Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

Le Crime de l’Opéra – Tome I – La Loge sanglante

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

C’est une histoire d’hier.

Le boudoir était tendu de soie bouton d’or,parce qu’elle était brune, cette merveilleuse Julia d’Orcival qui tenait si bien son rang à la tête du grand état-major de la galanterie parisienne. Un feu clair brûlait dans la cheminée,garnie de chenets Louis XVI, des chenets authentiques où s’étaient posés les petits pieds des belles du Versailles d’autrefois. La lueur adoucie d’une lampe en porcelaine du Japon éclairait le réduit capitonné où n’étaient admis que les intimes.On n’entendait pas d’autre bruit que le roulement lointain des voitures qui descendaient le boulevard Malesherbes, et le murmure de l’eau bouillante qui chantait sa chanson dans le samovar de cuivre rouge.

Pourtant, Julia n’était pas seule. Près d’elle, à demi couchée sur une chaise longue, un jeune homme,plongé dans un vaste fauteuil, tortillait sa moustache blonde, et regardait d’un œil distrait une terre cuite de Clodion,représentant des Bacchantes lutinées par des Faunes.

L’élégant cavalier ne songeait guère à cette œuvre d’art, pas plus que la dame ne songeait au splendide tableau de Fortuny qui rayonnait en face d’elle, et qu’elle avait payé unesomme folle.

Et s’ils se taisaient, ce n’était pas qu’ilsn’eussent rien à se dire, car ils s’observaient à la dérobée, commedeux adversaires d’égale force s’observent avant d’engager lesépées.

Un viveur expérimenté aurait jugé à premièrevue qu’entre ces amoureux il allait être question de chosessérieuses. Un auteur dramatique aurait flairé une situation.

Ce fut Julia qui attaqua la première.

– Gaston, dit-elle en feignant d’étoufferun bâillement, vous êtes lugubre ce soir.

– Il y a des jours où j’ai des idéesnoires, répondit Gaston.

– Pourquoi pas des vapeurs, comme unejolie femme !

– Je puis bien avoir des nerfs.

– Oui ; mais quand vos nerfs sontagacés, il serait charitable de ne pas contraindre votre amie decœur à s’enfermer avec vous.

– Oh ! s’enfermer !

– Parfaitement, mon cher. Vous saveztrès-bien que le lundi est mon jour d’Opéra, et vous me faites direce matin par votre valet de chambre que vous avez résolu de meconsacrer votre soirée. J’obéis sans murmurer à mon seigneur etmaître. J’envoie ma loge à Claudine Rissler qui y amènera, je lecrains, des gens de mauvaise compagnie ; je pousse ledévouement jusqu’à préparer de mes blanches mains ce thé vert quevous aimez tant ; je me fais coiffer à votre goût, quoique lescheveux relevés m’enlaidissent, et j’attends mon Gaston en rêvantde papillons bleus. Patatras ! Gaston arrive avec une figured’enterrement.

Voyons, mon cher, qu’avez-vous ? Si vousjouiez à la Bourse, je croirais que vous venez d’y perdre toutevotre fortune, entre midi et trois heures.

Ce discours, commencé sur un ton assez aigre,finissait presque affectueusement, et Gaston ne pouvait guère leprendre de travers ; mais le sourire que les doux reproches deJulia amenèrent sur ses lèvres n’était pas de bon aloi.

On aurait juré que le jeune amoureuxregrettait d’avoir manqué l’occasion d’une querelle.

– Vous avez raison, dit-il, je suisinsupportable, et je mériterais que vous me missiez à la porte. Quevoulez-vous ! Ce n’est pas ma faute si la vie que je mènem’ennuie.

– Bon ! voilà maintenant que vous medites une impertinence.

– Pas du tout. Je parle de ma vie dedésœuvré, de cette existence qui se dépense au Cercle, auxpremières, aux courses.

– Et chez Julia d’Orcival.

– De la vie que mon ami Nointel appellela vie au gardénia, reprit Gaston sans relever la pierre que ladame venait de jeter dans son jardin.

– À propos de gardénia, vous savez quec’est ma fleur de prédilection. Est-ce votre ami Nointel qui vous aconseillé de ne pas m’envoyer de bouquet ce soir ?

– Nointel ne me donne pas de conseils,et, s’il m’en donnait, je ne les suivrais pas.

– Pourquoi ? Ce joli capitaine estun sage qui vit heureux avec sa petite fortune. Vous qui avezquarante mille francs[1] de rente etqui en aurez cent mille quand vous aurez hérité de votre oncle,vous feriez fort bien de prendre modèle sur votre ami. Il ne jouepas, et on ne lui a jamais connu de maîtresse sérieuse. Imitez-le,mon cher, puisque vous enviez son bonheur.

Julia parlait maintenant d’un ton sec, et lesmots partaient de ses lèvres comme des flèches. Elle cherchaitévidemment à piquer son amant pour l’obliger à démasquer son jeu,et elle y réussit.

– Ma chère, dit Gaston, je ne songe àimiter personne, mais j’ai vingt-neuf ans, et…

– Et vous êtes d’avis qu’il est temps devous marier.

Le jeune homme ne répondit pas.

Un éclair passa dans les grands yeux de Julia,mais sa figure ne changea pas d’expression, et ce fut avec un calmeparfait qu’elle reprit :

– Alors, vous allez vousmarier ?

– Moi ! jamais !

La réponse fut faite avec tant de convictionqu’elle devait être sincère, et Julia changea aussitôt sesbatteries.

– Pourquoi ne vous marierez-vouspas ? dit-elle doucement. Vous êtes riche, bien né, bienapparenté. Votre père occupait une haute position dans lamagistrature ; votre oncle est juge à Paris ; votrefamille tient à la grande bourgeoisie, qui vaut la noblesse. Voustrouverez facilement une héritière aussi bien dotée par la natureque par ses parents.

– Je vous répète qu’il ne s’agit pas decela.

– C’est singulier, continua Julia. Leproverbe prétend qu’un malheur n’arrive jamais seul. Croiriez-vousque, moi aussi, je suis en péril de mariage ?

– Oh ! fit Gaston d’un air assezincrédule.

– Votre étonnement n’est pas poli, maisil ne me blesse pas. Je sais fort bien que je n’ai pas pris lechemin qui mène à la mairie et à l’église. J’aurais pu le suivre,car j’ai été fort bien élevée. J’ai mon brevet d’institutrice, moncher. Mais j’ai préféré les sentiers fleuris au bout desquels ontrouve un hôtel et des titres de rente. C’est pourquoi je ne puisplus épouser un homme comme vous, mais rien n’empêche que j’épouseun étranger. Les préjugés s’arrêtent à la frontière.

– Un étranger ! vous quitteriez laFrance ?

– Sans doute. Une couronne de comtessevaut bien qu’on s’expatrie, et en ce moment il ne tient qu’à moi dedevenir comtesse.

– Dans quel pays ? demanda Gastonavec une pointe d’ironie.

– En Pologne. Vous connaissez le comteGolymine ?

– Celui qu’on a blackboulé à mon cercle.Oui, certes, je le connais.

– De vue, je le sais, mais…

– De réputation aussi.

– Et cette réputation est détestable,n’est-ce pas ?

– C’est vous qui l’avez dit.

– Vous savez que le comte m’a follementaimée, il y a trois ans…

– Vous auriez pu m’épargner ledésagrément de m’en ressouvenir.

– Et que j’ai rompu avec lui, quoiqu’ildépensât royalement une très-grosse fortune.

– Dont tout le monde suspectaitl’origine.

– Tout le monde et moi-même. C’est parceque je la suspectais que j’ai quitté Golymine. Mais je puis vousaffirmer qu’il a été jugé trop sévèrement. L’or qu’il a semé àpleines mains avait été loyalement gagné par lui en Amérique.

– Au jeu ?

– Non, dans les mines de Californie.

– C’est la grâce que je lui souhaite.

– Et moi seule sait ce que vaut au justece Slave que tout Paris acceptait quand il était riche. C’est unaventurier ; ce n’est pas un escroc. Il a commis des actesblâmables, et il a fait des actions héroïques. Je ne sais commentdéfinir cette étrange nature… Vous avez lu les romans deCherbuliez. Eh bien ! le comte Golymine tient tout à la foisde Ladislas Bolski et de Samuel Brohl.

– De Samuel Brohl surtout.

– Comme Samuel, il a été aimé par unegrande dame… par plus d’une. Mais, lui aussi, il a aimé… il aimeavec passion…

– Vous, sans doute ?

– Oui, moi. Et il est homme à me tuer età se tuer, si je refuse de l’épouser. Il me l’a écrit.

– Vous ne me dites pas cela, je suppose,pour que je vous donne mon avis sur la question de savoir ce quevous avez à faire.

– Non, car je suis décidée.

– À quoi ?

– À ne jamais revoir Wenceslas.

– Il s’appelle Wenceslas ! Il estcomplet. Je vous félicite de cette résolution, ma chère Julia.

– Et vous trouvez que j’ai peu de mériteà refuser un mari taré et ruiné. Vous avez raison, car je ne l’aimeplus.

– Vous l’avez donc aimé ?

– Pourquoi ne l’avouerais-je pas ?Il est beau, il est brave, il a cette audace, ce dédain del’opinion des sots, ce mépris du danger qui plaisent tant auxfemmes. S’il me faisait comtesse, il saurait m’imposer au monde.Que suis-je, d’ailleurs, moi ? Une irrégulière. Je nedérogerais pas en épousant un irrégulier.

Mais, je vous l’ai dit, Gaston, je ne l’aimeplus, et je me laisserais tuer par lui plutôt que de lier ma vie àla sienne.

– Vous êtes tragique, ma chère, murmurale jeune homme d’un air plus ennuyé que fâché.

Évidemment, la tournure que l’entretien avaitprise lui déplaisait. Il n’était pas venu chez Julia pour parlerd’amour, et il donnait à tous les diables ce Polonais qu’elle luijetait à la tête, comme si elle eût pris à tâche d’empêcher laconversation d’aboutir. Il ne tortillait plus sa moustache soyeuse,mais il donnait d’autres signes, encore moins équivoques,d’embarras et d’impatience.

Pendant qu’il s’agitait sur son fauteuil, laporte du boudoir s’entr’ouvrit, et une figure de camériste dudemi-monde, nez pointu, teint blême, bouche railleuse.

– Qu’y a-t-il ? demanda sèchementJulia. Je n’ai pas sonné.

– Madame n’a pas sonné, mais j’aurais unmot à dire à madame, répondit la soubrette d’un airconfidentiel.

– Dis-le. Pourquoi tant demystères ? Je n’ai pas de secrets pour M. Darcy.

– Pardon, madame… c’est que… il y aquelqu’un qui demande à parler à madame.

– Quelqu’un ! Qui cela ? Jet’avais défendu de recevoir.

La femme de chambre garda un silence prudent,mais Gaston, qui lui tournait le dos, vit très-bien dans la glaceque ses yeux parlaient.

– Que signifient ces mines ? demandamadame d’Orcival. C’est le comte qui est là ?

Évidemment la soubrette n’avait pas prévucette interpellation. Elle savait son métier, et elle n’était pasaccoutumée à annoncer devant le roi régnant un roi détrôné. Maiselle ne se déconcerta point et elle répondit, si bas que Gastonl’entendit à peine :

– Oui, madame, c’est le comte… maismadame peut croire qu’il est rentré malgré moi… le valet de pied etle cocher sont sortis… je n’ai pas pu, moi toute seule, l’empêcherde forcer la consigne et de me suivre jusque dans le salon.

– Ah ! il est dans le salon, s’écriamadame d’Orcival. Fort bien. J’y vais. Retourne dans ma chambre àcoucher et n’en bouge pas que je ne te sonne.

La camériste disparut, comme elle étaitentrée, sans bruit, et elle referma la porte avec des précautionsqui dénotaient une grande expérience des situations scabreuses.

Aux premiers mots significatifs de ce courtcolloque, Gaston s’était levé.

– C’est le comte Golymine ?demanda-t-il.

– Mon Dieu ! oui, répondit Julia. Ilm’a écrit ce matin qu’il voulait me voir avant de quitter laFrance… il part demain. Je lui ai fait dire que je ne le recevraispas, mais je m’attendais à une incartade de ce genre. Ce sera ladernière ; je veux en finir ce soir avec lui.

– Et moi, je m’en vais, dit Gaston, avecun empressement que madame d’Orcival remarqua sans doute, car ellereprit froidement :

– Si vous cherchez un prétexte pour mequitter, vous n’aurez pas de peine à en trouver un de meilleur. Iln’y a plus rien entre le comte et moi, et je vous prie de resterici. L’entrevue sera courte, je vous le promets, et à mon retour,j’aurai une explication avec vous.

Ayant dit, Julia sortit sans laisser à sonamant le temps d’ajouter un seul mot.

Gaston, en cette occurrence, manqua deprésence d’esprit, mais il faut avouer qu’il se trouvait dans uncas des plus épineux. Retenir madame d’Orcival malgré elle, c’eûtété ridicule. On ne violente pas une femme. Partir, c’étaitimpossible. Le boudoir n’avait qu’une issue, et, pour en sortir, ilfallait traverser le salon où le comte attendait. Passer sous lesyeux d’un rival et lui céder la place, ou bien chercher querelle àce rival et le mettre à la porte, Gaston avait à choisir entre cesdeux partis, et il aurait volontiers pris le dernier s’il avait euaffaire à un homme de son monde.

Mais la perspective d’un duel avec ce Slavedéclassé ne lui souriait guère, et c’eût été jouer de malheur qued’être forcé de rompre avec éclat une liaison qu’il voulait dénouerà l’amiable.

Car Julia ne s’était pas trompée. Gaston Darcyétait décidé à se séparer d’elle. Avec sa clairvoyance de femme,elle avait lu son dessein dans ses yeux, et comme elle tenait à nepas être quittée, elle s’était mise aussitôt à jouer une partiequ’elle comptait bien gagner. La visite inattendue de ce Golyminearrivait comme un coup décisif à la fin de cette partie, et lajoueuse espérait que le coup tournerait en sa faveur. Elle savaitque, pour raviver un amour qui s’éteint, rien ne vaut une rivalitérappelée à propos, et elle avait résolu de sacrifier la Polognepour assurer l’avenir de sa liaison parisienne.

Gaston, de son côté, se disait que cedésagréable incident lui assurerait l’avantage à la reprise deshostilités. Il était arrivé chez Julia un peu hésitant et assezembarrassé. Il venait liquider une association qu’il avaitcontractée un an auparavant avec entrain, presque avec passion. Unan, c’est-à-dire un siècle dans le monde du plaisir, dans ce mondeoù les amours ne datent pas souvent par millésimes. Encore faut-ilun motif pour leur couper les ailes, et si Gaston en avait un assezsérieux, ce n’était pas madame d’Orcival qui le lui avait fourni.Il prévoyait qu’elle ne goûterait pas du tout les raisons qu’ilallait mettre en avant pour s’excuser de rompre, et il craignait demanquer d’énergie au moment décisif.

Une fausse manœuvre de la sirène brune l’avaitremis d’aplomb. En cherchant à exciter sa jalousie, elle s’étaitlivrée par un de ses côtés faibles. Gaston lui pardonnait tous sesanciens amants, excepté Golymine. Les amoureux des irrégulières ontde ces bizarreries. En évoquant le souvenir du comte, Julia avaitdonc commis une maladresse, et l’arrivée de ce personnage suspectn’était pas faite pour la réparer. Maintenant, Gaston se sentaitsûr de lui.

En attendant que madame d’Orcival rentrât desa malencontreuse excursion en Pologne, il se promenaitfiévreusement à travers le boudoir, s’arrêtant lorsque des éclatsde voix arrivaient jusqu’à lui à travers les portes et lestentures, puis reprenant sa marche agitée, de peur de se laisseraller à la tentation d’écouter.

Le salon où la soubrette avait introduit lecomte était contigu à celui où était resté Gaston, qui ne tardaguère à se demander pourquoi Julia n’avait pas emmené son Slavedans une autre pièce.

L’hôtel était vaste, et elle n’avait qu’àchoisir. Il y avait justement une galerie-bibliothèque, – enanglais un hall – situé si loin du boudoir, qu’on auraitpu s’y battre en duel ou s’y brûler la cervelle, sans que le bruitfût perçu dans le réduit coquet où madame d’Orcival se tenait depréférence.

Gaston en vint bientôt à penser que Julian’était pas fâchée de le forcer à assister presque à son entretienavec Golymine. Il se dit qu’elle allait faire en sorte que des motssignificatifs parvinssent à ses oreilles, et il finit par croireque tout cela était peut-être convenu d’avance entre elle et lePolonais – en quoi il se trompait absolument.

Le fait est que le diapason de la conversationne tarda pas à s’élever beaucoup, et qu’il aurait fallu être sourdpour ne pas entendre des fragments du dialogue.

Gaston distinguait parfaitement les deux voix,qui parfois alternaient et parfois aussi se confondaient dans unmorceau d’ensemble : la voix de Julia, une voix chaude, bienféminine pourtant, et la voix du comte, grave, mordante, saccadée,une voix à la Mélingue.

Et, en vérité, c’était bien un drame qui senouait chez madame d’Orcival. Elle essayait d’en faire uneopérette, mais l’enragé Polonais le poussait au noir.

– C’est infâme ! criait leBuridan.

– Pas de gros mots, vocalisait ladiva.

– Vous voulez donc que je metue !

– Est-ce qu’on se tue pour unefemme ?

– Oui, quand on l’adore… quand on ne peutpas vivre sans elle.

Et après ces explosions, le couplet suivantbaissait d’un ton. Évidemment, le comte, reprenant le mode mineur,essayait d’attendrir l’inexorable demi-mondaine, qui lui répondaitpar des refus en sourdine.

D’où il résultait que Gaston passait par dessupplices variés. Quand le duo montait aux notes aiguës, il setenait à quatre pour s’empêcher d’entrer en scène et de jeterdehors cet étranger qui sommait Julia de le suivre aux pays perdusoù finissent les décavés. Un galant homme ne laisse pas malmenerune frégate qui a navigué sous son pavillon. Et quand le récitatifrevenait aux notes douces, Gaston enrageait de tenir dans lasaynète un emploi ridicule. On a beau ne plus aimer une femme, ontrouve dur d’écouter malgré soi les explications orageuses qu’ellea avec un prédécesseur, et il vous prend de furieuses enviesd’intervenir.

– Maintenant, grommelait-il pour seconsoler, me voilà radicalement guéri.

D’ailleurs, la situation se corsait de tellesorte que le dénouement ne pouvait pas se faire beaucoup attendre,et en effet, il ne tarda guère. Julia n’aimait pas les longueurs.Elle fit des coupures dans ses répliques.

– Ainsi, reprit la voix de basse, vousêtes résolue à ne pas partir avec moi ?

– Parfaitement résolue, mon cher, chantale soprano, en scandant ses notes.

Et, après un point d’orgue :

– Vous me remercierez plus tard.

– Non, car vous ne me reverrez jamaisvivant.

– Encore ! Vous parlez vraiment tropde mourir. Je n’étais pas seule quand vous avez fait chez moi cetteentrée à la Tartare. Souffrez donc que je vous quitte et que, endépit de vos discours sinistres, je vous dise : Au revoir…dans trois ou quatre ans… quand vous aurez trouvé une autre mined’or en Californie… ou ailleurs… je ne tiens pas à laprovenance.

– Allez rejoindre votre amant, tonna labasse profonde. Je vous méprise trop pour vous tuer, mais je vousmaudis… et vous verrez ce que vaut la malédiction d’un mort.

Après cette phrase de cinquième acte, il y eutle bruit d’une porte fermée avec violence. La toile venait detomber. La pièce était finie.

Gaston s’intéressait fort peu à ce Polonaisqui abusait vraiment des mots à effet, mais les froides railleriesde madame d’Orcival l’avaient écœuré, et il l’attendit de piedferme.

Elle rentra calme, presque souriante. De lascène du salon, il ne lui restait qu’un peu de flamme dans les yeuxet un peu de rougeur aux joues.

– Enfin, dit-elle, je suis délivrée decet énergumène. Mariette a bien fait de le laisser entrer.Maintenant, il ne reviendra plus.

– Je le crois, dit froidement Gaston.

– Est-ce que vous avez écouté ?

– Écouté, non. Entendu… oui… quelquesmots…

– Et pensez-vous que le comte Golyminem’aime comme nous voulons être aimées, nous autres femmes… avecfureur… avec rage… jusqu’au suicide… inclusivement ?

– Quand on veut se tuer, on ne le criepas si haut.

– Je vous ai déjà dit, mon cher, que vousne connaissiez pas Golymine. C’est un fou qui ferait sauter Pariset lui avec, pour satisfaire une de ses fantaisies.

– Peu m’importe ce qu’il est et ce qu’iln’est pas. J’espère bien ne jamais le retrouver sur mon chemin.

– Vous avez raison, mon ami, je vousparle beaucoup trop de cet insurgé, et je vous prie de me pardonnerles désagréables instants que vous venez de passer. Vous auriez puvous offenser d’une situation que je n’avais pas créée, et vousavez bien voulu me permettre de renvoyer mon persécuteur. Je vousdois vraiment de la reconnaissance, et vous savez que je payetoujours mes dettes, dit Julia avec un sourire à fondre la glaced’un cœur octogénaire.

En attendant que je paye celle-là, venez queje vous verse une tasse de ce thé qui m’est arrivé hier de Moscou…sans passer par Varsovie.

– Milles grâces, répondit Gaston. Je vaisêtre obligé de vous quitter à minuit. Il est onze heures et demie,et j’ai à vous parler.

Julia avait déjà repris sur sa chaise longuela pose savamment étudiée qu’elle choisissait quand elle voulaitcharmer. À ce discours, elle se redressa comme une couleuvrefroissée, et demanda d’un ton bref :

– Qu’avez-vous donc à me dire ?

– Que je me décide à entrer dans lamagistrature.

– Je comprends que, pour m’annoncer cettegrave nouvelle, vous m’ayez fait manquer l’Opéra. Alors vous allezêtre obligé de mettre une robe noire et de couper vosmoustaches.

– Non, pas encore. Je vais débuter commeattaché au parquet. Mais je vais être forcé de réformer ma façon devivre.

D’un regard clair et froid comme une lamed’épée, madame d’Orcival interrogea le visage de son amant.

– C’est une rupture que vous me notifiezen ces termes gracieux, demanda-t-elle après un court silence.

– Une séparation, dit le jeune homme ens’inclinant.

– Le mot est plus honnête. Ce que vousfaites ne l’est pas.

Gaston tressaillit sous l’injure, mais il secontint assez pour répondre avec calme :

– Vous n’avez jamais cru, je pense, quenos relations dussent être éternelles. J’ai toujours agi avec vousen galant homme ; je vous quitte parce que la carrière que jeveux suivre m’y force, et je sais à quoi m’oblige cette péniblenécessité.

– Vous voulez dire que, demain, dans ledernier bouquet de gardénias que je recevrai, vous mettrez unchèque à mon ordre. Je vous le renverrai, mon cher. Je neveux pas de votre argent sans vous. Qu’en ferais-je ? Je suisriche, et s’il me plaît de vous donner un successeur, je n’auraipas besoin de le prendre pour sa fortune… pas plus que je ne vousavais pris pour la vôtre.

Gaston s’inclina sans répondre. La scène duPolonais l’avait cuirassé contre les reproches et contre lesflatteries.

– C’est sans doute votre oncle, le juge,qui vous a mis en tête la vertueuse idée de lui succéder un jour,reprit Julia. Et vous osez prétendre qu’il n’a pas décidé aussi devous marier ! L’un ne va pas sans l’autre. Un garçon n’estjamais magistrat qu’à moitié.

– Vous oubliez que mon oncle estcélibataire.

– À telles enseignes que vous comptezbien hériter de lui un jour. Raison de plus pour qu’il tienne àvous confier le soin de perpétuer son nom dans la robe. À laseconde génération, les Darcy dont vous serez le père mettront uneapostrophe après le d.

Gaston sentit que la patience allait luimanquer, et il fit un mouvement pour sortir.

Julia s’était levée en pied. Ses yeuxlançaient des éclairs.

– Mon cher, dit-elle d’une voix quisifflait entre ses dents blanches, je sais maintenant ce que vousvalez… et je plains la femme que vous épouserez, à moins qu’elle nevous traite comme j’aurais dû vous traiter. Et c’est ce qu’ellefera certainement. Vous n’êtes pas de la race de ceux qu’on aime,monsieur Gaston Darcy.

Puis, changeant de ton tout à coup :

– Serait-ce la belle Havanaise, la veuveaux six cent mille livres de rente, qui met des pompons rouges àses chevaux, et qui mène à quatre mieux qu’un cocher anglais, lamarquesa de Barancos ? On m’a dit que vous lui faisiez unecour assidue. Vous n’êtes pas le seul, et…

Darcy n’y tint plus. Il ouvrit brusquement laporte du boudoir, traversa le salon en courant et ne s’arrêta qu’aubas de l’escalier pour prendre son chapeau et son pardessus.Mariette avait été consignée dans la chambre à coucher par madamed’Orcival. Les autres domestiques faisaient la fête à la cuisine.Il sortit de l’hôtel sans rencontrer personne.

Pendant qu’il descendait à grands pas leboulevard Malesherbes, Julia, debout, accoudée sur la console quiportait le groupe de Clodion, disait tout bas :

– Quittée ! il m’a quittée !Sotte que j’étais ! je le prenais pour un niais et jem’imaginais que je l’emmènerais un jour à m’épouser. Pourquoipas ? Eva est bien devenue princesse Gloukof, et elle avaitcommencé plus mal que moi. Sa mère était marchande de pommes. Oui,mais Darcy n’est pas Russe. Darcy est un bourgeois de Paris,inaccessible à l’entraînement. Il me glisse entre les doigts aumoment où je croyais le tenir. C’est bien fait. Cela m’apprendra àviser plus haut. Mais quelqu’un l’a poussé à rompre. Je saurai qui,et je me vengerai… Oui, je me vengerai de lui, de son oncle, de sonami Nointel…

Et, comme illuminée par une inspirationsubite :

– Golymine m’y aidera. Il m’aime,celui-là, et il ne recule devant rien. J’ai bien choisi mon heureen vérité pour le congédier !… Mais il ne tient qu’à moi derenouer avec lui… il est encore à Paris, car il ne savait pas queje refuserais de le suivre, et il était ici il y a vingt minutes.Si je lui écrivais ? Oui, mais j’ai oublié son adresse… il ena changé si souvent depuis six mois. Elle doit être sur la cartequ’il a laissée hier, quand j’ai refusé de le recevoir. Oùest-elle, cette carte ?… Ah ! je me rappelle que Mariettel’a posée sur la table de Boulle qui est au milieu de lagalerie.

Quand madame d’Orcival voulait une chose,l’action suivait vite l’idée. Elle prit aussitôt le chemin duhall qui se trouvait à l’autre bout de l’appartement dupremier étage. Le salon était éclairé ; le hall nel’était pas. Elle s’était donc armée d’un flambeau.

En y entrant, elle fut assez surprise d’ytrouver une bougie qui brûlait, placée sur un dressoir. La lueurincertaine de cette bougie pénétrait à peine dans les hautes etprofondes embrasures des fenêtres à vitraux gothiques, et lorsqueJulia arriva devant la dernière, elle crut entrevoir un homme collécontre les carreaux armoriés.

Elle n’était pas peureuse. Elle avança et, enreconnaissant à sa pelisse de fourrures cet homme qui avait l’aird’écouter à la fenêtre, elle s’écria :

– Golymine ! que faites-vousici ? que signifie…

Et presque aussitôt :

– Pendu ! murmura-t-elle. Il s’estpendu !

Sa main laissa tomber le flambeau qu’elleportait, et son sang se glaça dans ses veines.

La salle était immense. Le plafond se perdaitdans l’ombre, et la bougie qui achevait de se consumer sur ledressoir éclairait l’embrasure de ses lueurs mourantes. L’obscuritécomplète eût été moins effrayante que ces reflets intermittentsqui, par moments, illuminaient les traits convulsés de Golymine,et, par moments, laissaient à peine entrevoir la hideuse silhouetted’un pendu.

Julia avait reculé d’horreur, et elle restaitappuyée contre la boiserie de la bibliothèque, pâle, tremblante,les mains crispées, les yeux fixes.

Elle voulait crier, et la voix lui manquait.Elle voulait fuir, et la terreur la clouait sur place. Elle voulaitdétourner sa vue de ce cadavre accroché, et elle le regardaitmalgré elle. Il la fascinait.

C’était bien Golymine. L’enragé Slave avaittenu sa promesse, et ses dernières paroles vibraient encore auxoreilles de madame d’Orcival : « Vous saurez ce que vautla malédiction d’un mort. »

Elle les comprenait maintenant, ces parolesmenaçantes, et par un phénomène de lucidité dû à la surexcitationde ses nerfs, elle voyait la scène du suicide telle qu’elle avaitdû se passer : Golymine, furieux, traversant l’appartementvide, et se jetant dans cette galerie où il savait bien quepersonne ne viendrait. Il la connaissait à merveille ; car, autemps où Julia l’aimait, il ne sortait guère de l’hôtel. Il avaiteu le sang-froid de chercher à tâtons un flambeau et de l’allumer.Il avait arraché une embrasse des lourds rideaux de tapisserie,traîné contre la fenêtre un tabouret sur lequel il était monté, etqu’il avait repoussé du pied, après s’être passé autour du cou unnœud coulant, fait avec l’embrasse préalablement attachée àl’espagnolette.

Il n’en faut pas plus pour mourir.

– Voilà donc sa vengeance, pensait Julia.Il s’est tué chez moi pour me perdre par le bruit que fera sonsuicide. Demain, tout Paris saura que Golymine, ruiné, déshonoré,s’est pendu dans l’hôtel de sa maîtresse… on dira bientôt de sacomplice, car les histoires oubliées reviendront à la mémoire desfemmes qui me jalousent et des hommes qui me détestent. Qui sait sion ne dira pas que j’ai assassiné Golymine ?… Et Darcy qui aentendu ma querelle avec ce malheureux ne démentira peut-être pasceux qui diront cela.

Puis, avec cette mobilité d’esprit qui étaitun de ses moindres défauts, elle se prit à regretter le mort.

– Fou ! se disait-elle, plus foucent fois que je ne pouvais le croire. Je savais bien qu’il avaitplus de cœur que tous les sots qui le méprisaient… mais se tuer àtrente ans !… quand il lui restait assez de jeunesse, decourage et d’intelligence pour refaire sa fortune ! Ah !celui-là m’a aimée !… et si je pouvais le ressusciter, commeje lui dirais : Je suis prête à te suivre !

Et, frappée tout à coup d’une idée :

– S’il n’était pas mort, murmura-t-elle,si, en coupant ce cordon… non non… il y a trop longtemps… ce seraitinutile… mais je ne puis pas rester ici… il faut agir… sans quoi onm’accuserait… je vais appeler Mariette, envoyer prévenir lapolice.

Elle se rappela alors qu’il n’y avait pas desonnette mettant en communication la galerie avec la chambre àcoucher où elle avait consigné la soubrette, et elle marcha vers ledressoir pour y prendre la bougie qui avait éclairé les préparatifsdu suicide et qui brûlait encore.

Le flambeau qu’elle portait lorsqu’elle étaitentrée s’était éteint en tombant, et elle n’osait pas traversersans lumière cette longue galerie où elle laissait derrière elle uncadavre.

Elle passa, en détournant la tête, devant lasinistre fenêtre, et elle allait mettre la main sur le bougeoirquand elle vit que, près de ce bougeoir, il y avait un papier, unefeuille arrachée d’un carnet.

– Il a écrit, dit-elle tout bas… à moi,sans doute… un adieu.

Et elle lut ces mots tracés aucrayon :

« C’est Julia d’Orcival qui m’a tué. Jedésire que la somme contenue dans mon portefeuille soit distribuéeaux pauvres de Paris, et je prie les autorités françaises de faireremettre aux personnes qui les ont écrites les lettres qu’on ytrouvera. »

– Des lettres ! murmura Julia. Lesmiennes peut-être… Oui, il les a conservées… il me l’a dit, il aessayé de m’effrayer en me rappelant qu’il avait entre les mains lapreuve qu’il m’avait intéressée autrefois à… à ses affaires… et sadernière pensée a été de livrer le secret de notre association.Ah ! c’est maintenant que je sais ce que vaut la malédictiond’un mort.

Elle resta quelques instants affaissée sous cenouveau coup, puis se redressant :

– C’est infâme ce qu’il a fait là. Ilcomptait qu’un de mes domestiques découvrirait son corps, et que cepapier serait remis au commissaire de police, sans que je pusse m’yopposer… il ne prévoyait pas que ce serait moi qui le trouverais…mais je l’ai, et personne ne le verra, car je vais le brûler… etpersonne non plus ne verra mes lettres.

Elle exposa le feuillet à la flamme de labougie, et, en un clin d’œil, il ne resta plus de cet étrangetestament que des cendres.

Mais les lettres étaient dans la poche dumort.

Je n’oserai jamais les prendre, dit-elle toutbas.

L’embrasure que Golymine avait choisie pourmourir était à six pas du dressoir, et le cadavre se détachaitcomme un fantôme noir sur les vitraux clairs. La galeries’emplissait de ténèbres. Partout, le silence, un silence de tombe.Julia, terrifiée, frissonnait de la tête aux pieds.

– Il le faut, dit-elle tout bas. Cettebougie va s’éteindre… et Mariette peut venir… je ne veux pasqu’elle me trouve ici.

Elle saisit le bougeoir d’une main tremblanteet elle avança vers la fenêtre. Sa gorge se serrait, ses lèvresétaient sèches, et elle éprouvait à la racine des cheveux lasensation que cause le contact passager d’un fer rouge. Chaque pasqu’elle faisait retentissait douloureusement dans son cerveau.Parfois, il lui semblait qu’elle entendait une voix, la voix deGolymine qui l’appelait.

En arrivant à l’embrasure, elle ferma lesyeux, et peu s’en fallut qu’elle ne laissât encore une fois tomberson flambeau.

Les pieds du pendu touchaient presque leparquet, car le cordon s’était allongé sous le poids de ce grandcorps ; sa tête s’inclinait sur sa poitrine, et son visagedisparaissait dans le collet de fourrures de sa pelisse.

Mais pour trouver le portefeuille, il fallaittoucher le cadavre, fouiller les habits.

– Non, je ne peux pas, murmura Julia sansoser lever les yeux.

Et si elle eût été obligée de porter la mainsur ce mort, de palper cette poitrine où un cœur ardent avait battupour elle, l’horreur eût été plus forte que l’intérêt.

Mais il était écrit qu’elle irait jusqu’aubout. Ses yeux qu’elle tenait baissés, de peur de revoir les traitsde l’homme qui l’avait adorée, ses yeux aperçurent, dépassant unedes poches de côté de la pelisse, le bout d’un portefeuille.

Certes, Golymine l’avait placé là avecintention. Il tenait à ce qu’on le trouvât, et ce n’était pas pourêtre agréable à son ancienne maîtresse qu’il avait pris cetteprécaution.

Madame d’Orcival comprit cela, et sesscrupules s’envolèrent. Elle posa le bougeoir sur la table deBoulle où devait se trouver encore la carte de visite du comte,prit du bout des doigts le portefeuille et l’ouvrit.

Elle en tira d’abord des billets de banque,trois liasses de dix mille, les dernières cartouches du vaincu dela vie parisienne, le viatique mis en réserve pour passer àl’étranger.

Julia regarda à peine ces papiers soyeux que,d’ordinaire, elle ne méprisait pas tant, et ouvrit d’une mainfiévreuse les autres compartiments du portefeuille. Elle y trouvace qu’elle cherchait, des lettres attachées ensemble par un fil desoie, des lettres d’où s’exhalait un parfum doux comme l’odeur duthé, des reliques d’amour qui n’étaient pas toutes de la mêmesainte, car Golymine avait eu beaucoup de dévotionsparticulières.

Madame d’Orcival les prit, remit les billetsde banque dans le portefeuille, le portefeuille dans la poche dumort, et sortit de la galerie sans oser se retourner.

Quand elle se retrouva dans son salon,joyeusement éclairé, le sang-froid lui revint. Elle le traversa,rentra sans bruit dans le boudoir, et s’y enferma au verrou.

Mariette aurait pu entrer sans qu’ellel’appelât, et elle ne voulait pas que Mariette vît les lettres.

Son plan était déjà arrêté. Elle avait résolude sonner la femme de chambre, de l’envoyer, sous un prétextequelconque dans la bibliothèque, et d’attendre que cette fillerevînt lui annoncer qu’elle y avait trouvé un pendu. Pour quepersonne ne lui demandât d’explication, il fallait que personne necrût qu’elle avait trouvé le cadavre avant tout le monde, et nel’accusât d’avoir touché au portefeuille.

Mais d’abord Julia voulait brûler ses lettres.C’était pour pouvoir anéantir les preuves de son ancienne liaisonavec Golymine qu’elle avait eu le terrible courage de lesprendre.

Elle allait jeter le paquet au feu, mais ellese ravisa. Il lui sembla qu’il était plus gros qu’il n’aurait dûl’être, s’il n’avait contenu que sa correspondance à elle.

Elle défit précipitamment le cordonnet desoie, et elle vit que les billets doux avaient été divisés par lecomte en quatre paquets. Ce fougueux amant mettait de l’ordre dansses papiers de cœur, comme s’il se fût agi de papiersd’affaires.

Julia avait sa liasse. Elle reconnut tout desuite son écriture, et elle fut assez surprise de trouver, épingléesur cette liasse, une étiquette portant cette mentiontrès-explicite :

« Madame d’Orcival, boulevardMalesherbes, 199. »

– On aurait su à quoi s’en tenir,dit-elle avec amertume.

Elle fut encore plus étonnée quand elles’aperçut que chacun des trois autres paquets portait aussi un nomet une adresse.

– Pourquoi a-t-il fait cela ? sedemanda-t-elle. Voulait-il se servir de ces lettres pour exploitercelles qui les ont écrites ? On l’a accusé autrefois d’avoirabusé par ce procédé des faiblesses qu’une grande dame avait euespour lui. Non, je crois plutôt qu’il se réservait de prendre unparti après m’avoir vue. Si j’avais consenti à le suivre àl’étranger, peut-être aurait-il cherché à profiter des secretsqu’il possédait. Il lui restait fort peu d’argent… et ce n’est pasà moi qu’il en aurait demandé. Quand il a pris la résolution demourir, parce que je refusais de partir avec lui, il n’a plus songéqu’à se venger de moi.

Il savait bien que le commissaire de policen’hésiterait pas à ouvrir une enquête sur la d’Orcival, et que,pour éviter un scandale, il s’empresserait de détruire ou derestituer les autres correspondances. Je ne suis qu’une femmegalante, moi, tandis que mes rivales sont des femmes mariées, j’ensuis sûre.

Et après avoir réfléchi quelquessecondes :

– Si je voulais pourtant !… les nomsy sont… il ne tiendrait qu’à moi de faire ce que Golymine auraitpeut-être fait, s’il ne s’était pas tué. Pourquoi aurais-je pitiéde celles qui me méprisent ? La baronne du Briage a changé sonjour d’opéra parce que sa loge est à côté de la mienne, et qu’ellene veut pas être ma voisine. Oui, mais il ne s’agit pas d’elle. Dequi sont ces lettres ?

Madame d’Orcival lut le nom qui désignait ladestinataire du premier paquet.

– Je ne la connais pas, murmura-t-elle.Une bourgeoise sans doute. Si c’était une des grandes mondaines quivont aux bois et aux premières, j’aurais entendu parlerd’elle. Pauvre femme ! dans quelles transes va la jeter lanouvelle du suicide de Golymine ! Et comme elle me béniraquand je lui rendrai ses lettres ! Car je veux les lui rendre.Pourquoi chercherais-je à lui nuire ?

Voyons les autres.

À peine eut-elle jeté les yeux sur la secondeliasse qu’elle s’écria :

– Elle ! ces lettres sontd’elle ! Ah ! je savais bien qu’il avait été son amant,quoiqu’il l’ait toujours nié. La marquise s’est donnée à unaventurier. Et tous ces imbéciles qui ont lapidé Golymine avec desboules noires se disputeraient l’honneur d’épouser cette créature,si elle ne dédaignait leurs hommages ! Ah ! je les luirendrai peut-être ses lettres, mais je ferai mes conditions… et cen’est pas de l’argent que j’exigerai.

À ce moment, on frappa doucement à la porte duboudoir, et, avant de tirer le verrou, madame d’Orcival cacha lacorrespondance dans la poche de son peignoir.

Il y avait un troisième paquet dont ellen’avait pas encore regardé la suscription.

– C’est toi ; que veux-tu ?demanda-t-elle à la soubrette qui répondit avecassurance :

– Madame m’avait commandé de rester dansla chambre à coucher. Je m’y suis endormie devant le feu, et en meréveillant j’ai vu qu’il était plus de minuit. J’ai pensé queM. Darcy devait être parti…

– Depuis une heure au moins, mais je n’aipas eu besoin de toi. Va me chercher le Figaro qui est surla table de Boulle dans la bibliothèque, et occupe-toi ensuite dema toilette de nuit.

La camériste disparut avec la prestesse d’unesouris. Julia, restée seule, alla droit au bonheur du jourdont le bois de rose cachait un tiroir secret. Elle y serra leslettres, et elle attendit la lugubre nouvelle qu’elle étaitparfaitement préparée à recevoir.

Trois minutes après, Mariette, effarée, seprécipita dans le boudoir en balbutiant :

– Madame !… Ah ! monDieu !… si vous saviez ce que je viens de voir ! Lecomte…

– Eh bien ? Est-ce qu’il s’est cachédans l’hôtel pour m’espionner ?

– Il est mort, madame ! il s’estpendu !

– Pendu !

– Oui, madame… à une des fenêtres de labibliothèque. Je ne sais pas comment je ne me suis pas évanouie depeur.

– C’est épouvantable ! s’écriamadame d’Orcival, qui n’eut pas trop de peine à pâlir. Appelle levalet de pied… le cocher… dis-leur qu’ils courent chercher unmédecin… prévenir le commissaire de police… le médecin d’abord… Ilest peut-être encore temps de rappeler à la vie ce malheureux.

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