Le Chevalier Ténèbre

Le Chevalier Ténèbre

de Paul Féval (père)

Chapitre 1 UNE SOIRÉE CHEZ MONSEIGNEUR DE QUÉLEN

J’ai ouï conter cette étrange aventure à un homme qui passait pour tenir de très près à la « police élégante » de Paris. Il était beau diseur et son histoire a grandement couru le monde sous le règne de Louis-Philippe. Je n’en garantis à aucun degré l’authenticité, mais j’affirme l’avoir entendue au commencement du second empire dans un salon politique qui eut ses jours d’éclat, en présence de l’un des éminents personnages cités dans le récit comme ayant assisté à la réunion du château de Conflans.

M… écouta fort attentivement, ne protesta point et refusa de donner les quelques explications qui lui furent demandées touchant le vrai nom du prince Jacobyi.

– Je commence sans autre préambule.

On avait dîné, au château de Conflans, chez Mgr de Quélen, archevêque de Paris ; le prélat avait une parenté très nombreuse dans le plus haut monde du faubourg Saint-Germain. À cause de cela, et aussi dans un but charitable, le château ouvrait parfois ses portes à une société fort pieuse assurément, mais tenant à la cour presque autant qu’à l’église. Un soir entre autres, il y avait quelques dames de l’intimité de Mme la duchesse de Berry.

On pouvait voir, de la route qui mène àCharenton, le long du bord de l’eau, de sévères et riches toilettesau milieu des gazons.

Je ne sais pas pourquoi cette portion de lacampagne de Paris est si triste. Comment ne sont-elles pascharmantes ces prairies où la Marne vient marier ses eaux à cellesde la Seine ? Le vin est la gaieté, dit-on ; comment cetocéan de vin qui submerge la commune de Bercy n’égaye-t-il pas unpeu ces navrants paysages ? Tout Bacchus est là ;Bacchus, chanté avec tant de constance par nos poètes ébriolants.Bacchus ne peut-il rasséréner ces horizons en deuil ? oufaut-il croire que Bacchus lui-même, ennemi de l’eau, est incommodépar le voisinage de la rivière ?

Ce qui est certain, c’est que la Seine, en celieu, ne sait pas sourire ; les arbres y ont des aspectsdolents ; Ivry s’ennuie et boude sur l’un des bords ; surl’autre, flanqué de guinguettes mornes, le parc, si beau pourtant àl’époque où se passe notre histoire, et qui aurait dû sijoyeusement étendre ses pelouses au soleil, boudait et s’ennuyaitderrière la muraille grise du saut de loup, où deux lionsvalétudinaires luttaient sans entrain ni courage contre deuxsangliers qui bâillaient au lieu de se défendre.

C’est un sort, et cette destinée dure depuislongtemps. Les conteurs et chroniqueurs parisiens choisissaientvolontiers jadis cette zone mélancolique qui commence à Charentonet va jusqu’à Bicêtre pour y placer leurs loups-garous, leursbrigands et leurs fantômes. Ces plaines, qui étaient autrefois unpeu moins laides qu’aujourd’hui, avaient aussi pire renommée. Dieumerci, demandez à vos oncles : les nuits étaient là toutespleines d’épouvantements. Il y avait un sabbat, et un très beau,non loin de l’emplacement actuel de la gare d’Ivry ; lecimetière qui portait le même nom ne possédait pas, au dire desraconteurs d’horribles choses, une seule tombe dont la pierre pûtrester scellée : il n’y avait pour cela ni plâtre moderne niantique ciment. Minuit soulevait tous ces marbres mobiles, etchacun pouvait voir, quand la lune voilée mettait parmi lesténèbres ses confuses clartés, la longue procession des mortsaller, silencieuse et lente, au rebours du courant, vers lesmonastères de Vitry.

Mgr de Quélen, tout le monde lesait, était non seulement un prélat fort éminent, mais encore unparfait gentilhomme. Sa munificence à l’égard des pauvres, qui estdésormais un fait historique, entravait ses goûts de représentationet de grandeur ; mais tenant, comme nous l’avons dit, par desliens de parenté à toute la haute noblesse, il ne pouvait clore sessalons. Ses réceptions étaient très recherchées, surtout celles quiavaient une couleur d’intimité. Toutes les nuances de l’opinionroyaliste trouvaient chez lui un champ libre et neutre, bien qu’ilfît au gouvernement de la Restauration une opposition assez vive,au sein de la Chambre des pairs.

Notre histoire se passe en 1825 : ilavait alors de quarante-six à quarante-huit ans. C’était bienvéritablement l’apogée de sa carrière, soit qu’on le prenne commeprimat effectif de l’Église de France ou comme homme politique.

Pour que rien ne manquât au lustre quil’environnait, l’Académie venait de lui ouvrir ses portes.

Il avait une habitude bien connue, ce prélatdont quelques misérables, insultant au vrai peuple en prenant lenom de peuple, devaient incendier la demeure au lendemain de larévolution de juillet ; il s’était fait une règle dedistribuer aux pauvres, après chacune de ses réceptions, une sommeégale aux frais de sa fête. J’ai ouï dire à bien des gens quijamais ne donnent rien : « Il eût mieux fait de donner ledouble et de ne point recevoir ».

Peut-être. Il faudrait pour composer un jurycapable de juger les belles âmes récuser d’abord toutes lesincapacités, toutes les envies et toutes les haines. Ce serait dutravail, et l’enquête préliminaire pour la constitution de pareiljury pourrait longtemps durer.

Peut-être, disais-je : donner estbeau ; faire donner vaut mieux souvent, parce que le résultatest plus large. Les fêtes de Mgr de Quélen étaientfécondes au point de vue de la bienfaisance. Rarement seterminaient-elles sans que le malheur eût sa dîme prélevéeabondamment sur ces graves et nobles plaisirs.

Ce n’était pas tout, cependant ;Mgr de Quélen avait encore une autre habitude dont lefaubourg Saint-Germain et la cour se plaignaient parfois avecquelque amertume : c’était un déterminéprotecteur ; il était entouré d’une armée deprotégés, et pour ses protégés, il combattait avec une vaillanceaussi méritoire que redoutée. Ses fêtes étaient de pacifiquestournois où il rompait des lances en faveur de la jeunesse ardenteà parvenir, ou de la vieillesse invalide revenant de la bataille dela vie.

Je pourrais citer par leur nom des gens trèshaut placés qui doivent se souvenir, et pour cause des fêtes deMgr de Quélen.

C’était donc un soir de septembre, en cetteannée 1825 qui avait vu le sacre de Charles X et les prodigieuxenthousiasmes de Paris pour ce prince que Paris devait, sitôtaprès, condamner à la mort dans l’exil. Le temps était orageux etd’une chaleur accablante. Quoique la nuit commençât à tomber (onavait dîné à trois heures, selon la mode du moment), personne nesongeait à regagner les salons. Le parc était un refuge contre latempérature torride. Quelque fraîcheur tombait des grands arbres,et parfois une bouffée de brise, montant de la rivière, basse etlourde, essayait de balancer les feuillées.

Le gros des convives s’était réuni dans cevaste salon de verdure qui était la joie du paysage, et que letracé du chemin de fer de Lyon a détruit. Monseigneur, qui, par sanaissance, était comte de Quélen, avait surtout une large parentébretonne, il appartenait à tout ce qui s’alliait aux maisonsducales d’Aiguillon, de Chaulnes et de La Vauguyon ; ilcousinait avec les Chateaubriant, les Rohan, les Dreux, lesGuébriant, les La Bourdonnaye, les Coislin et les Goulaine. Enréunissant les noms de ceux qui étaient au château, ce soir-là, onaurait pu reconstituer l’état-major de François de Bretagne, ou dela cour de la duchesse Anne.

Et voyez le mystérieux pouvoir de certainslieux ; dans ce cercle brillant et sous ces ombrages où tantde hautes questions théologiques avaient été débattues, depuisFrançois de Harlay, fondateur du château de Conflans, jusqu’àM. de Talleyrand-Périgord, prédécesseur de l’archevêqueactuel, on parlait précisément de brigands, de loups-garous et defantômes. On racontait, je dois le dire, au grand amusement de cesdames et même de ces messieurs, les merveilleuses histoires derevenants, dont le théâtre était tout voisin. De l’esplanade oùl’auditoire était réuni, les narrateurs pouvaient faire deseffets, comme disent les orateurs et les comédiens, enmontrant du doigt, dans diverses directions, les champs mêmes quiavaient servi de lieu de scène à ces drames surnaturels.

Il y avait, comme toujours, des croyants etdes incrédules. Sous la Restauration, le faubourg Saint-Germainpossédait, aussi bien que sous Louis XV, son petit coinphilosophant, et nous savons plus d’un marquis d’alors, dont la viese passait à singer tout doucement M. de Voltaire. Nosmalheurs ont eu ce bon côté de mettre pareil ridicule à la porte,au moins en matière sérieuse.

Quant au reste, le champ est libre ; pourles loups-garous, l’incrédulité se comprend ; à l’égard desfantômes, également ; mais les brigands, ceci demande uneexplication. Les sceptiques au sujet du brigandage se réfugiaientdans une question de chronologie. Selon eux, le vrai brigand avaitvécu, le brigand romanesque, pittoresque, dramatique. Le tempsprésent n’avait plus que des voleurs.

En revanche, il en possédait, au dire desmêmes sceptiques, une très recommandable quantité.

Or, je vous mets au défi de prendre un rondd’arbres séculaires à deux ou trois cents mètres seulement d’unvieux château, d’y placer, par une nuit orageuse et sombre, unetrentaine de personnes assemblées et causant de certains sujetseffrayants ou simplement mystiques, sans qu’une sorte d’épouvantevague ne vienne à la longue se mêler à l’entretien. Je fais lesconcessions larges : je vous accorde deux tiers d’espritsforts ; j’irais plus loin, si vous vouliez : je vousdonnerais une unanimité de sceptiques en y joignant le narrateurlui-même, pourvu qu’il fût habile, et je gagnerais encore contrevous, sûr de mon fait, en vous disant : LE FRISSON VAVENIR.

Le frisson vient toujours. Il n’est pas besoinque personne, dans ce cercle, joue à l’incrédule et soit, au fond,croyant ou même superstitieux. Rien ne frissonne si bien qu’unesprit fort. À un moment choisi, quand les poltrons ordinaires sebornent à trembler, l’esprit fort a des attaques de nerfs et perdconnaissance. L’esprit fort est toujours ce bon garçon qui chante àtue-tête dans l’obscurité pour s’étourdir et avoir moins peur.

Parmi les intelligences positives qui niaienta priori l’existence de l’élément surnaturel, ce soir, auchâteau de Conflans, il y avait une belle dame, très spirituelle ettrès éloquente, que nous nommerons la princesse de Montfort, parceque nous prenons seulement la liberté de garder aux personnagesformant galerie leurs titres et leurs noms historiques.Mme la princesse, ayant un rôle dans notre pièce,nous paraît devoir jouir du bénéfice de l’incognito.

Elle était là avec son fils cadet, le jeunemarquis de Lorgères, grand adolescent pâle et beau, qui s’étaitd’abord destiné à l’église, et qui, depuis peu hésitait dans savocation.

Mme la princesse idolâtraitson fils cadet, et ne voulait point en avoir trop l’air, elle letraitait avec une sévérité un peu affectée et se cachait de luipour approuver à demi la voie nouvelle qu’il voulait prendre :le jeune marquis se destinait à la diplomatie.

C’était une femme un peu bizarre, avec degrandes qualités d’intelligence et de cœur.

Monseigneur de Quélen sur la question du« merveilleux », ne se prononçait point et semblaitpenser qu’en ces matières, il y a du pour et du contre. L’évêqued’Hermopolis, Mgr Frayssinous, qui avait le ministère descultes à cette époque, était un chaud croyant et avait racontélui-même des histoires admirablement dites. Il allait en commencerune nouvelle, lorsque la princesse insinua :

– Il se fait froid. N’entrerons-nous pasau salon ?

Il serait inexact de parler ici d’éclats derire ; l’éclat de rire, surtout quand il prend unesignification moqueuse, ne dépasse pas un certain niveau social.Mais le diable n’y perd rien. Il y eut, à ces mots : Il sefait froid, un gentil murmure qui chatouilla suffisammentl’oreille de Mme la princesse, car elle crut devoirs’écrier :

– Allons ! ne pensez-vous pas quej’ai peur ?

La jeune et belle comtesse de Maillé se levaet vint draper un manteau d’été sur ses épaules.

– Ma tante, dit-elle, laissez-noustrembler encore un petit peu ; c’est si bon !

Et tout le monde à la fois :

– Monseigneur ! monseigneur, votrehistoire !

Au lieu d’exaucer la prière générale, l’évêqued’Hermopolis garda le silence. Puis, d’une voix contenue et dontl’intonation changée fit battre plus d’un cœur dans l’auditoire, ildemanda brusquement.

– Est-ce que vous n’êtes pas ici,monsieur d’Altenheimer ?

Il y eut un autre silence. La lune montrait lamoitié de son disque entre deux nuages tempétueux, opaques etlourds comme des lingots de plomb. La princesse appela auprèsd’elle son fils le marquis.

– Si fait, répondit enfin une voix debasse-taille, profonde et toute pleine de métalliquesvibrations ; je suis ici, monseigneur.

On ne voyait pas celui qui parlait ainsi. Savoix semblait sortir du tronc d’un gros orme mort dont les branchessans feuilles prenaient, aux brusques clartés de la lune, desformes fantastiques.

– Approchez, je vous prie, baron, repritSa Grandeur (qui était aussi Son Excellence) et dites-nous, pouremployer la formule de Galland, une de ces histoires que vouscontez si bien.

Un homme de stature haute et grêle se montraaussitôt au milieu du cercle. La princesse, en sa qualité d’espritfort, eût juré qu’il était sorti de terre, tant son apparitionavait été soudaine. Elle eut toutes les peines du monde à ne pasrenouveler sa motion de faire retraite vers le château.

La lueur de la lune tombait d’aplomb sur lenouveau venu, et il est de fait que chacun trouva dans sa personnequelque chose d’extraordinaire. C’était peut-être aussi le résultatde la prédisposition générale.

Nul ne le connaissait ; on ne l’avaitpoint vu au dîner. Il était de ceux qu’on avait invités pour lasoirée seulement, sans doute : jusque-là, rien qui pûtsurprendre ; plusieurs des assistants se trouvaient dans lemême cas.

Son costume, noir de la tête aux pieds, étaitde la plus rigoureuse décence et ressemblait à celui de tous leslaïques présents. Pourquoi donc avons-nous prononcé ce mot :extraordinaire ?

C’est le secret ; on n’explique pascela.

Sauf la pâleur de son long visage tudesque, ilétait pareil à tous ceux qui l’entouraient, et cependant nous avonsbien dit : l’assistance fut frappée comme si une trappe se fûtouverte pour laisser passer un personnage fantastique. À peineavait-on eu le temps de jeter sur lui un regard que la lune secacha sous un gros nuage et l’enveloppa dans l’obscuritécommune.

– Je suis aux ordres de Son Excellence,prononça encore la basse-taille.

– On n’est pas plus aimable, réponditl’évêque d’Hermopolis qui ajouta en prenant la main du nouveauvenu :

« Mesdames, j’ai l’honneur de vousprésenter M. le conseiller privé baron d’Altenheimer,directeur général de la police de S. M. le roi deWurtemberg…

Le conseiller privé dut saluer, je pense, maison ne le vit pas.

– … Et frère aîné, continua l’illustreévêque, d’un jeune prélat romain, en mission à Vienne qui nous estparticulièrement recommandé par monseigneur l’archevêque de Gran,primat d’Autriche et de Hongrie : monsignor Bénédictd’Altenheimer…

– Ici présent, acheva une voix de ténor,douce comme un son de flûte.

Cette voix de ténor rassura un peu nos bellesdames.

– Quel genre d’histoire souhaitemonseigneur ? demanda la basse-taille ; fantômes oubrigands ? Nous avons de l’un et de l’autre, dans laForêt-Noire.

– Fantômes ! vota une moitié ducercle.

– Brigands ! opinaMme la princesse, soutenue par quelques espritsforts.

Les peureuses, au contraire, désirant mourirune bonne fois de terreur, demandèrent :

– Vampires !

Et Mgr de Quélen, avec unemansuétude où perçait une légère pointe d’ironie :

– On pourrait mélanger agréablementtoutes ces bonnes choses dans un plat de haut goût.

– C’est cela ! s’écria l’évêqued’Hermopolis en homme sûr du virtuose qu’il a produit. Baron, cesdames désirent une histoire à faire dresser les cheveux, où il yaurait à la fois du brigand, du fantôme et du vampire !

– Hilarius, dit le ténor doux, justementles FRÈRES TÉNÈBRE contiennent ces trois ingrédients.

– Oui, répliqua la basse, au plus creuxde son clavier ; vous avez raison, mon frère Bénédict :les frères Ténèbre ! Je crois que les frères Ténèbre, eneffet, pourront contenter leurs Grandeurs et l’assemblée.

– Le nom est bien choisi ! murmuraMme la princesse qui gardait son rire incorrigible,bien que sa main fût crispée convulsivement sur le bras deM. le marquis de Lorgères, son fils.

– Le nom n’est pas choisi du tout !répartit monsignor Bénédict d’un ton un peu piqué. Tout le mondeconnaît les frères Ténèbre en Allemagne.

– Et tout le monde les connaîtra bientôtà Paris, ajouta le conseiller privé en baissant la voix commemalgré lui.

Si le nom n’était pas choisi à plaisir, onpeut dire du moins qu’il était heureux au suprême degré. Le cerclese resserra. Ceci n’était point dans le programme de la fête quidevait se terminer par un petit concert de bienfaisance, mais cecivalait dix fois toute la fête. Le hasard donnait aux hôtes deMonseigneur une représentation inattendue, une surprise, etquoiqu’on ne puisse expliquer très clairement pourquoi, il estcertain que le cœur de nos belles dames battait le tocsin desgrandes émotions.

M. le baron d’Altenheimer reprit d’un tonoratoire, qui fit ressortir davantage son accentallemand :

– Excellences et très illustrespersonnes, nous sommes, mon frère et moi, des étrangers dans lacapitale de la France, et chargés tous les deux d’une entreprisedifficile. Nous chercherons à mériter l’accueil honorable qui nousest fait, ainsi que la protection qui nous est promise. Mon frèreBénédict vous chantera ce soir nos lieder de Westphalie etquelques noëls romains originaux ; moi, dont la voix est assezbonne dans les chœurs, mais qui ne peux attaquer les soli,je suis heureux et satisfait de trouver une occasion de me rendreagréable. Les souvenirs légendaires et autres compositionstraditionnelles ayant trait aux choses de la supernature sont cheznous tellement abondants que seulement j’aurais à choisir entremille pour contenter votre noble curiosité. Je préfère cependantmettre de côté nos récits populaires et vous raconter des faits dumême ordre qui sont à ma connaissance personnelle, ainsi qu’à cellede mon frère. Tout à l’heure, j’entendais ici plusieurs trèspuissantes personnes des deux sexes raisonner sur ces questionséternellement controversées et dire : « Il n’y a plus despectres. » Une très illustre dame ajoutait : « Iln’y a plus de vrais brigands ; les temps de Rob-Roy, deSchinderhannes, de Zawn, de Shubry, de Mandrin et même deCartouche, sont passés. Nous n’avons plus que desvoleurs ! » J’admets que nous avons une énorme quantitéde voleurs, mais je suis forcé d’affirmer que nous avons aussi desbrigands. Sans parler des successeurs de Fra Diavolo dans l’Italiedu sud, la Hongrie, la Bohême et les provinces méridionales del’Autriche produisent encore des bandits très dignes d’être connus.D’un autre côté, les spectres continuent comme par le passé, desoulever la pierre des tombes : rien ne change en cet univers.J’ai vu des vampires dans la campagne de Belgrade et des fantômesdans notre cimetière de Tubingen.

Nous avons fait ici appel à nos souvenirs etnous avons tâché de reproduire mot pour mot le préambule duconseiller privé baron d’Altenheimer. Son débit étaitremarquablement approprié à son style. Dans l’un et dans l’autre,il y avait d’abord un fond de naïveté, dont faisait partiel’emphase même de certaines expressions ; sur cette premièrecouche se posaient des symptômes non équivoques de savoir :une mixture littéraire philosophique et scientifique ; sur letout enfin, il y avait la prétention oratoire et je ne sais quellebonne odeur de charlatanisme, convaincu, grave comme la robe noired’un professeur d’université d’outre-Rhin.

Mgr de Quélen se pencha à l’oreillede sa voisine et lui dit :

– C’est l’Allemagne.

Le mot n’était pas sans profondeur. C’étaitl’Allemagne, en effet, cette pédanterie bonne femme, cettebourgeoise solennité, cette prédisposition naïve à faire d’undiscours la chose que Paillasse appelle en place publique sonboniment, tout cela accompagné, soutenu, sauvé par je nesais quelle noblesse, qui a peut-être nom, en définitive :conviction.

Nos dames ne firent pas cette analyse, tout aulong, mais la préface du baron leur plut. La séance prenaittournure de cours public, ce qui est encore allemand. On allaitprofesser fantômes et brigands : les deux choses les pluseffrayantes et les plus divertissantes qui soient au monde.

Et la lune propice, se mettant de la partie,sortit de son nuage pleinement et à propos pour empêcher la frayeurde nuire à l’attention. La clairière illuminée gagna une sorte degaieté sans rien perdre de sa poésie ; on put voir,distinctement cette fois, le grand Allemand noir et maigre avec salongue figure blême où brillaient des yeux fixes, et près de luison jeune frère, monsignor Bénédict d’Altenheimer, – petit,rondelet, portant ce vêtement qui n’est ni redingote ni soutane, etqu’affectionnent les prélats romains.

Le grand avait une brochette d’ordres aussibien nourrie que pas un conseiller privé d’Hoffmann ; le petitne montrait point de décoration ; la seule chose qui se pûtremarquer, tranchant sur la couleur sombre de sa soutanelle,c’était une longue chaîne d’acier poli, passée à son cou etretombant sur son flanc droit. Cette chaîne supportait un objet dela forme d’un carré long, également en acier poli, et qui semblaitêtre un bréviaire ou un missel.

Alentour, le cercle sortait de l’ombre :des têtes vénérables ou charmantes, des fronts réfléchis, deblondes chevelures, des yeux avides, des bouches entr’ouvertes…

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