Le Château noir

Le Château noir

de Gaston Leroux

I – Amour ! amour !

« Regardez ! on voit encore la cicatrice !… »

Rouletabille se pencha sur le cou nu qui s’inclinait avec grâce et, à l’échancrure du chaste décolletage,près de l’épaule ambrée d’Ivana, il aperçut la ligne blanche, très nette, qu’avait laissée le coup de poignard. Troublé, le jeune homme fit un signe de la tête en rougissant. Il avait vu.

« Les sauvages ! murmura-t-il dans son émoi.

– Chut ! fit-elle avec un sourire qui découvrit ses dents de jeune louve, nous sommes tous encore un peu sauvages, en Bulgarie, mais nous n’aimons pas qu’on nous le dise !

– Oui, vous savez dissimuler ! »répliqua le reporter en désignant, d’un geste rapide, les personnages fort corrects qui évoluaient dans le salon du général Vilitchkov, s’asseyaient à une table de bridge ou causaient dans les coins.

La plupart des hommes portaient la vesteblanche coupée en travers par la bandoulière qui soutient l’épée,la culotte sombre ; d’autres officiers étaient sanglés dans delongues lévites de drap gris. Quelques-uns avaient à la main lacasquette plate recouverte d’une sorte de galette blanche. Quelqueshabits noirs, deux ministres ; des jeunes femmes aux toilettesélégantes parlaient entre elles des dernières modes de Paris.

« Et vous êtes à la veille de partir enguerre contre les Turcs[1] ! fitRouletabille en précisant sa pensée.

– Nous n’en savons rien encore, cherami !

– Pourquoi me mentez-vous ? lui dit-il enla regardant droit dans ses yeux admirables dont la flamme noire sedétourna des siens. On a beau savoir bien mentir en Bulgarie,est-ce que ce n’est pas mon métier à moi, de savoir que c’estla guerre ? »

Elle rit :

« Petit orgueilleux !

– Pour une fois, Ivana, pour une foisprenez-moi au sérieux, je vous en prie. Et écoutez-moi. Écoutez-moibien !… Je ne devais pas venir à Sofia. Mon journal avaitpresque décidé d’envoyer ici une sorte d’état-major ; oui, desgénéraux à la retraite, enfin ce que nous appellerions des« bonzes calés » mais impotents. C’est moi qui ai toutfait pour qu’on les laissât à leurs rhumatismes et j’ai assumé laresponsabilité de la campagne. Pourquoi ? Parce qu’un matin, àParis, m’étant présenté à l’heure du déjeuner dans la salle degarde de la Pitié et m’étant étonné de l’absence d’IvanaVilitchkov, il m’a été répondu que la jeune étudiante en médecine àlaquelle je m’intéressais tant venait de partir pour Sofia. Je voussuivrais au bout du monde, Ivana !

– Vieux fou !

– Si vieux que ça ?

– Oh ! vous paraissez toujours dix-huitans !… Vous devriez laisser pousser votre moustache !

– Elle ne veut pas pousser ! avoua lereporter au désespoir : j’ai beau faire, j’aurai toujoursl’air du gamin du Mystère de la Chambre Jaune… et vousm’appelez vieux fou !

– Mon petit Zo, savez-vous comment se dit fou,en turc ? Mahboul ! Oui, vous êtes ça, mon petitpère, à cause que vous êtes venu ici dans l’espoir qu’IvanaVilitchkov, nièce du général Vilitchkov, vous donnerait des« tuyaux » que vos confrères n’auraient point !Eh ! allez donc, reporter !

– Vous ne me connaissez pas si vous me croyezcapable d’indiscrétions qui ne manqueraient point de vous êtrepréjudiciables… »

Et il précisa encore les conditions danslesquelles il avait entrepris ce voyage dans lequel il devaitinaugurer cette série de reportages sensationnels et d’aventuresformidables qui a commencé à la guerre des Balkans et qui devait secontinuer sur tous les champs de bataille de la grande mêléemondiale, qui se préparait alors dans la coulisseaustro-allemande.

Il était venu à Sofia, surtout parce qu’ilaimait Ivana.

Dieu qu’elle était belle, IvanaVilitchkov ! Elle avait cet air noble et un peu indomptabledes filles de Koprivchtitsa qui sont les plus belles femmes desBalkans. Des sourcils noirs et fins comme de la soie, un visage matavec une sorte de rayonnement, un front élevé, accusant la hauteintelligence, de longs, de splendides cheveux noirs entourant lafigure de leurs tresses gracieuses, des lèvres de corail, de grandsyeux sombres pleins de lumière, une taille élégante, des mouvementsvifs, mais toujours harmonieux, une poitrine de jeuneguerrière.

Enhardi par le rire clair de la jeune fille,Rouletabille la provoqua :

« Osez dire que vous ne m’aimezpas !… »

Ils étaient penchés l’un vers l’autre, sedéfiant en riant, et si près qu’on aurait pu croire qu’ils allaients’embrasser. Ivana s’écarta brusquement, car elle avait senti lesouffle chaud du jeune homme. Rouletabille se passa la main sur lefront, tâcha à reprendre un peu de sang-froid et rejoignit la jeunefille qui s’en était allée à une fenêtre contempler la villenocturne, sous le rideau soulevé. Alors, il lui parla tout bas,avec angoisse et une certaine audace passionnée. Elle l’écoutaitsans tourner la tête, attentive, immobile et muette.

« Il y a des preuves que vous m’aimez.Tenez, ici ! la joie que nous avons eue à nous retrouver, çan’est pas une preuve, cela ? Et hier, cette promenade àcheval, hors les murs… la minute où près du pont de pierre je vousai retenue sur votre cheval qui avait fait un écart. Je vous avaiseue dans mes bras… oh ! un instant… Rappelez-vous notreembarras et notre silence, après. Ce n’est pas de l’amour, toutcela ? Eh bien, et tout à l’heure quand nous avons mêlé noshaleines ?…

– Taisez-vous ! je ne serai pas votrefemme…

– Pourquoi ? Dites pourquoi. Vous avezdit cela bien mollement, Ivana… Vous êtes promise ? Y a-t-ilquelque part quelqu’un qui puisse se dire votrefiancé ? »

Elle secoua sa belle tête.

« Non, il n’y a personne qui puisse sedire cela, mon ami, exprima-t-elle avec un certain effort… je neveux pas me marier… et je vais vous dire pourquoi… ajouta-t-elleavec un énigmatique et grave sourire : un jour que je mepromenais avec mon père dans le Balkan… naturellement j’étais bienjeune, puisque mon père a été assassiné quand j’avais six ans…c’était quelques mois avant sa mort… une vieille sorcière est venueà nous qui a lu dans les lignes de ma main et qui m’a dit :« Petite, méfie-toi de tes noces ! »Voilà !… Alors, vous comprenez, je ne tiens pas à me marier,moi !

– Oh ! s’il n’y a queça !… »

Il regarda son visage immobile et futstupéfait. Ivana était devenue de marbre. Il ignorait ces yeuxdurs, ce sombre regard. Il ne connaissait plus cette jeune fillequ’il avait devant lui.

« Ivana, qu’avez-vous ?

– J’ai « qu’on ne doit pas songer à semarier avec moi »… Je vous montrais tout à l’heure lacicatrice d’un coup de kandjar que j’ai reçu à l’âge de six ans…Sachez, mon ami, que c’est pour m’en éviter un second que mon onclem’a tant fait voyager… et que je suis allée étudier la médecine àParis… Vous connaissez maintenant la raison de mon exil ! Çan’est peut-être pas très brave, mais c’est assez romantique,avouez-le !…

– Est-il Dieu possible que ces vieilleshistoires des compagnons de Panitza et des assassins de Veltchef nesoient pas oubliées, s’écria le reporter. Saprelotte !… SurStamboulov et sur les vôtres, leurs ombres sanglantes ont été assezvengées…

– Il paraît que non… fit-elle en setournant vers lui et en regardant bien en face le sincère etprofond émoi du jeune homme. Ici les haines sont éternelles et l’onne doit jamais se fier à aucun pardon !…

– Ah ! je ne sais vraiment à qui et àquoi l’on peut se fier dans votre pays, Ivana ! s’écriaRouletabille et je me demande surtout pourquoi vous êtes revenueici ?

– Parce qu’on va peut-être se battre !…laissa-t-elle glisser entre ses lèvres pâles d’où tout le sangsemblait s’être retiré… Alors, vous comprenez… Ma vie ne compteplus !… Et puis qu’est-ce que la vie ?… »

Ivana, dans sa main glacée, saisit la mainbrûlante du reporter, et, lui montrant les invités de sononcle :

« Et qu’est-ce qu’un coup decouteau ?… Savez-vous bien, petit Zo, qu’il n’y a peut-êtrepas un de ces graves messieurs – je parle des vieux surtout – quine pourrait vous montrer sous la redingote ou sous la tunique,plusieurs cicatrices comme celle qui semblait vous émouvoir tout àl’heure. Tenez ; ce monsieur à cravate blanche et à lunettes,là-bas, qui trempe sa lèvre rasée dans sa tasse de thé et qui al’air d’un honorable « rond-de-cuir » à la retraite…

– Très intelligent, fit Rouletabille, jel’entendais tout à l’heure s’exprimer sur les hommes de ce temps.Il les démonte comme une montre de poche.

– Oui, il voit au fond des choses comme dansune eau de source ; c’est Stancho, un ancien paysan,vice-président de notre Sobranié. Il était des cinq quiaccompagnèrent Zacharie Stoianov dans sa dernière aventure àTroïan, avant la guerre de la Délivrance. Pendant quinze jours,errant dans une forêt, il ne se nourrit que d’oseille sauvage etd’escargots ; le seizième, il tomba dans un parti debachi-bouzouks. Les Turcs découvrirent que c’était un« comité ». Son compte était bon. On lui posa sur la têteune couronne de fleurs des champs : « Tu plairas commecela aux belles filles de Troïan ! » lui disaient lesZeptiés avant de le pendre. Et ils l’ont pendu !

– Pas possible !

– Oui ! Quand il fut pendu, ils tirèrentdessus. C’est ce qui l’a sauvé. Une balle coupa la corde ;mais comme il avait cinq autres balles dans le corps, ils lelaissèrent pour mort.

– Il revient de loin ! constataRouletabille, ahuri…

– Nous revenons tous de loin, dansmon pays, exprima Ivana avec un certain orgueil. Si je vous disaisencore, petit Zo, que ces quatre joueurs de bridge, à cette table,se sont plus ou moins assassinés les uns les autres dans nosquerelles intimes, et que celui qui étale « le mort » ence moment, de ses quatre doigts de la main droite, a perdu lecinquième lors de l’assassinat de Stamboulov ! Les deux, enface de lui, sont des cousins de Karavélov, que Stamboulov fitemprisonner, mettre à nu et fouetter jusqu’à l’évanouissement. Ilsétaient certainement du complot où périt Stamboulov ; et oùsuccombèrent, assassinés, mon père et ma mère.

– Et vous les recevez chez vous ?…

– Oh ! ils n’ont pas trempé directementdans l’attentat…

– Doux pays ! ricana le reporter.

– Mais enfin, monsieur, nous allons nousbattre !… fit-elle d’une voix sourde, et notre devoir estd’oublier toutes nos querelles et toutes nos hainesdomestiques !

– C’est à voir, dit Rouletabille, mais je nevous comprends plus lorsque vous me dites que vous, Ivana, vousrisquez à chaque instant, malgré la guerre imminente, d’être encorela victime de toutes ces haines-là !…

– C’est que moi, dans mon affaire, j’ai unPomak, exprima-t-elle doucement, avec un tristesourire.

– Qu’est-ce que c’est que ça : unPomak ?

– C’est un Bulgare qui s’est fait musulman, etje vous prie de croire que nous n’avons pas de plus terribleennemi.

– Oui ! ça doit donner quelque chose de« soigné » ! fit Rouletabille en hochant la tête. Etcomment s’appelle votre Pomak ?… Pourrait-on lesavoir ?

– Il s’appelle Gaulow !… »

Le reporter avait conservé la main d’Ivanadans la sienne. Il la sentit tressaillir pendant que la jeune filleprononçait ce nom à voix très basse.

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