madrid,sans feu ni lieu, avec un pourpoint troué et des bottes quin’avaient plus de semelles, lorsqu’on a crié au voleur au coin dela rue de Tolède. Tout le monde courait, j’ai fait comme tout lemonde, et les archers de la Sainte-Harmandad, me choisissant d’uncoup d’ail au milieu de la foule, m’ont mis la main au collet pourme conduire en prison.

« Mon étoile ! Il n’y aurait pas euun homme sur cent pour gagner ce lot à la loterie : Comme jem’en allais assez triste entre quatre hallebardiers, ne parlantdéjà plus, tant j’étais las de protester de mon innocence, j’aisenti un doigt qui touchait mon épaule.

« On n’est pas fier dans ces momentslà ! Je me suis retourné paisiblement et j’ai reconnu LaRoche-Laury, l’ancien écuyer de M. de Vendôme qui fut, jecrois, Monseigneur, un peu le bienfaiteur de Votre Éminence… carvous êtes venu de loin, vous aussi, et après moi je ne connaispersonne qui pût mériter si bien ce joli nom de Fortune !

« – Corbac, s’écria La Roche-Laury, je neme trompais pas ! C’est cet innocent de Raymond !

« On m’appelait ainsi avant mon aventuredu voleur, qui me fit cadeau de cinquante doubles pistoles.

« Je vis tout de suite à la contenance demes gardiens que La Roche-Laury était maintenant un hommed’importance.

« – En es tu venu à couper les boursesdans le ruisseau, Fortune, mon pauvre Fortune ? dit-ilencore.

« Et comme je protestai, il écarta meshallebardiers pour me tirer à part.

« – Ce serait pitié de te voir pendu, medit-il, tu es plus beau garçon que jamais. Veux-tu jouer un jeu àte faire casser le cou ?

« Monseigneur, La Roche-Laury pourratémoigner que je ne demandai même pas ce qu’on pouvait gagner à cejeu.

« Mon premier mot fut celui-ci :

« – La mule du pape ! Où sont lescartes pour jouer à ce jeu ?

« – Il n’y a ni cartes, ni dés, merépondit La Roche-Laury.

« – Mes drôles, ajouta-t-il ens’adressant aux hallebardiers, allez pêcher d’autre poisson, jeréponds de ce gentilhomme.

« Mon étoile ! J’eus à souper aulieu d’aller en prison, La Roche-Laury m’acheta un pourpointpresque neuf, des chausses qui peuvent encore faire un bon usage,des bottes d’excellent cuir et même quelques bouts de dentelles.Cette nuit, par la morbleu ! j’ai couché sur un lit de plume,et ce matin on m’a donné un cheval sur lequel j’ai fait huit lieuesà franc étrier pour venir vers Votre Éminence et lui dire :Ordonnez, j’obéirai !

Ayant ainsi parlé, le cavalier Fortune seredressa et attendit.

Les yeux demi fermés du cardinal rejoignirentcomplètement leurs paupières.

Vous avez l’habitude de jurer ?murmura-t-il.

Corbac ! gronda Fortune, La Roche-Laurym’avait pourtant bien prévenu de ne point dire devant vous :La mule du pape.

Il y eut un silence pendant lequel le ministresembla profondément réfléchir :

– Allez dîner, dit-il.

Fortune s’inclina.

– Après dîner, poursuivit le cardinal, vousferez un tour de promenade.

Nouveau salut de Fortune.

– Ensuite de quoi, reprit le ministre, vousvous mettrez au lit, s’il vous plaît.

– Tout cela, pensa notre cavalier, ne meparaît pas la mer à boire !

Le cardinal rouvrit les yeux etajouta :

– Demain matin vous partirez.

Fortune était tout oreilles. Il attenditquelques instants, puis voyant que l’Éminence ne parlait plus, ilse hasarda à demander :

– Pour quel pays, Monseigneur ?

Albéroni, moitié de grand homme, comédien àl’instar de tous les gens d’Italie, aimait passionnément la mise enscène. Il étudiait sans cesse l’histoire du cardinal de Richelieuet, ne pouvant mieux faire, il imitait avec soin les alluresmystérieuses de son modèle.

– Avant de vous coucher, ajouta-t-il à voixbasse, vous vous promènerez sur la route de Madrid. S’il vousarrivait de rencontrer un quidam ayant l’épaule droite plus hauteque la gauche, un taffetas vert sur l’œil et des cheveux blonds,évitez de l’entretenir ou de vous battre avec lui ; ne suivezaucune femme, défense de boire, de jouer et de jurer.

Sa blanche main montra la porte ; Fortunese confondit en révérence et sortit à reculons.

Au moment où il passait le seuil, le cardinallui dit encore :

– Votre gîte est à l’auberge des Trois-Mages,porte de l’Escurial.

Fortune se rendit fidèlement à l’hôtellerieindiquée et y dîna en conscience. Il se promena sur la route deMadrid et n’eut point la peine d’éviter conversation ou batailleavec le quidam aux épaules inégales, orné d’un taffetas vert surl’œil et coiffé de cheveux blonds crépus, car il ne rencontrapersonne à qui ce signalement remarquable pût être appliqué.

Il ne but ni ne joua, parce qu’il n’avait pasun quarto dans sa poche.

Il ne suivit point la seule femme qui croisason chemin, attendu qu’elle était vieille et laide, et s’il jura untantinet, ce fut à lui tout seul : la mule du pape !

Il était intrigué : son imaginationtravaillait. Quelle allait être sa besogne ? En tout cas, ilse disait que Son Éminence aurait bien pu lui donner quelquesquadruples en avance sur le marché.

Il rentra, soupa, se coucha et dormit comme unjuste.

Au petit jour, l’hôtelier des Trois-Magesentra dans sa chambre et lui dit :

– Le cheval de votre seigneurie est sellé etbridé, voici l’heure de partir.

Fortune sauta hors de son lit et fut prêt enun clin d’œil.

Il pensait :

– Au moment de quitter l’auberge, il faudrabien que je sache où je vais…

Sur le seuil il retrouva l’hôtelier. C’étaitun Asturien jaune et noir qui pleurait de la bile.

– Seigneur cavalier, lui dit-il, je ne vousdemande rien pour vos deux repas et votre gîte.

– Et n’êtes-vous point chargé, au contraire,de me donner quelque chose ? demanda Fortune.

L’Asturien montra en un sourire ses dents quiavaient la couleur du chocolat d’Espagne, célèbre alors dansl’univers entier.

– Montez, dit-il en désignant du doigt lecheval tout harnaché.

– Par la sambleu ! s’écria Fortune, jeveux bien monter, mais où irai-je ?

L’hôtelier lui tint l’étrier avec un respectironique, et, quand Fortune fut en selle, lui dit :

– Route de Guadalaxara. Vous irez jusqu’à lacinquième borne militaire, et vous attacherez votre cheval àl’anneau scellé dans la borne.

– Et puis ? Demanda Fortune.

– Vous attendrez, répondit l’asturien. QueDieu protège Votre Seigneurie dans la forêt !

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