Le Commandant Delgrès

Le Commandant Delgrès

de Gustave Aimard

Chapitre 1 L’Œil Gris et le sergent Kerbrock voyagent de compagnie dans des chemins très peu frayés.

Les hautes montagnes qui occupent le centre de l’île de la Guadeloupe et vers lesquelles, depuis le bord de la mer, le terrain s’élève peu à peu par marches immenses et magnifiques comme un escalier de géant, ont toutes été, à une époque reculée, des volcans redoutables.

En effet, leurs laves sont encore amoncelées par blocs noirâtres et monstrueux, depuis leurs cimes chenues jusqu’aux sables du rivage.

Et ce qui prouve clairement la vérité de cette assertion, c’est que, ainsi que nous l’avons rapporté plus haut, le sommet le plus élevé de ces montagnes, la reine de toutes les autres, la Soufrière enfin, bouillonne encore aujourd’hui avec un bruit formidable et lance incessamment d’épaisses vapeurs par les soupiraux de ses ténébreux abîmes.

Ces hautes montagnes de la Guadeloupe sont toutes couvertes de forêts ; forêts séculaires, primitives, où n’a jamais retenti le bruit de la cognée des bûcherons ; que seuls connaissent les nègres marrons qui s’y réfugient, et quelques rares chasseurs de grives et d’agoutis.

Ces forêts vierges servent de barrières et àla fois de ceinture aux mornes ; elles sont presqueimpénétrables ; des arbres gigantesques de tous les âges,couchés les uns sur les autres dans un pêle-mêle effroyable,pourrissent au milieu des arums qui les enveloppent et des lianesqui le couronnent.

D’autres arbres se dressent majestueusement dumilieu de ces fourrés, avec des épanouissements de branchesdévorant un immense espace autour d’eux, sans que l’ombre épaissequ’ils projettent au loin empêche la végétation échevelée etfurieuse de se presser autour de leurs trônes.

Lorsqu’on foule ces débris entassés, craquantet s’effondrant à chaque pas, on sent, en pressant ce terrain, desvapeurs étouffantes que le sol envoie au visage ; toutes lesplantes surgissant de cet engrais éternel ont un aspect pléthoriqueet vénéneux qui atterre.

On est fasciné à l’aspect de cette naturecyclopéenne exagérant toutes les proportions et changeanten arbres jusqu’aux bruyères.

Parfois, le soleil descend au milieu desténèbres crépusculaires de ces océans de verdure, par quelquedéchirure que la chute d’un fromager ou d’un palmier séculaire afaite à la voûte feuillue ; alors les plantes que ces rayonsont visitées se parent de fleurs ravissantes, perdues dans cesgouffres où nul regard ne les cherche, où nulle main ne les cueillejamais.

Rien n’est mélancolique et silencieux commeces grands bois, où nul oiseau ne vole et ne chante, où l’on nevoit que par hasard un agouti craintif, se glissant dans desfourrés inextricables ; dont le seul bruit appréciable est lebourdonnement monotone et continu des insectes qu’entretient etqu’échauffe le détritus des forêts.

L’homme perdu dans ces solitudes, peut êtreconsidéré comme mort ; jamais il ne parviendra à ensortir ; les murailles mouvantes dont il est entouré luiforment un vert linceul qui l’enveloppe de toutes parts et dont illui est impossible de soulever le poids, pourtant si léger enapparence, mais si lourd en réalité ; tous ses efforts poursortir des réseaux immenses qui l’enlacent ne font qu’en resserrerdavantage les flexibles anneaux ; ses forces s’épuisent dansune lutte insensée, il chancelle, veut résister encore, tombe et nese relève plus ; c’en est fait ; la mort implacable étendvers lui sa main de squelette, et lui, ce vivant, si plein dejeunesse, de sève, de courage, de volonté, il est vaincu ; ilse couche haletant et succombe dans d’horribles souffrances, aumilieu de cette luxuriante et puissante végétation qui semble luisourire railleusement, à quelques pas à peine du but qu’il voulaitatteindre, sans se douter que, pendant de longues heures, il avainement consumé toute son énergie à tourner toujours dans le mêmecercle, sans avancer d’un pas vers la délivrance.

C’était dans une de ces clairières, qui, ainsique nous l’avons dit, se trouvent parfois dans les forêts vierges,quatre hommes, assis sur des troncs d’arbres renversés, causaiententre eux à voix basse, tout en mangeant de bon appétit un agouti àdemi grillé sur les charbons, et buvant à longs traits du tafiarenfermé dans une gourde, qu’ils se passaient de main en main.

Ces quatre hommes étaient des noirs, uncinquième, assis un peu à l’écart, le coude sur le genou et la têtedans la main, dormait ou réfléchissait ; l’immobilité destatue dans laquelle depuis longtemps il demeurait et ses yeuxfermés, prêtaient également à ces deux suppositions.

Les noirs, n’étaient autres que des nègresmarrons ; ils avaient chacun un fusil appuyé contre la cuisseet une hache passée dans la ceinture ; hache dont ils seservaient pour se tracer une route à travers ce fouillis de lianessi étroitement enchevêtrées les unes dans les autres ; prèsd’eux, sur le sol, se trouvaient des régimes de bananes, dessapotilles, plusieurs noix de coco et une quantité d’autres fruitsde toutes sortes, dont ils paraissaient apprécier beaucoup lasaveur.

À quelques pas de là, dans un hamac en filsd’aloès de plusieurs couleurs, suspendu entre deux énormesfromagers, une jeune femme était couchée et dormait.

Cette jeune femme, dont la respiration douceet régulière et le sommeil calme et paisible ressemblait à celuid’un enfant, était Mlle Renée de la Brunerie,enlevée la nuit précédente avec une si audacieuse témérité, dansl’habitation de son père, au milieu de ses amis et de sesdéfenseurs.

Il était un peu plus de cinq heures du soir,le soleil baissait rapidement à l’horizon ; l’ombre des arbresgrandissait en s’allongeant d’une façon démesurée, le cielcommençait à prendre une teinte plus sombre ; à l’approche dela nuit les grondements rauques de la Soufrière, sur les pentes delaquelle courait cette forêt vierge, devenaient plus distincts etplus menaçants.

Soudain, par un mouvement brusque, maisparfaitement calculé, les nègres se couchèrent le fusil en avant,derrière les énormes troncs d’arbres qui, un instant auparavant,leur servaient de sièges.

Leurs oreilles félines avaient perçu un bruitfaible, à peine appréciable, mais se rapprochant rapidement del’endroit où ils étaient campés, et sur la cause duquel il futbientôt impossible de se tromper.

Seul, l’homme dont nous avons parlé, unmulâtre, n’avait pas fait un geste, ni semblé attacher la plusminime attention à ce qui inquiétait si fort les nègresmarrons.

Bientôt on aperçut un noir se glissant avecprécaution entre les arbres ; ce noir portait un bandeausanglant autour de la tête, il en avait un second sur la poitrine,et enfin un troisième enveloppait son bras au-dessus du coude.

Malgré ces trois blessures, ce nègreparaissait frais et dispos ; son visage était souriant ;il marchait avec légèreté au milieu des débris de toutes sortesqui, à chaque pas, entravaient sa marche ; son fusil étaitrejeté en bandoulière et il tenait à la main une hache aveclaquelle, probablement, il avait taillé un chemin pour parvenir,jusqu’à l’endroit qu’il venait d’atteindre.

Ce nègre était Pierrot, que nous avons vu sichaudement poursuivi pendant le change audacieux qu’il avaitdonné ; il avait réussi à s’échapper par miracle, mais nonsans emporter avec lui le plomb des chasseurs.

En le reconnaissant, les nègres avaient reprisleurs places, et s’étaient tranquillement remis à manger.

– Bonjour, dit le noir en s’approchant.

– Bonjour, répondirent laconiquement lesautres.

– Où est massa Télémaque ?

– Là. Est-ce qu’il y a du nouveau ?demanda curieusement un des marrons en étendant le bras dans ladirection où se trouvait le mulâtre.

– Cela ne te regarde pas, fît Pierrot.

L’autre haussa les épaules avec dédain et seremit à manger.

Pierrot s’avança alors vers Télémaque ;mais celui-ci sembla alors se réveiller tout à coup, il se leva etlui fit signe de le suivre dans une direction opposée.

– Eh bien ? lui demanda-t-il lorsqu’ilsse trouvèrent placés à égale distance des noirs et du hamac ;as-tu des nouvelles ?

– Oui, massa.

– Tu as fait tes courses ?

– Toutes.

– Parle, je t’écoute.

– Par quoi faut-il commencer ?

– Par ce que tu voudras.

– Par l’habitation alors ?

– Par l’habitation, soit.

– Tout est en rumeur là-bas ; ils fontdes battues de tous les côtés ; le marquis a expédié plusieurscourriers à la Basse-Terre ; puis il s’est résolu à s’y rendrelui-même.

– Il est parti ?

– Et arrivé.

– Bien, continue.

– Le commandeur, M. David, est maintenantle chef de l’habitation ; des postes nombreux ont été établisdu côté de la haie ; toute surprise serait désormaisimpossible.

– À présent, cela m’est égal.

– C’est juste, fit le nègre en jetant unregard du côté du hamac, mais cela nous a coûté cher.

– Possible, mais aussi nous avons réussi.

– On ne peut pas dire le contraire.

– Et le Chasseur de rats ?

– Il a disparu depuis cette nuit.

– Seul ?

– Non, en compagnie d’un sergent français.

– Cela ne vaut rien. Personne ne sait où ilest allé ?

– Personne.

– Ce vieux diable doit être sur nostraces ; il connaît nos repaires aussi bien que nous.

– C’est probable ; cet homme est notremauvais génie ; nous ferons bien de nous tenir sur nosgardes.

– Ah ! ici je ne le crains pas.

– C’est égal, massa, on ne se repent jamaisd’avoir été prudent ; cet homme est bien fin.

– Tu as toujours peur, toi !

– Ce n’est pas ce que vous disiez ce matin,massa.

– J’ai tort, excuse-moi, Pierrot ; c’estgrâce à toi seul que nous avons réussi ; mais, soistranquille, mes précautions sont prises, si rusé que soit leChasseur, cette fois son flair de limier sera mis en défaut.

– Je le désire vivement, massa ;cependant, je vous avoue que je n’ose l’espérer.

– Continue.

– De l’habitation je me suis rendu, selon vosordres, au fort Saint-Charles.

– Ah ! ah ! As-tu réussi à ypénétrer ?

– Certes, et cette blessure au bras en est unepreuve.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

– Une balle qu’un grenadier français m’aenvoyée, et qui m’a traversé le bras au moment où, après avoirtrompé les sentinelles, je frappais à la poterne de l’Est ;pas autre chose.

– Enfin, tu es entré, c’est le principal.

– Je suis entré, oui, massa.

– As-tu vu le capitaine Ignace ?

– Oui ; il m’a interrogé ; je lui airaconté tout ce que mous avons fait.

– Que t’a-t-il répondu ?

– Il a froncé le sourcil et il a grommelé jene sais quoi entre ses dents ; j’ai cru entendre :« C’est trop cher ; cette péronnelle ne vaut pas le quartdu sang généreux qu’elle a fait verser. »

– Est-ce tout ? fit Télémaque avec unmouvement d’épaules.

– Non, massa. Massa Ignace s’est enfermé seulavec moi dans une chambre, il m’a fait boire un verre de bon tafiaet il m’a donné quatre gourdes, des belles gourdes toutesneuves.

– Passe ces détails.

– Puis il m’a dit, continua imperturbablementPierrot : « Je suis content de toi, tu es unbrave. »

– C’est convenu ! mais au fait ! aufait ? dit Télémaque en frappant du pied avec impatience.

– J’y arrive, massa. Alors massa capitaineIgnace a ajouté : « Tu vas retourner tout de suite auprèsde Télémaque, tu lui diras que je suis très satisfait de lui, qu’ilfaut qu’il se hâte ; que ce soir à dix heures je ferai unesortie sur les lignes du côté du Galion ; afin de faciliterson entrée dans le fort ; Télémaque se tiendra prêt ; ilpassera à travers les lignes et filera rapidement sur nos derrièrespendant que nous protégerons son entrée dansSaint-Charles. »

– Hum ! ce ne sera pas facile, cela.

– C’est ce que j’ai fait observer à massaIgnace.

– Ah ! et il ne t’a pas rompu lesos ?

– Non, mais il a ajouté : « Tu dirasà Télémaque que je le veux. »

– Il le veut ! il le veut ! toutcela est bel et bien, mais la besogne est rude.

– Beaucoup ; les Français enveloppentcomplètement le fort ; ils ne laissent pénétrer personne dansleurs retranchements.

– Cependant tu les as traversés deux fois,toi ?

– Oui, mais j’étais seul et malgré cela j’aiattrapé une balle.

– Enfin, nous essayerons : àl’impossible, nul n’est tenu.

– Un homme n’est pas de fer.

– De quel côté se fera la sortie ?

– Par la courtine de l’ouest, du côté duGalion.

– C’est, en effet, l’endroit le pluspropice.

– Oui.

– Et tu m’as dit à dix heures ?

– À dix heures, oui, massa.

– À la grâce de Dieu ! nous tenteronsl’affaire ; ce qui m’inquiète surtout, c’est ce vieux démon deChasseur.

– L’Œil Gris ?

– Oui ; s’il a suivi notre piste, commej’ai tout lieu de le supposer, puisqu’il a quitté cette nuitl’habitation, il pourra nous causer bien de l’embarras.

– Ah ! cela est malheureusementpossible.

– Bah ! ne nous décourageons pas ainsi àl’avance. Tu dois être fatigué et avoir faim, repose-toi etmange ; chaque heure amène avec soi ses ennuis ;profitons des quelques moments de tranquillité qui nous restentencore ; après, eh bien ! nous verrons !

– Tout cela n’est pas rassurant, grommela àpart lui Pierrot en se dirigeant vers ses compagnons. C’est égal,je regrette beaucoup de m’être jeté si sottement dans cettebagarre, et surtout d’avoir quitté l’atelier où j’étais si heureux,ajouta-t-il en poussant un énorme soupir.

Et le pauvre diable alla s’asseoir toutpensif.

Télémaque était assez contrarié de l’ordre quelui faisait donner le capitaine Ignace ; il comprenait fortbien toutes les difficultés presque insurmontables de cetteexpédition ; il en calculait toutes les chances dont bien peu,évidemment, étaient en sa faveur ; seul, cette affaire, touten lui présentant d’énormes difficultés, ne lui paraissaitcependant pas impossible ; mais, en compagnie d’une femme àlaquelle il lui était enjoint péremptoirement de témoigner les plusgrands égards et le plus profond respect, les conditionschangeaient complètement ; l’affaire se présentait sous unjour tout différent et qui était loin de diminuer les difficultés,si nombreuses déjà, de cette audacieuse entreprise.

Le mulâtre en était là de ses réflexions quin’avaient rien de positivement gai, lorsqueMlle de la Brunerie ouvrit les yeux, seredressa sur son hamac, et, après avoir jeté un regard triste,presque désespéré, autour d’elle, lui adressa doucement laparole.

– Monsieur, lui demanda-t-elle, prétendez-vousdonc me faire errer ainsi longtemps, en votre compagnie, à traversces inextricables forêts ?

– Mademoiselle, lui répondit-ilrespectueusement, ce soir même nous arriverons.

– Dans quel endroit, s’il vousplaît ?

– Dans celui où j’ai reçu l’ordre de vousconduire.

– Toujours les mêmes réponses, toujours lemême système de mystères et de réticences. Prenez-y garde,monsieur, tout cela finira peut-être plus tôt que vous ne lesupposez, et vous payerez cher le crime que vous avez commis enm’enlevant violemment et d’une façon si odieuse à ma famille.

– Mademoiselle, j’ai déjà eu l’honneur de vousle dire, je ne suis qu’un instrument entre les mains bien pluspuissantes des hommes que je sers ; une machine qui neraisonne, ni ne discute ; je reçois des ordres, j’obéis ;mon rôle se borne là ; il serait souverainement injuste àvous, mademoiselle, de vous en prendre à moi de ce qui vous arrive,lorsque, au contraire, la responsabilité en doit remonter toutentière à ceux qui m’emploient.

– Est-ce aussi à ces personnes, dont vous vousobstinez à taire le nom, dit-elle avec ressentiment que je doisattribuer les procédés humiliants et surtout arbitraires dont voususez envers moi ?

– Je ne crois pas, sur l’honneur, mademoisellem’être un seul instant écarté du respect que je vous dois.

– En effet, monsieur, je le constate ;vous êtes très respectueux en paroles, mais malheureusement vosactes forment un complet contraste avec, ces parolesmielleuses ; je vous le répète une fois encore, je ne suis pasaussi abandonnée que vous feignez de le supposer ; j’ai desamis nombreux, dévoués, ils me cherchent, ils approchent ;peut-être même en ce moment sont-ils beaucoup plus près de nous quevous ne le croyez.

Au même instant, comme pour affirmer laréalité des paroles ou plutôt des menaces de la jeune fille, unbruit assez fort se fit entendre dans les halliers ; mais cebruit, qui frappa distinctement l’oreille exercée des nègresmarrons, ne parvint pas à celle de Mlle de laBrunerie.

Le mulâtre essaya de sonder les masses deverdure qui l’entouraient, mais l’obscurité déjà assez épaisse sousle couvert de la forêt ne lui permit de rien distinguer.

– Mademoiselle, reprit-il avec vivacité,l’heure est venue de nous remettre en route.

– Encore ? dit-elle avecdécouragement.

– Un peu de courage, mademoiselle ; cettefois est la dernière, mais la marche que nous avons à faire estlongue, hérissée de dangers ; il nous faut partir àl’instant.

– Et si je refusais de vous suivre ?reprit-elle avec hauteur.

– Je serais, à mon grand regret, forcé de vousy contraindre, mademoiselle, répondit Télémaque d’une voix àl’accent de laquelle il n’y avait pas à se méprendre.

– Oui, voilà les procédés généreux dont vousfaites un si bel étalage, et le respect dont vous prétendez nejamais vous écarter envers moi, monsieur.

Télémaque et les nègres étaient de plus enplus inquiets ; ils sentaient qu’un danger s’approchait ;ils jetaient autour d’eux des regards anxieux ; le bruit quedéjà ils avaient entendu se renouvelait plus intense et semblaitêtre beaucoup plus rapproché de leur campement.

Le mulâtre fronça le sourcil.

– Mademoiselle, dit-il froidement maisnettement, voulez-vous, oui ou non, consentir à noussuivre ?

– Non, dit-elle avec force.

– Vous y êtes bien résolue ?

– Oui !

– Alors, excusez-moi, mademoiselle, etn’imputez qu’à vous-même ce qui arrive. Je suis obligé d’exécuterles ordres que j’ai reçus. Faites, vous autres !

En moins d’une minute, la jeune fille futenveloppée dans son hamac, solidement garrottée, sans cependantqu’on lui fit le moindre malet deux nègres s’emparèrent d’elleaprès que Télémaque lui eût enveloppé la tête d’un voile de gazequi, sans gêner la respiration, l’empêchait cependant de voir.

– Il était temps, murmura le mulâtre enpassant la main sur son front inondé d’une sueur froide. Allons, enroute, vivement ! Ne voyez-vous donc pas que nous sommessuivis ? ajouta-t-il avec colère.

Les nègres ne se firent pas répéter deux foiscet avertissement ; ils disparurent sous les taillis.

Presque aussitôt les branches s’écartèrent, etdeux hommes, précédés d’une meute de chiens ratiers, firentirruption dans la clairière.

Ces deux hommes étaient le Chasseur et lesergent Ivon Kerbrock, dit l’Aimable.

Les chiens allaient et venaient le nez àterre, sentant et furetant dans toutes les directions.

– Ils ont campé ici, dit le Chasseur ; àpeine sont-ils partis depuis cinq minutes.

– Nonobstant, comment pouvez-vous savoir cela,vieux Chasseur ? répondit le sergent.

L’Œil Gris haussa les épaules.

– Regardez le feu, dit-il.

– Je le vois, vieux Chasseur, même qu’il mesemble ardent ; mais, peu n’importe.

– Eh bien ? vous ne comprenezpas ?

– Parbleure ! je comprends que c’est unfeu, et que probablement, il ne s’est pas allumé tout seul ;peu n’importe d’ailleurs par qui il a été allumé.

– Au contraire, cela importe beaucoup ;les hommes qui l’on allumé se sentaient suivis de si près qu’ilssont partis sans prendre la peine de l’éteindre.

– Au fait, que je considère que vous avezsubrepticement raison ; les moricauds ont filé en nousentendant venir.

– Grâce à vous, qui faites en marchant unbruit d’enfer ; sans cela nous les surprenions.

– Ah dame ! camarade, que j’entrevois duvrai dans ce que vous dites ; les routes sont si malentretenues dans ces parages déserts et sauvages, qu’il est trèsdifficile, foncièrement parlant, pour un homme civilisé, de lesparcourir sans se casser les reins.

Le Chasseur se mit à rire.

– Êtes-vous fatigué ? luidemanda-t-il.

– Moi, un ancien de la Moselle, fatigué ?Jamais ! vieux Chasseur !

– Alors reprenons la chasse ; voyez, leschiens sont inquiets.

– Pauvres petites bêtes, elles ont, sans vouscommander, beaucoup plus d’intelligence que bien des gens que jeconnais ; que peu n’importe de qui je parle.

– En effet, cela ne fait rien. Partons-noussergent ?

– Un modeste instant ; simplement pourallumer Juliette.

– Qu’est-ce que c’est que cela,Juliette ?

– C’est ma pipe, vieux Chasseur.

– Êtes-vous fou ? Allumer votrepipe ? Il ne manque plus que cela pour nous fairedécouvrir.

– De vrai ?

– Pardieu ! vous devez le comprendre.

– Sacrebleure ! En voilà, par exemple, unchien de métier, qu’on ne peut pas tant seulement griller unebouffarde à sa convenance ; peu n’importe, il me payera cedésagrément fastidieux plus cher qu’à la cantine, le premier qui metombera dessous la patte.

Et le sergent serra sa pipe d’un airtragique.

– Tombons dessus en double et pinçons-les leplus tôt possible ! ajouta-t-il ; je fumeraiensuite ; peu n’importe ce qui surviendra.

– Allons ; mes bellots ! allons, enchasse ! dit le Chasseur à ses chiens.

Ceux-ci partirent aussitôt sous bois ;les deux hommes les suivirent.

– Surtout, je vous en supplie, sergent, pas unmot, même à voix basse.

– Sans vous commander, vieux Chasseur, jeserai muet comme un phoque ; as pas peur ! je connais laconsigne aussi bien que quiconque ; voilà qui est dit.

La nuit était complètement tombée, lesténèbres si épaisses dans ces inextricables fourrés de verdure,qu’à moins de quatre pas de distance, il était impossible dedistinguer le moindre objet.

Mais à part le danger de se casser le cou àchaque minute ou de tomber brusquement à la renverse en buttantcontre une racine, ou de se jeter sur un arbre placé par hasard entravers du passage, il était impossible de s’égarer ; lesnègres ne pouvaient dissimuler leurs traces, car ils étaienteux-mêmes contraints de tracer leur chemin au milieu de cetimpénétrable fouillis, la hache à la main ; ceux qui venaientensuite n’avaient plus qu’à suivre cette voie.

Cependant plus les deux hommes avançaient,plus la forêt s’éclaircissait ; les buissons et les halliersse faisait moins serrés, les arbres s’écartaient à droite et àgauche : selon toutes les probabilités, ils n’allaient pastarder à déboucher dans la savane à la grande satisfaction dusergent Kerbrock dont la marche n’était qu’une suite de culbutes,plus ou moins risquées ; ce qui, malgré les observationsréitérées du Chasseur, lui faisait pousser des exclamationsretentissantes qui s’entendaient au moins à cent pas à laronde.

Tout à coup ils se trouvèrent sur unedéclivité assez rapide : la forêt ne présentait plus alorsqu’un bois assez facile à traverser ; au bout d’un instant,ils émergèrent sur une savane immense couverte de bruyères assezhautes au milieu de laquelle, à une portée de fusil à peu prèsdevant eux, ils virent bondir, comme une bande de daimseffarouchés, les ombres noires des marrons que depuis si longtemps,ils suivaient à la piste.

Ils avaient descendu ainsi, sans s’en douter,jusqu’à deux cents mètres au plus du rivage de la mer, et ils setrouvaient à une assez courte distance des retranchements duGalion.

Le Chasseur comprit aussitôt la tactique desnoirs ; avant un quart d’heure, abrités par les fortificationsdu fort Saint-Charles, où maintenant il était évident pour luiqu’ils se rendaient, ils lui échappaient sans retour.

Il redoubla d’efforts et courut avec unerapidité extrême, suivi pas à pas par le sergent qui se piquaitd’honneur et préférait de beaucoup cette course plate à travers lasavane, à celle si désagréablement accidentée que, pendant delongues heures, il avait faite dans la forêt.

Les nègres, embarrassés par la jeune fillequ’ils étaient contraints de porter sur leurs épaules, perdaientpeu à peu du terrain, malgré l’agilité avec laquelle ils dévoraientl’espace ; ils sentaient l’ennemi sur leurs pas.

– Y sommes-nous ? Demanda tout à coupl’Œil Gris sans ralentir sa course.

– Parbleure ! répondit le sergent,toujours courant.

– Alors, en joue, et visons bien :Feu !

Les deux coups éclatèrent à la fois.

Sans s’être communiqué leurs intentions, lesdeux hommes avaient visé les noirs porteurs du hamac.

Les pauvres diables roulèrent foudroyés sur lesol.

Deux autres remplacèrent aussitôt lesmorts ; et la fuite recommença, plus rapide et plus écheveléeque jamais.

Cependant, ces deux coups de feu avaient donnél’éveil tout le long de la ligne ; maintenant c’était àtravers une fusillade soutenue que les fugitifs étaient obligés depasser.

Bientôt, des cinq hommes, deux seulementrestèrent debout.

Ils continuèrent à pousser hardiment enavant.

À ce moment, une violente canonnade éclata surles parapets du fort, et de nombreuses troupes de révoltés sortispar deux poternes secrètes se ruèrent, la baïonnette en avant, surles glacis.

Il y eut alors une mêlée sanglante et acharnéeentre les assiégeants et les assiégés ; mêlée d’autant plusterrible qu’elle avait lieu dans les ténèbres et à l’armeblanche.

Le Chasseur et le sergent n’avaient pointabandonné la poursuite des noirs de Télémaque.

Tout en courant, ils avaient rechargé leursarmes, et malgré les péripéties du combat dont les glacis étaienten ce moment le théâtre, ils n’avaient pas perdu de vue une secondeceux que depuis si longtemps ils chassaient ; deux nouveauxcoups de feu éclatèrent ; l’un des deux derniers nègres tombacomme une masse, le second chancela, mais, par un effort suprême devolonté, se raidissant contre là douleur et réunissant toutes sesforces, il enleva le hamac, le jeta résolument sur son épaule etrecommença à fuir.

Soudain, sans qu’il pût se rendre compte de lafaçon dont cela était arrivé, il reconnut avec effroi que ses deuxennemis étaient près de lui, qu’ils se tenaient à ses côtés.

Il y eu, de part et d’autre, une seconded’hésitation, puis comme d’un commun accord, les deux hommesfondirent, la baïonnette en avant, sur le nègre.

Il leur fit bravement tête.

Les deux baïonnettes s’étaient enfoncées à lafois dans son dos et dans sa poitrine.

Cependant par un effort surhumain, il posa sonlourd fardeau à terre, et saisissant, malgré sa double blessure,son fusil par le canon, il le brandit au-dessus de sa tête encriant d’une voix vibrante :

– À moi, Ignace ! à Télémaque !

– Ah ! chien marron ! s’écria leChasseur en redoublant ses coups.

– À moi, Ignace ! à moi ! cria denouveau le mulâtre en portant au sergent Kerbrock un coupd’assommoir terrible que celui-ci évita à moitié, mais quicependant le fit rouler sûr le sol.

En ce moment, une foule de révoltés se rua dece côté, ayant le capitaine Ignace à leur tête.

– Ah ! tu ne m’échapperas pas, cettefois ! je te tuerai, chien ! s’écria le Chasseur exaspérépar la chute de son compagnon.

Et d’un dernier coup de baïonnette, il clouale mulâtre sur le sol.

Mais le fruit de sa victoire lui échappa.

Seul, et n’ayant en main que son fusildéchargé, au moment où il se baissait pour s’emparer du hamac, ilfut brusquement repoussé par le capitaine Ignace qui enleva leprécieux fardeau sur ses puissantes épaules.

Le Chasseur fut, malgré lui, contraint dereculer devant la masse des révoltés qui se précipitaient surlui.

Mais il ne voulut pas abandonner son pauvrecompagnon à la barbarie des noirs ; il le chargea sur sesépaules, et alors seulement il consentit à rétrograder, mais pas àpas, comme un lion vaincu, et sans cesser de faire face à sesennemis.

Il est vrai que ceux-ci ayant atteint le butqu’ils se proposaient, c’est-à-dire s’emparer de la jeune fille, nepoussèrent pas la sortie plus loin au contraire, ils regagnèrent entoute hâte le fort, sous la protection de leurs canons, tirant àpleine cible.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer