Le Curé de Tours

Le Curé de Tours

d’ Honoré de Balzac

A DAVID, STATUAIRE.

La durée de l’œuvre sur laquelle j’inscris votre nom, deux fois illustre dans ce siècle est très-problématique ; tandis que vous gravez le mien sur le bronze qui survit aux nations, ne fût-il frappé que par le vulgaire marteau du monnayeur. Les numismates ne seront-ils pas embarrassés de tant de têtes couronnées dans votre atelier, quand ils retrouveront parmi les cendres de Paris ces existences par vous perpétuées au delà de la vie des peuples et dans lesquelles ils voudront voir des dynasties ? A vous donc ce divin privilége, à moi la reconnaissance.

DE BALZAC.

Au commencement de l’automne de l’année 1826, l’abbé Birotteau,principal personnage de cette histoire, fut surpris par une averse en revenant de la maison où il était allé passer la soirée. Il traversait donc aussi promptement que son embonpoint pouvait le lui permettre, la petite place déserte nommée le Cloître, qui se trouve derrière le chevet de Saint-Gatien, à Tours.

L’abbé Birotteau, petit homme court, de constitution apoplectique, âgé d’environ soixante ans, avait déjà subi plusieurs attaques de goutte. Or, entre toutes les petites misères de la vie humaine, celle pour laquelle le bon prêtre éprouvait le plus d’aversion, était le subit arrosement de ses souliers à larges agrafes d’argent et l’immersion de leurs semelles. En effet, malgré les chaussons de flanelle dans lesquels il s’empaquetait en tout temps les pieds avec le soin que les ecclésiastiques prennent d’eux-mêmes, il y gagnait toujours un peu d’humidité ; puis,le lendemain, la goutte lui donnait infailliblement quelques preuves de sa constance. Néanmoins, comme le pavé du Cloître est toujours sec, que l’abbé Birotteau avait gagné trois livres dix sous au wisth chez madame de Listomère, il endura la pluie avecrésignation depuis le milieu de la place de l’Archevêché, où elleavait commencé à tomber en abondance. En ce moment, il caressaitd’ailleurs sa chimère, un désir déjà vieux de douze ans, un désirde prêtre&|160;! un désir qui, formé tous les soirs, paraissaitalors près de s’accomplir&|160;; enfin, il s’enveloppait trop biendans l’aumusse d’un canonicat vacant pour sentir les intempéries del’air : pendant la soirée, les personnes habituellement réunieschez madame de Listomère avaient presque garanti sa nomination à laplace de chanoine, alors vacante au Chapitre métropolitain deSaint-Gatien, en lui prouvant que personne ne la méritait mieux quelui, dont les droits long-temps méconnus étaient incontestables.S’il eût perdu au jeu, s’il eût appris que l’abbé Poirel, sonconcurrent, passait chanoine, le bonhomme eût alors trouvé la pluiebien froide. Peut-être eût-il médit de l’existence. Mais il setrouvait dans une de ces rares circonstances de la vie oùd’heureuses sensations font tout oublier. En hâtant le pas, ilobéissait à un mouvement machinal, et la vérité, si essentielledans une histoire des mœurs, oblige à dire qu’il ne pensait ni àl’averse, ni à la goutte.

Jadis, il existait dans le Cloître, du côté de la Grand’rue,plusieurs maisons réunies par une clôture, appartenant à laCathédrale et où logeaient quelques dignitaires du Chapitre. Depuisl’aliénation des biens du clergé, la ville a fait du passage quisépare ces maisons une rue, nommée rue de la Psalette, et parlaquelle on va du Cloître à la Grand’rue. Ce nom indiquesuffisamment que là demeurait autrefois le grand Chantre, sesécoles et ceux qui vivaient sous sa dépendance. Le côté gauche decette rue est rempli par une seule maison dont les murs sonttraversés par les arcs-boutants de Saint-Gatien qui sont implantésdans son petit jardin étroit, de manière à laisser en doute si laCathédrale fut bâtie avant ou après cet antique logis. Mais enexaminant les arabesques et la forme des fenêtres, le cintre de laporte, et l’extérieur de cette maison brunie par le temps, unarchéologue voit qu’elle a toujours fait partie du monumentmagnifique avec lequel elle est mariée. Un antiquaire, s’il y enavait à Tours, une des villes les moins littéraires de France,pourrait même reconnaître, à l’entrée du passage dans le Cloître,quelques vestiges de l’arcade qui formait jadis le portail de ceshabitations ecclésiastiques et qui devait s’harmonier au caractèregénéral de l’édifice. Située au nord de Saint-Gatien, cette maisonse trouve continuellement dans les ombres projetées par cettegrande cathédrale sur laquelle le temps a jeté son manteau noir,imprimé ses rides, semé son froid humide, ses mousses et ses hautesherbes. Aussi cette habitation est-elle toujours enveloppée dans unprofond silence interrompu seulement par le bruit des cloches, parle chant des offices qui franchit les murs de l’église, ou par lescris des choucas nichés dans le sommet des clochers. Cet endroitest un désert de pierres, une solitude pleine de physionomie, etqui ne peut être habitée que par des êtres arrivés à une nullitécomplète ou doués d’une force d’âme prodigieuse. La maison dont ils’agit avait toujours été occupée par des abbés, et appartenait àune vieille fille nommée mademoiselle Gamard. Quoique ce bien eûtété acquis de la nation, pendant la Terreur, par le père demademoiselle Gamard&|160;; comme depuis vingt ans cette vieillefille y logeait des prêtres, personne ne s’avisait de trouvermauvais, sous la Restauration, qu’une dévote conservât un biennational : peut-être les gens religieux lui supposaient-ilsl’intention de le léguer au Chapitre, et les gens du monde n’envoyaient-ils pas la destination changée.

L’abbé Birotteau se dirigeait donc vers cette maison, où ildemeurait depuis deux ans. Son appartement avait été, comme l’étaitalors le canonicat, l’objet de son envie et son hoc erat in volispendant une douzaine d’années. Etre le pensionnaire de mademoiselleGamard et devenir chanoine, furent les deux grandes affaires de savie&|160;; et peut-être résument-elles exactement l’ambition d’unprêtre, qui, se considérant comme en voyage vers l’éternité, nepeut souhaiter en ce monde qu’un bon gîte, une bonne table, desvêtements propres, des souliers à agrafes d’argent, chosessuffisantes pour les besoins de la bête, et un canonicat poursatisfaire l’amour-propre, ce sentiment indicible qui nous suivra,dit-on, jusqu’auprès de Dieu, puisqu’il y a des grades parmi lessaints. Mais la convoitise de l’appartement alors habité par l’abbéBirotteau, ce sentiment minime aux yeux des gens du monde, avaitété pour lui toute une passion, passion pleine d’obstacles, et,comme les plus criminelles passions, pleine d’espérances, deplaisirs et de remords.

La distribution intérieure et la contenance de sa maisonn’avaient pas permis à mademoiselle Gamard d’avoir plus de deuxpensionnaires logés. Or, environ douze ans avant le jour oùBirotteau devint le pensionnaire de cette fille, elle s’étaitchargée d’entretenir en joie et en santé monsieur l’abbé Troubertet monsieur l’abbé Chapeloud. L’abbé Troubert vivait. L’abbéChapeloud était mort, et Birotteau lui avait immédiatementsuccédé.

Feu monsieur l’abbé Chapeloud, en son vivant chanoine deSaint-Gatien, avait été l’ami intime de l’abbé Birotteau. Toutesles fois que le vicaire était entré chez le chanoine, il en avaitadmiré constamment l’appartement, les meubles et la bibliothèque.De cette admiration naquit un jour l’envie de posséder ces belleschoses. Il avait été impossible à l’abbé Birotteau d’étouffer cedésir, qui souvent le fit horriblement souffrir quand il venait àpenser que la mort de son meilleur ami pouvait seule satisfairecette cupidité cachée, mais qui allait toujours croissant. L’abbéChapeloud et son ami Birotteau n’étaient pas riches. Tous deux filsde paysans, ils n’avaient rien autre chose que les faiblesémoluments accordés aux prêtres&|160;; et leurs minces économiesfurent employées à passer les temps malheureux de la Révolution.Quand Napoléon rétablit le culte catholique, l’abbé Chapeloud futnommé chanoine de Saint-Gatien, et Birotteau devint vicaire de laCathédrale. Chapeloud se mit alors en pension chez mademoiselleGamard. Lorsque Birotteau vint visiter le chanoine dans sa nouvelledemeure, il trouva l’appartement parfaitement bien distribué&|160;;mais il n’y vit rien autre chose. Le début de cette concupiscencemobilière fut semblable à celui d’une passion vraie, qui, chez unjeune homme, commence quelquefois par une froide admiration pour lafemme que plus tard il aimera toujours.

Cet appartement, desservi par un escalier en pierre, se trouvaitdans un corps de logis à l’exposition du midi. L’abbé Troubertoccupait le rez-de-chaussée, et mademoiselle Gamard le premierétage du principal bâtiment situé sur la rue. Lorsque Chapeloudentra dans son logement, les pièces étaient nues et les plafondsnoircis par la fumée. Les chambranles des cheminées en pierre assezmal sculptée n’avaient jamais été peints. Pour tout mobilier, lepauvre chanoine y mit d’abord un lit, une table, quelques chaises,et le peu de livres qu’il possédait. L’appartement ressemblait àune belle femme en haillons. Mais, deux ou trois ans après, unevieille dame ayant laissé deux mille francs à l’abbé Chapeloud, ilemploya cette somme à l’emplète d’une bibliothèque en chêne,provenant de la démolition d’un château dépecé par la Bande Noire,et remarquable par des sculptures dignes de l’admiration desartistes. L’abbé fit cette acquisition, séduit moins par le bonmarché que par la parfaite concordance qui existait entre lesdimensions de ce meuble et celles de la galerie. Ses économies luipermirent alors de restaurer entièrement la galerie jusque-làpauvre et délaissée. Le parquet fut soigneusement frotté, leplafond blanchi&|160;; et les boiseries furent peintes de manière àfigurer les teintes et les nœuds du chêne. Une cheminée de marbreremplaça l’ancienne. Le chanoine eut assez de goût pour chercher etpour trouver de vieux fauteuils en bois de noyer sculpté. Puis unelongue table en ébène et deux meubles de Boulle achevèrent dedonner à cette galerie une physionomie pleine de caractère. Dansl’espace de deux ans, les libéralités de plusieurs personnesdévotes, et des legs de ses pieuses pénitentes, quoique légers,remplirent de livres les rayons de la bibliothèque alors vide.Enfin, un oncle de Chapeloud, ancien oratorien, lui légua enmourant une collection complète in-folio des Pères de l’Eglise, etplusieurs autres grands ouvrages précieux pour un ecclésiastique.Birotteau, surpris de plus en plus par les transformationssuccessives de cette galerie jadis nue, arriva par degrés à uneinvolontaire convoitise. Il souhaita posséder ce cabinet, si bienen rapport avec la gravité des mœurs ecclésiastiques. Cette passions’accrut de jour en jour. Occupé pendant des journées entières àtravailler dans cet asile, le vicaire put en apprécier le silenceet la paix, après en avoir primitivement admiré l’heureusedistribution. Pendant les années suivantes, l’abbé Chapeloud fit dela cellule un oratoire que ses dévotes amies se plurent à embellir.Plus tard encore, une dame offrit au chanoine pour sa chambre unmeuble en tapisserie qu’elle avait faite elle-même pendantlongtemps sous les yeux de cet homme aimable sans qu’il ensoupçonnât la destination. Il en fut alors de la chambre à couchercomme de la galerie, elle éblouit le vicaire. Enfin, trois ansavant sa mort, l’abbé Chapeloud avait complété le confortable deson appartement en en décorant le salon. Quoique simplement garnide velours d’Utrecht rouge, le meuble avait séduit Birotteau.Depuis le jour où le camarade du chanoine vit les rideaux delampasse rouge, les meubles d’acajou, le tapis d’Aubusson quiornaient cette vaste pièce peinte à neuf, l’appartement deChapeloud devint pour lui l’objet d’une monomanie secrète. Ydemeurer, se coucher dans le lit à grands rideaux de soie oùcouchait le chanoine, et trouver toutes ses aises autour de lui,comme les trouvait Chapeloud, fut pour Birotteau le bonheur complet: il ne voyait rien au delà. Tout ce que les choses du monde fontnaître d’envie et d’ambition dans le cœur des autres hommes seconcentra chez l’abbé Birotteau dans le sentiment secret et profondavec lequel il désirait un intérieur semblable à celui que s’étaitcréé l’abbé Chapeloud. Quand son ami tombait malade, il venaitcertes chez lui conduit par une sincère affection&|160;; mais, enapprenant l’indisposition du chanoine, ou en lui tenant compagnieil s’élevait, malgré lui, dans le fond de son âme mille penséesdont la formule la plus simple était toujours : – Si Chapeloudmourait, je pourrais avoir son logement. Cependant, comme Birotteauavait un cœur excellent, des idées étroites et une intelligencebornée, il n’allait pas jusqu’à concevoir les moyens de se faireléguer la bibliothèque et les meubles de son ami.

L’abbé Chapeloud, égoïste aimable et indulgent, devina lapassion de son ami, ce qui n’était pas difficile, et la luipardonna, ce qui peut sembler moins facile chez un prêtre. Maisaussi le vicaire, dont l’amitié resta toujours la même, necessa-t-il pas de se promener avec son ami tous les jours dans lamême allée du mail de Tours, sans lui faire tort un seul moment dutemps consacré depuis vingt années à cette promenade. Birotteau,qui, considérait ses vœux involontaires comme des fautes, eût étécapable, par contrition, du plus grand dévouement pour l’abbéChapeloud. Celui-ci paya sa dette envers une fraternité sinaïvement sincère en disant, quelques jours avant sa mort auvicaire, qui lui lisait la Quotidienne : – Pour cette fois, tuauras l’appartement. Je sens que tout est fini pour moi. En effet,par son testament, l’abbé Chapeloud légua sa bibliothèque et sonmobilier à Birotteau. La possession de ces choses, si vivementdésirées, et la perspective d’être pris en pension par mademoiselleGamard, adoucirent beaucoup la douleur que causait à Birotteau laperte de son ami le chanoine : il ne l’aurait peut-être pasressuscité, mais il le pleura. Pendant quelques jours il fut commeGargantua, dont la femme étant morte en accouchant de Pantagruel,ne savait s’il devait se réjouir de la naissance de son fils, ou sechagriner d’avoir enterré sa bonne Badbec, et qui se trompait en seréjouissant de la mort de sa femme, et déplorant la naissance dePantagruel.

L’abbé Birotteau passa les premiers jours de son deuil àvérifier les ouvrages de sa bibliothèque, à se servir de sesmeubles, à les examiner, en disant d’un ton qui, malheureusement,n’a pu être noté : – Pauvre Chapeloud&|160;! Enfin sa joie et sadouleur l’occupaient tant qu’il ne ressentit aucune peine de voirdonner à un autre la place de chanoine, dans laquelle feu Chapeloudespérait avoir Birotteau pour successeur. Mademoiselle Gamard ayantpris avec plaisir le vicaire en pension, celui-ci participa dèslors à toutes les félicités de la vie matérielle que lui vantait ledéfunt chanoine. Incalculables avantages&|160;! A entendre feul’abbé Chapeloud, aucun de tous les prêtres qui habitaient la villede Tours ne pouvait être, sans en excepter l’Archevêque, l’objet desoins aussi délicats, aussi minutieux que ceux prodigués parmademoiselle Gamard à ses deux pensionnaires. Les premiers mots quedisait le chanoine à son ami, en se promenant sur le Mail, avaientpresque toujours trait au succulent dîner qu’il venait de faire, etil était bien rare que, pendant les sept promenades de la semaine,il ne lui arrivât pas de dire au moins quatorze fois : – Cetteexcellente fille a certes pour vocation le serviceecclésiastique.

– Pensez donc, disait l’abbé Chapeloud à Birotteau, que, pendantdouze années consécutives, linge blanc, aubes, surplis, rabats,rien ne m’a jamais manqué. Je trouve toujours chaque chose enplace, en nombre suffisant, et sentant l’iris. Mes meubles sontfrottés, et toujours si bien essuyés que, depuis long-temps, je neconnais plus la poussière. En avez-vous vu un seul grain chezmoi&|160;? Jamais&|160;! Puis le bois de chauffage est bien choisi,les moindres choses sont excellentes&|160;; bref, il semble quemademoiselle Gamard ait sans cesse un oeil dans ma chambre. Je neme souviens pas d’avoir sonné deux fois, en dix ans, pour demanderquoi que ce fût. Voilà vivre&|160;! N’avoir rien à chercher, pasmême ses pantoufles. Trouver toujours bon feu, bonne table. Enfin,mon soufflet m’impatientait, il avait le larynx embarrassé, je nem’en suis pas plaint deux fois. Brst, le lendemain mademoiselle m’adonné un très-joli soufflet, et cette paire de badines aveclesquelles vous me voyez tisonnant.

Birotteau, pour toute réponse, disait : – Sentant l’iris&|160;!Ce sentant l’iris le frappait toujours. Les paroles du chanoineaccusaient un bonheur fantastique pour le pauvre vicaire, à qui sesrabats et ses aubes faisaient tourner la tête&|160;; car il n’avaitaucun ordre, et oubliait assez fréquemment de commander son dîner.Aussi, soit en quêtant, soit en disant la messe, quand ilapercevait mademoiselle Gamard à Saint-Gatien, ne manquait-iljamais de lui jeter un regard doux et bienveillant, comme sainteThérèse pouvait en jeter au ciel. Le bien-être que désire toutecréature, et qu’il avait si souvent rêvé, lui était donc échu.Cependant, comme il est difficile à tout le monde, même à unprêtre, de vivre sans un dada, depuis dix-huit mois, l’abbéBirotteau avait remplacé ses deux passions satisfaites par lesouhait d’un canonicat. Le titre de chanoine était devenu pour luice que doit être la pairie pour un ministre plébéien. Aussi laprobabilité de sa nomination, les espérances qu’on venait de luidonner chez madame de Listomère, lui tournaient-elles si bien latête qu’il ne se rappela y avoir oublié son parapluie qu’enarrivant à son domicile. Peut-être même, sans la pluie qui tombaitalors à torrents, ne s’en serait-il pas souvenu, tant il étaitabsorbé par le plaisir avec lequel il rabâchait en lui-même tout ceque lui avaient dit, au sujet de sa promotion, les personnes de lasociété de madame de Listomère, vieille dame chez laquelle ilpassait la soirée du mercredi. Le vicaire sonna vivement comme pourdire à la servante de ne pas le faire attendre. Puis il se serradans le coin de la porte, afin de se laisser arroser le moinspossible&|160;; mais l’eau qui tombait du toit coula précisémentsur le bout de ses souliers, et le vent poussa par moments sur luicertaines bouffées de pluie assez semblables à des douches. Aprèsavoir calculé le temps nécessaire pour sortir de la cuisine etvenir tirer le cordon placé sous la porte, il resonna encore demanière à produire un carillon très-significatif. – Ils ne peuventpas être sortis, se dit-il en n’entendant aucun mouvement dansl’intérieur. Et pour la troisième fois il recommença sa sonnerie,qui retentit si aigrement dans la maison, et fut si bien répétéepar tous les échos de la Cathédrale, qu’à ce factieux tapage ilétait impossible de ne pas se réveiller. Aussi, quelques instantsaprès, n’entendit-il pas, sans un certain plaisir mêlé d’humeur,les sabots de la servante qui claquaient sur le petit pavécaillouteux. Néanmoins le malaise du podagre ne finit pas aussitôtqu’il le croyait. Au lieu de tirer le cordon, Marianne fut obligéed’ouvrir la serrure de la porte avec la grosse clef et de défaireles verrous.

– Comment me laissez-vous sonner trois fois par un tempspareil&|160;? dit-il à Marianne.

– Mais, monsieur, vous voyez bien que la porte était fermée.Tout le monde est couché depuis long-temps, les trois quarts de dixheures sont sonnés. Mademoiselle aura cru que vous n’étiez passorti.

– Mais vous m’avez bien vu partir, vous&|160;! D’ailleursmademoiselle sait bien que je vais chez madame de Listomère tousles mercredis.

– Ma foi&|160;! monsieur, j’ai fait ce que mademoiselle m’acommandé de faire, répondit Marianne en fermant la porte.

Ces paroles portèrent à l’abbé Birotteau un coup qui lui futd’autant plus sensible que sa rêverie l’avait rendu pluscomplétement heureux. Il se tut, suivit Marianne à la cuisine pourprendre son bougeoir, qu’il supposait y avoir été mis. Mais, aulieu d’entrer dans la cuisine, Marianne mena l’abbé chez lui, où levicaire aperçut son bougeoir sur une table qui se trouvait à laporte du salon rouge, dans une espèce d’antichambre formée par lepalier de l’escalier auquel le défunt chanoine avait adapté unegrande clôture vitrée. Muet de surprise, il entra promptement danssa chambre, n’y vit pas de feu dans la cheminée, et appelaMarianne, qui n’avait pas encore eu le temps de descendre.

– Vous n’avez donc pas allumé de feu&|160;? dit-il.

– Pardon, monsieur l’abbé, répondit-elle. Il se sera éteint.

Birotteau regarda de nouveau le foyer, et s’assura que le feuétait resté couvert depuis le matin.

– J’ai besoin de me sécher les pieds, reprit-il, faites-moi dufeu.

Marianne obéit avec la promptitude d’une personne qui avaitenvie de dormir. Tout en cherchant lui-même ses pantoufles qu’il netrouvait pas au milieu de son tapis de lit, comme elles y étaientjadis, l’abbé fit, sur la manière dont Marianne était habillée,certaines observations par lesquelles il lui fut démontré qu’ellene sortait pas de son lit, comme elle le lui avait dit. Il sesouvint alors que, depuis environ quinze jours, il était sevré detous ces petits soins qui, pendant dix-huit mois, lui avaient rendula vie si douce à porter. Or, comme la nature des esprits étroitsles porte à deviner les minuties, il se livra soudain à detrès-grandes réflexions sur ces quatre événements, imperceptiblespour tout autre, mais qui, pour lui, constituaient quatrecatastrophes. Il s’agissait évidemment de la perte entière de sonbonheur, dans l’oubli des pantoufles, dans le mensonge de Mariannerelativement au feu, dans le transport insolite de son bougeoir surla table de l’antichambre, et dans la station forcée qu’on luiavait ménagée, par la pluie, sur le seuil de la porte.

Quand la flamme eut brillé dans le foyer, quand la lampe de nuitfut allumée, et que Marianne l’eut quitté sans lui demander, commeelle le faisait jadis : – Monsieur a-t-il encore besoin de quelquechose&|160;? l’abbé Birotteau se laissa doucement aller dans labelle et ample bergère de son défunt ami&|160;; mais le mouvementpar lequel il y tomba eut quelque chose de triste. Le bonhommeétait accablé sous le pressentiment d’un affreux malheur. Ses yeuxse tournèrent successivement sur le beau cartel, sur la commode,sur les siéges, les rideaux, les tapis, le lit en tombeau, lebénitier, le crucifix, sur une Vierge du Valentin, sur un Christ deLebrun, enfin sur tous les accessoires de cette chambre&|160;; etl’expression de sa physionomie révéla les douleurs du plus tendreadieu qu’un amant ait jamais fait à sa première maîtresse, ou unvieillard à ses derniers arbres plantés. Le vicaire venait dereconnaître, un peu tard à la vérité, les signes d’une persécutionsourde exercée sur lui depuis environ trois mois par mademoiselleGamard, dont les mauvaises intentions eussent sans doute étébeaucoup plus tôt devinées par un homme d’esprit. Les vieillesfilles n’ont-elles pas toutes un certain talent pour accentuer lesactions et les mots que la haine leur suggère&|160;? Elleségratignent à la manière des chats. Puis, non seulement ellesblessent, mais elles éprouvent du plaisir à blesser, et à fairevoir à leur victime qu’elles l’ont blessée. Là où un homme du mondene se serait pas laissé griffer deux fois, le bon Birotteau avaitbesoin de plusieurs coups de patte dans la figure avant de croire àune intention méchante.

Aussitôt, avec cette sagacité questionneuse que contractent lesprêtres habitués à diriger les consciences et à creuser des riensau fond du confessionnal, l’abbé Birotteau se mit à établir, commes’il s’agissait d’une controverse religieuse, la propositionsuivante : – En admettant que mademoiselle Gamard n’ait plus songéà la soirée de madame de Listomère, que Marianne ait oublié defaire mon feu, que l’on m’ait cru rentré&|160;; attendu que j’aidescendu ce matin, et moi-même&|160;! monbougeoir&|160;!&|160;!&|160;! il est impossible que mademoiselleGamard, en le voyant dans son salon, ait pu me supposer couché.Ergo, mademoiselle Gamard a voulu me laisser à la porte par lapluie&|160;; et, en faisant remonter mon bougeoir chez moi, elle aeu l’intention de me faire connaître… – Quoi&|160;? dit-il touthaut, emporté par la gravité des circonstances, en se levant pourquitter ses habits mouillés, prendre sa robe de chambre et secoiffer de nuit. Puis il alla de son lit à la cheminée, engesticulant et lançant sur des tons différents les phrasessuivantes, qui toutes furent terminées d’une voix de fausset, commepour remplacer des points d’interjection.

– Que diantre lui ai-je fait&|160;? Pourquoi m’enveut-elle&|160;? Marianne n’a pas dû oublier mon feu&|160;! C’estmademoiselle qui lui aura dit de ne pas l’allumer&|160;! Ilfaudrait être un enfant pour ne pas s’apercevoir, au ton et auxmanières qu’elle prend avec moi, que j’ai eu le malheur de luidéplaire. Jamais il n’est arrivé rien de pareil à Chapeloud&|160;!Il me sera impossible de vivre au milieu des tourments que… A monâge…

Il se coucha dans l’espoir d’éclaircir le lendemain matin lacause de la haine qui détruisait à jamais ce bonheur dont il avaitjoui pendant deux ans, après l’avoir si long-temps désiré.Hélas&|160;! les secrets motifs du sentiment que mademoiselleGamard lui portait devaient lui être éternellement inconnus, nonqu’ils fussent difficiles à deviner, mais parce que le pauvre hommemanquait de cette bonne foi avec laquelle les grandes âmes et lesfripons savent réagir sur eux-mêmes et se juger. Un homme de génieou un intrigant seuls, se disent : – J’ai eu tort. L’intérêt et letalent sont les seuls conseillers consciencieux et lucides. Or,l’abbé Birotteau, dont la bonté allait jusqu’à la bêtise, dontl’instruction n’était en quelque sorte que plaquée à force detravail, qui n’avait aucune expérience du monde ni de ses mœurs, etqui vivait entre la messe et le confessionnal, grandement occupé dedécider les cas de conscience les plus légers, en sa qualité deconfesseur des pensionnats de la ville et de quelques belles âmesqui l’appréciaient, l’abbé Birotteau pouvait être considéré commeun grand enfant, à qui la majeure partie des pratiques socialesétait complétement étrangère. Seulement, l’égoïsme naturel à toutesles créatures humaines, renforcé par l’égoïsme particulier auprêtre, et par celui de la vie étroite que l’on mène en province,s’était insensiblement développé chez lui, sans qu’il s’en doutât.Si quelqu’un eût pu trouver assez d’intérêt à fouiller l’âme duvicaire, pour lui démontrer que, dans les infiniment petits détailsde son existence et dans les devoirs minimes de sa vie privée, ilmanquait essentiellement de ce dévouement dont il croyait faireprofession, il se serait puni lui-même, et se serait mortifié debonne foi. Mais ceux que nous offensons, même à notre insu., noustiennent peu compte de notre innocence, ils veulent et savent sevenger. Donc Birotteau, quelque faible qu’il fût, dut être soumisaux effets de cette grande Justice distributive, qui va toujourschargeant le monde d’exécuter ses arrêts, nommés par certains niaisles malheurs de la vie.

Il y eut cette différence entre feu l’abbé Chapeloud et levicaire, que l’un était un égoïste adroit et spirituel, et l’autreun franc et maladroit égoïste. Lorsque l’abbé Chapeloud vint semettre en pension chez mademoiselle Gamard, il sut parfaitementjuger le caractère de son hôtesse. Le confessionnal lui avaitappris à connaître tout ce que le malheur de se trouver en dehorsde la société, met d’amertume au cœur d’une vieille fille, ilcalcula donc sagement sa conduite chez mademoiselle Gamard.L’hôtesse, n’ayant guère alors que trente-huit ans, gardait encorequelques prétentions, qui, chez ces discrètes personnes, sechangent plus tard en une haute estime d’elles-mêmes. Le chanoinecomprit que, pour bien vivre avec mademoiselle Gamard, il devaitlui toujours accorder les mêmes attentions et les mêmes soins, êtreplus infaillible que ne l’est le pape. Pour obtenir ce résultat, ilne laissa s’établir entre elle et lui que les points de contactstrictement ordonnés par la politesse, et ceux qui existentnécessairement entre des personnes vivant sous le même toit. Ainsi,quoique l’abbé Troubert et lui fissent régulièrement trois repaspar jour, il s’était abstenu de partager le déjeuner commun, enhabituant mademoiselle Gamard à lui envoyer dans son lit une tassede café à la crème. Puis, il avait évité les ennuis du souper enprenant tous les soirs du thé dans les maisons où il allait passerses soirées. Il voyait ainsi rarement son hôtesse à un autre momentde la journée que celui du dîner&|160;; mais il venait toujoursquelques instants avant l’heure fixée. Durant cette espèce devisite polie, il lui avait adressé, pendant les douze années qu’ilpassa sous son toit, les mêmes questions, en obtenant d’elle lesmêmes réponses. La manière dont avait dormi mademoiselle Gamarddurant la nuit, son déjeuner, les petits événements domestiques,l’air de son visage, l’hygiène de sa personne, le temps qu’ilfaisait, la durée des offices, les incidents de la messe, enfin lasanté de tel ou tel prêtre faisaient tous les frais de cetteconversation périodique. Pendant le dîner, il procédait toujourspar des flatteries indirectes, allant sans cesse de la qualité d’unpoisson, du bon goût des assaisonnements ou des qualités d’unesauce, aux qualités de mademoiselle Gamard et à ses vertus demaîtresse de maison. Il était sûr de caresser toutes les vanités dela vieille fille en vantant l’art avec lequel étaient faits oupréparés ses confitures, ses cornichons, ses conserves, ses pâtés,et autres inventions gastronomiques. Enfin, jamais le rusé chanoinen’était sorti du salon jaune de son hôtesse, sans dire que, dansaucune maison de Tours, on ne prenait du café aussi bon que celuiqu’il venait d’y déguster. Grâce à cette parfaite entente ducaractère de mademoiselle Gamard, et à cette science d’existenceprofessée pendant douze années par le chanoine, il n’y eut jamaisentre eux matière à discuter le moindre point de disciplineintérieure. L’abbé Chapeloud avait tout d’abord reconnu les angles,les aspérités, le rêche de cette vieille fille, et réglé l’actiondes tangentes inévitables entre leurs personnes, de manière àobtenir d’elle toutes les concessions nécessaires au bonheur et àla tranquillité de sa vie. Aussi, mademoiselle Gamard disait-elleque l’abbé Chapeloud était un homme très-aimable, extrêmementfacile à vivre, et de beaucoup d’esprit.

Quant à l’abbé Troubert, la dévote n’en disait absolument rien.Complétement entré dans le mouvement de sa vie comme un satellitedans l’orbite de sa planète, Troubert était pour elle une sorte decréature intermédiaire entre les individus de l’espèce humaine etceux de l’espèce canine&|160;; il se trouvait classé dans son cœurimmédiatement avant la place destinée aux amis et celle occupée parun gros carlin poussif qu’elle aimait tendrement&|160;; elle legouvernait entièrement, et la promiscuité de leurs intérêts devintsi grande, que bien des personnes, parmi celles de la société demademoiselle Gamard, pensaient que l’abbé Troubert avait des vuessur la fortune de la vieille fille, se l’attachait insensiblementpar une continuelle patience, et la dirigeait d’autant mieux qu’ilparaissait lui obéir, sans laisser apercevoir en lui le moindredésir de la mener.

Lorsque l’abbé Chapeloud mourut, la vieille fille, qui voulaitun pensionnaire de mœurs douces, pensa naturellement au vicaire. Letestament du chanoine n’était pas encore connu, que déjàmademoiselle Gamard méditait de donner le logement du défunt à sonbon abbé Troubert, qu’elle trouvait fort mal au rez-de-chaussée.Mais quand l’abbé Birotteau vint stipuler avec la vieille fille lesconventions chirographaires de sa pension, elle le vit si fortépris de cet appartement pour lequel il avait nourri si long-tempsdes désirs dont la violence pouvait alors être avouée, qu’ellen’osa lui parler d’un échange, et fit céder l’affection auxexigences de l’intérêt. Pour consoler le bien-aimé chanoine,mademoiselle remplaça les larges briques blanches deChâteau-Regnault qui formaient le carrelage de l’appartement par unparquet en point de Hongrie, et reconstruisit une cheminée quifumait.

L’abbé Birotteau avait vu pendant douze ans son ami Chapeloud,sans avoir jamais eu la pensée de chercher d’où procédait l’extrêmecirconspection de ses rapports avec mademoiselle Gamard. En venantdemeurer chez cette sainte fille, il se trouvait dans la situationd’un amant sur le point d’être heureux. Quand il n’aurait pas étédéjà naturellement aveugle d’intelligence, ses yeux étaient tropéblouis par le bonheur pour qu’il lui fût possible de jugermademoiselle Gamard, et de réfléchir sur la mesure à mettre dansses relations journalières avec elle.

Mademoiselle Gamard, vue de loin et à travers le prisme desfélicités matérielles que le vicaire rêvait de goûter près d’elle,lui semblait une créature parfaite, une chrétienne accomplie, unepersonne essentiellement charitable, la femme de l’Evangile, lavierge sage, décorée de ces vertus humbles et modestes quirépandent sur la vie un céleste parfum. Aussi, avec toutl’enthousiasme d’un homme qui parvient à un but long-tempssouhaité, avec la candeur d’un enfant et la niaise étourderie d’unvieillard sans expérience mondaine, entra-t-il dans la vie demademoiselle Gamard, comme une mouche se prend dans la toile d’unearaignée. Ainsi, le premier jour où il vint dîner et coucher chezla vieille fille, il fut retenu dans son salon par le désir defaire connaissance avec elle, aussi bien que par cet inexplicableembarras qui gêne souvent les gens timides, et leur fait craindred’être impolis en interrompant une conversation pour sortir. Il yresta donc pendant toute la soirée.

Une autre vieille fille, amie de Birotteau, nommée mademoiselleSalomon de Villenoix, vint le soir. Mademoiselle Gamard eut alorsla joie d’organiser chez elle une partie de boston. Le vicairetrouva, en se couchant, qu’il avait passé une très-agréable soirée.Ne connaissant encore que fort légèrement mademoiselle Gamard etl’abbé Troubert, il n’aperçut que la superficie de leurscaractères. Peu de personnes montrent tout d’abord leurs défauts ànu. Généralement, chacun tâche de se donner une écorce attrayante.L’abbé Birotteau conçut donc le charmant projet de consacrer sessoirées à mademoiselle Gamard, au lieu d’aller les passer audehors. L’hôtesse avait, depuis quelques années, enfanté un désirqui se reproduisait plus fort de jour en jour. Ce désir, queforment les vieillards et même les jolies femmes, était devenu chezelle une passion semblable à celle de Birotteau pour l’appartementde son ami Chapeloud, et tenait au cœur de la vieille fille par lessentiments d’orgueil et d’égoïsme, d’envie et de vanité quipréexistent chez les gens du monde. Cette histoire est de tous lestemps : il suffit d’étendre un peu le cercle étroit au fond duquelvont agir ces personnages pour trouver la raison coefficiente desévénements qui arrivent dans les sphères les plus élevées de lasociété.

Mademoiselle Gamard passait alternativement ses soirées dans sixou huit maisons différentes. Soit qu’elle regrettât d’être obligéed’aller chercher le monde et se crût en droit, à son âge, d’enexiger quelque retour&|160;; soit que son amour-propre eût étéfroissé de ne point avoir de société à elle&|160;; soit enfin quesa vanité désirât les compliments et les avantages dont elle voyaitjouir ses amies, toute son ambition était de rendre son salon lepoint d’une réunion vers laquelle chaque soir un certain nombre depersonnes se dirigeassent avec plaisir. Quand Birotteau et son amiemademoiselle Salomon eurent passé quelques soirées chez elle, encompagnie du fidèle et patient abbé Troubert&|160;; un soir, ensortant de Saint-Gatien, mademoiselle Gamard dit aux bonnes amies,de qui elle se considérait comme l’esclave jusqu’alors, que lespersonnes qui voulaient la voir pouvaient bien venir une fois parsemaine chez elle où elle réunissait un nombre d’amis suffisantpour faire une partie de boston&|160;; elle ne devait pas laisserseul l’abbé Birotteau, son nouveau pensionnaire&|160;; mademoiselleSalomon n’avait pas encore manqué une seule soirée de lasemaine&|160;; elle appartenait à ses amis, et que… . et que… .etc., etc… Ses paroles furent d’autant plus humblement altières etabondamment doucereuses, que mademoiselle Salomon de Villenoixtenait à la société la plus aristocratique de Tours. Quoiquemademoiselle Salomon vînt uniquement par amitié pour le vicaire,mademoiselle Gamard triomphait de l’avoir dans son salon, et sevit, grâce à l’abbé Birotteau, sur le point de faire réussir songrand dessein de former un cercle qui pût devenir aussi nombreux,aussi agréable que l’étaient ceux de madame de Listomère, demademoiselle Merlin de La Blottière, et autres dévotes enpossession de recevoir la société pieuse de Tours.

Mais, hélas&|160;! l’abbé Birotteau fit avorter l’espoir demademoiselle Gamard. Or, si tous ceux qui dans leur vie sontparvenus à jouir d’un bonheur souhaité long-temps, ont compris lajoie que put avoir le vicaire en se couchant dans le lit deChapeloud, ils devront aussi prendre une légère idée du chagrin quemademoiselle Gamard ressentit au renversement de son plan favori.Après avoir pendant six mois accepté son bonheur assez patiemment,Birotteau déserta le logis, entraînant avec lui mademoiselleSalomon. Malgré des efforts inouïs, l’ambitieuse Gamard avait àpeine recruté cinq à six personnes, dont l’assiduité futtrès-problématique, et il fallait au moins quatre gens fidèles pourconstituer un boston. Elle fut donc forcée de faire amendehonorable et de retourner chez ses anciennes amies, car lesvieilles filles se trouvent en trop mauvaise compagnie avecelles-mêmes pour ne pas rechercher les agréments équivoques de lasociété.

La cause de cette désertion est facile à concevoir. Quoique levicaire fût un de ceux auxquels le paradis doit un jour apparteniren vertu de l’arrêt : Bienheureux les pauvres d’esprit&|160;! il nepouvait, comme beaucoup de sots, supporter l’ennui que luicausaient d’autres sots. Les gens sans esprit ressemblent auxmauvaises herbes qui se plaisent dans les bons terrains, et ilsaiment d’autant plus être amusés qu’ils s’ennuient eux-mêmes.L’incarnation de l’ennui dont ils sont victimes, jointe au besoinqu’ils éprouvent de divorcer perpétuellement avec eux-mêmes,produit cette passion pour le mouvement, cette nécessité d’êtretoujours là où ils ne sont pas qui les distingue, ainsi que lesêtres dépourvus de sensibilité et ceux dont la destinée estmanquée, ou qui souffrent par leur faute.

&|160;

Sans trop sonder le vide, la nullité de mademoiselle Gamard, nisans s’expliquer la petitesse de ses idées, le pauvre abbéBirotteau s’aperçut un peu tard, pour son malheur, des défautsqu’elle partageait avec toutes les vieilles filles et de ceux quilui étaient particuliers. Le mal, chez autrui, tranche sivigoureusement sur le bien, qu’il nous frappe presque toujours lavue avant de nous blesser. Ce phénomène moral justifierait, aubesoin, la pente qui nous porte plus ou moins vers la médisance. Ilest, socialement parlant, si naturel de se moquer des imperfectionsd’autrui, que nous devrions pardonner le bavardage railleur que nosridicules autorisent, et ne nous étonner que de la calomnie. Maisles yeux du bon vicaire n’étaient jamais à ce point d’optique quipermet aux gens du monde de voir et d’éviter promptement lesaspérités du voisin&|160;; il fut donc obligé, pour reconnaître lesdéfauts de son hôtesse, de subir l’avertissement que donne lanature à toutes ses créations, la douleur&|160;!

Les vieilles filles n’ayant pas fait plier leur caractère etleur vie à une autre vie ni à d’autres caractères, comme l’exige ladestinée de la femme, ont, pour la plupart, la manie de vouloirtout faire plier autour d’elles. Chez mademoiselle Gamard, cesentiment dégénérait en despotisme&|160;; mais ce despotisme nepouvait se prendre qu’à de petites choses. Ainsi, entre milleexemples, le panier de fiches et de jetons posé sur la table deboston pour l’abbé Birotteau devait rester à la place où ellel’avait mis&|160;; et l’abbé la contrariait vivement en ledérangeant, ce qui arrivait presque tous les soirs. D’où procédaitcette susceptibilité stupidement portée sur des riens, et quel enétait le but&|160;? Personne n’eût pu le dire, mademoiselle Gamardne le savait pas elle-même. Quoique très-mouton de sa nature, lenouveau pensionnaire n’aimait cependant pas plus que les brebis àsentir trop souvent la houlette, surtout quand elle est armée depointes. Sans s’expliquer la haute patience de l’abbé Troubert,Birotteau voulut se soustraire au bonheur que mademoiselle Gamardprétendait lui assaisonner à sa manière, car elle croyait qu’il enétait du bonheur comme de ses confitures&|160;; mais le malheureuxs’y prit assez maladroitement, par suite de la naïveté de soncaractère. Cette séparation n’eut donc pas lieu sans bien destiraillements et des picoteries auxquels l’abbé Birotteau s’efforçade ne pas se montrer sensible.

A l’expiration de la première année qui s’écoula sous le toit demademoiselle Gamard, le vicaire avait repris ses ancienneshabitudes en allant passer deux soirées par semaine chez madame deListomère, trois chez mademoiselle Salomon, et les deux autres chezmademoiselle Merlin de La Blottière. Ces personnes appartenaient àla partie aristocratique de la société tourangelle, où mademoiselleGamard n’était point admise. Aussi l’hôtesse fut-elle vivementoutragée par l’abandon de l’abbé Birotteau, qui lui faisait sentirson peu de valeur : toute espèce de choix implique un mépris pourl’objet refusé.

– Monsieur Birotteau ne nous a pas trouvés assez aimables, ditl’abbé Troubert aux amis de mademoiselle Gamard lorsqu’elle futobligée de renoncer à ses soirées. C’est un homme d’esprit, ungourmet&|160;! Il lui faut du beau monde, du luxe, desconversations à saillies, les médisances de la ville.

Ces paroles amenaient toujours mademoiselle Gamard à justifierl’excellence de son caractère aux dépens de Birotteau.

– Il n’a pas déjà tant d’esprit, disait-elle. Sans l’abbéChapeloud, il n’aurait jamais été reçu chez madame de Listomère.Oh&|160;! j’ai bien perdu en perdant l’abbé Chapeloud. Quel hommeaimable et facile à vivre&|160;! Enfin, pendant douze ans, je n’aipas eu la moindre difficulté ni le moindre désagrément aveclui.

Mademoiselle Gamard fit de l’abbé Birotteau un portrait si peuflatteur, que l’innocent pensionnaire passa dans cette sociétébourgeoise, secrètement ennemie de la société aristocratique, pourun homme essentiellement difficultueux et très difficile à vivre.Puis la vieille fille eut, pendant quelques semaines, le plaisir des’entendre plaindre par ses amies, qui, sans penser un mot de cequ’elles disaient, ne cessèrent de lui répéter : – Comment vous, sidouce et si bonne, avez-vous inspiré de la répugnance… . Ou : –Consolez-vous, ma chère mademoiselle Gamard, vous êtes si bienconnue que… etc.

Mais, enchantées d’éviter une soirée par semaine dans leCloître, l’endroit le plus désert, le plus sombre et le pluséloigné du centre qu’il y ait à Tours, toutes bénissaient levicaire.

Entre personnes sans cesse en présence, la haine et l’amour vonttoujours croissant : on trouve à tout moment des raisons pours’aimer ou se haïr mieux. Aussi l’abbé Birotteau devint-ilinsupportable à mademoiselle Gamard. Dix-huit mois après l’avoirpris en pension, au moment où le bonhomme croyait voir la paix ducontentement dans le silence de la haine, et s’applaudissaitd’avoir su très-bien corder avec la vieille fille, pour se servirde son expression, il fut pour elle l’objet d’une persécutionsourde et d’une vengeance froidement calculée. Les quatrecirconstances capitales de la porte fermée, des pantouflesoubliées, du manque de feu, du bougeoir porté chez lui, pouvaientseules lui révéler cette inimitié terrible dont les dernièresconséquences ne devaient le frapper qu’au moment où elles seraientirréparables. Tout en s’endormant, le bon vicaire se creusait donc,mais inutilement, la cervelle, et certes il en sentait bien vite lefond, pour s’expliquer la conduite singulièrement impolie demademoiselle Gamard. En effet, ayant agi jadis très-logiquement enobéissant aux lois naturelles de son égoïsme, il lui étaitimpossible de deviner ses torts envers son hôtesse.

Si les choses grandes sont simples à comprendre, faciles àexprimer, les petitesses de la vie veulent beaucoup de détails. Lesévénements qui constituent en quelque sorte l’avant-scène de cedrame bourgeois, mais où les passions se retrouvent tout aussiviolentes que si elles étaient excitées par de grands intérêts,exigeaient cette longue introduction, et il eût été difficile à unhistorien exact d’en resserrer les minutieux développements.

Le lendemain matin, en s’éveillant, Birotteau pensa si fortementà son canonicat qu’il ne songeait plus aux quatre circonstancesdans lesquelles il avait aperçu, la veille, les sinistrespronostics d’un avenir plein de malheurs. Le vicaire n’était pashomme à se lever sans feu, il sonna pour avertir Marianne de sonréveil et la faire venir chez lui : puis il resta, selon sonhabitude, plongé dans les rêvasseries somnolescentes pendantlesquelles la servante avait coutume, en lui embrasant la cheminée,de l’arracher doucement à ce dernier sommeil par les bourdonnementsde ses interpellations et de ses allures, espèce de musique qui luiplaisait. Une demi-heure se passa sans que Marianne eût paru. Levicaire, à moitié chanoine, allait sonner de nouveau, quand illaissa le cordon de sa sonnette en entendant le bruit d’un pasd’homme dans l’escalier. En effet, l’abbé Troubert, après avoirdiscrètement frappé à la porte, entra sur l’invitation deBirotteau.

Cette visite, que les deux abbés se faisaient assezrégulièrement une fois par mois l’un à l’autre, ne surprit point levicaire. Le chanoine s’étonna, dès l’abord, que Marianne n’eût pasencore allumé le feu de son quasi-collègue. Il ouvrit une fenêtre,appela Marianne d’une voix rude, lui dit de venir chezBirotteau&|160;; puis, se retournant vers son frère : – Simademoiselle apprenait que vous n’avez pas de feu, elle gronderaitMarianne.

Après cette phrase, il s’enquit de la santé de Birotteau, et luidemanda d’une voix douce s’il avait quelques nouvelles récentes quilui fissent espérer d’être nommé chanoine. Le vicaire lui expliquases démarches, et lui dit naïvement quelles étaient les personnesauprès desquelles madame de Listomère agissait, ignorant queTroubert n’avait jamais su pardonner à cette dame de ne pas l’avoiradmis chez elle, lui, l’abbé Troubert, déjà deux fois désigné pourêtre vicaire-général du diocèse.

Il était impossible de rencontrer deux figures qui offrissentautant de contrastes qu’en présentaient celles de ces deux abbés.Troubert, grand et sec, avait un teint jaune et bilieux, tandis quele vicaire était ce qu’on appelle familièrement grassouillet. Rondeet rougeaude, la figure de Birotteau peignait une bonhomie sansidées&|160;; tandis que celle de Troubert, longue et creusée pardes rides profondes, contractait en certains moments une expressionpleine d’ironie ou de dédain : mais il fallait cependant l’examineravec attention pour y découvrir ces deux sentiments. Le chanoinerestait habituellement dans un calme parfait, en tenant sespaupières presque toujours abaissées sur deux yeux orangés dont leregard devenait à son gré clair et perçant. Des cheveux rouxcomplétaient cette sombre physionomie, sans cesse obscurcie par levoile que de graves méditations jettent sur les traits. Plusieurspersonnes avaient pu d’abord le croire absorbé par une haute etprofonde ambition&|160;; mais celles qui prétendaient le mieuxconnaître avaient fini par détruire cette opinion en le montranthébété par le despotisme de mademoiselle Gamard, ou fatigué par detrop longs jeûnes. Il parlait rarement et ne riait jamais. Quand illui arrivait d’être agréablement ému, il lui échappait un sourirefaible qui se perdait dans les plis de son visage. Birotteau était,au contraire, tout expansion, tout franchise, aimait les bonsmorceaux, et s’amusait d’une bagatelle avec la simplicité d’unhomme sans fiel ni malice. L’abbé Troubert causait, à la premièrevue, un sentiment de terreur involontaire, tandis que le vicairearrachait un sourire doux à ceux qui le voyaient. Quand, à traversles arcades et les nefs de Saint-Gatien, le haut chanoine marchaitd’un pas solennel, le front incliné, l’oeil sévère, il excitait lerespect : sa figure cambrée était en harmonie avec les voussuresjeunes de la cathédrale, les plis de sa soutane avaient quelquechose de monumental, digne de la statuaire. Mais le bon vicaire ycirculait sans gravité, trottait, piétinait en paraissant roulersur lui-même. Ces deux hommes avaient néanmoins une ressemblance.De même que l’air ambitieux de Troubert, en donnant lieu de leredouter, avait contribué peut-être à le faire condamner au rôleinsignifiant de simple chanoine, le caractère et la tournure deBirotteau semblaient le vouer éternellement au vicariat de lacathédrale. Cependant l’abbé Troubert, arrivé à l’âge de cinquanteans, avait tout à fait dissipé, par la mesure de sa conduite, parl’apparence d’un manque total d’ambition et par sa vie toutesainte, les craintes que sa capacité soupçonnée et son terribleextérieur avaient inspirées à ses supérieurs. Sa santé s’étant mêmegravement altérée depuis un an, sa prochaine élévation auvicariat-général de l’archevêché paraissait probable. Sescompétiteurs eux-mêmes souhaitaient sa nomination, afin de pouvoirmieux préparer la leur pendant le peu de jours qui lui seraientaccordés par une maladie devenue chronique. Loin d’offrir les mêmesespérances, le triple menton de Birotteau présentait auxconcurrents qui lui disputaient son canonicat les symptômes d’unesanté florissante, et sa goutte leur semblait être, suivant leproverbe, une assurance de longévité. L’abbé Chapeloud, homme d’ungrand sens, et que son amabilité avait toujours fait rechercher parles gens de bonne compagnie et par les différents chefs de lamétropole, s’était toujours opposé, mais secrètement et avecbeaucoup d’esprit, à l’élévation de l’abbé Troubert&|160;; il luiavait même très-adroitement interdit l’accès de tous les salons oùse réunissait la meilleure société de Tours, quoique pendant sa vieTroubert l’eût traité sans cesse avec un grand respect, en luitémoignant en toute occasion la plus haute déférence. Cetteconstante soumission n’avait pu changer l’opinion du défuntchanoine qui, pendant sa dernière promenade, disait encore àBirotteau : – Défiez-vous de ce grand sec de Troubert&|160;! C’estSixte-Quint réduit aux proportions de l’Evêché. Tel était l’ami, lecommensal de mademoiselle Gamard, qui venait, le lendemain même dujour où elle avait pour ainsi dire déclaré la guerre au pauvreBirotteau, le visiter et lui donner des marques d’amitié.

– Il faut excuser Marianne, dit le chanoine en la voyant entrer.Je pense qu’elle a commencé par venir chez moi. Mon appartement esttrès-humide, et j’ai beaucoup toussé pendant toute la nuit. – Vousêtes très-sainement ici, ajouta-t-il en regardant lescorniches.

– Oh&|160;! je suis ici en chanoine, répondit Birotteau ensouriant.

– Et moi en vicaire, répliqua l’humble prêtre.

– Oui, mais vous logerez bientôt à l’Archevêché, dit le bonprêtre qui voulait que tout le monde fût heureux.

– Oh&|160;! ou dans le cimetière. Mais que la volonté de Dieusoit faite&|160;! Et Troubert leva les yeux au ciel par unmouvement de résignation. – Je venais, ajouta-t-il, vous prier deme prêter le pouiller des évêques. Il n’y a que vous à Tours quiayez cet ouvrage.

– Prenez-le dans ma bibliothèque, répondit Birotteau que ladernière phrase du chanoine fit ressouvenir de toutes lesjouissances de sa vie.

Le grand chanoine passa dans la bibliothèque, et y resta pendantle temps que le vicaire mit à s’habiller. Bientôt la cloche dudéjeuner se fit entendre, et le goutteux pensant que, sans lavisite de Troubert, il n’aurait pas eu de feu pour se lever, se dit: – C’est un bon homme&|160;!

Les deux prêtres descendirent ensemble, armés chacun d’un énormein-folio, qu’ils posèrent sur une des consoles de la salle àmanger.

– Qu’est-ce que c’est que ça&|160;? demanda d’une voix aigremademoiselle Gamard en s’adressant à Birotteau. J’espère que vousn’allez pas encombrer ma salle à manger de vos bouquins.

– C’est des livres dont j’ai besoin, répondit l’abbé Troubert,monsieur le vicaire a la complaisance de me les prêter.

– J’aurais dû deviner cela, dit-elle en laissant échapper unsourire de dédain. Monsieur Birotteau ne lit pas souvent dans cesgros livres-là.

– Comment vous portez-vous, mademoiselle&|160;? reprit lepensionnaire d’une voix flûtée.

– Mais pas très-bien, répondit-elle sèchement. Vous êtes causeque j’ai été réveillée hier pendant mon premier sommeil, et toutema nuit s’en est ressentie. En s’asseyant, mademoiselle Gamardajouta : – Messieurs, le lait va se refroidir.

Stupéfait d’être si aigrement accueilli par son hôtesse quand ilen attendait des excuses, mais effrayé, comme le sont les genstimides, par la perspective d’une discussion, surtout quand ils ensont l’objet, le pauvre vicaire s’assit en silence. Puis, enreconnaissant dans le visage de mademoiselle Gamard les symptômesd’une mauvaise humeur apparente, il resta constamment en guerreavec sa raison, qui lui ordonnait de ne pas souffrir le manqued’égards de son hôtesse, tandis que son caractère le portait àéviter une querelle. En proie à cette angoisse intérieure,Birotteau commença par examiner sérieusement les grandes hachuresvertes peintes sur le gros taffetas ciré que, par un usageimmémorial, mademoiselle Gamard laissait pendant le déjeuner sur latable, sans avoir égard ni aux bords usés ni aux nombreusescicatrices de cette couverture. Les deux pensionnaires setrouvaient établis, chacun dans un fauteuil de canne, en face l’unde l’autre, à chaque bout de cette table royalement carrée, dont lecentre était occupé par l’hôtesse, et qu’elle dominait du haut desa chaise à patins, garnie de coussins et adossée au poêle de lasalle à manger. Cette pièce et le salon commun étaient situés aurez-de-chaussée, sous la chambre et le salon de l’abbé Birotteau.Lorsque le vicaire eut reçu de mademoiselle Gamard sa tasse de cafésucrée, il fut glacé du profond silence dans lequel il allaitaccomplir l’acte si habituellement gai de son déjeuner. Il n’osaitregarder ni la figure aride de Troubert, ni le visage menaçant dela vieille fille, et se tourna par contenance vers un gros carlinchargé d’embonpoint, qui, couché sur un coussin près du poêle, n’enbougeait jamais, trouvant toujours à sa gauche un petit plat remplide friandises, et à sa droite un bol plein d’eau claire.

– Eh&|160;! bien, mon mignon, lui dit-il, tu attends toncafé.

Ce personnage, l’un des plus importants au logis, mais peugênant en ce qu’il n’aboyait plus et laissait la parole à samaîtresse, leva sur Birotteau ses petits yeux perdus sous les plisformés dans son masque par la graisse, puis il les refermasournoisement. Pour comprendre la souffrance du pauvre vicaire, ilest nécessaire de dire que, doué d’une loquacité vide et sonorecomme le retentissement d’un ballon, il prétendait, sans avoirjamais pu donner aux médecins une seule raison de son opinion, queles paroles favorisaient la digestion. Mademoiselle, qui partageaitcette doctrine hygiénique, n’avait pas encore manqué, malgré leurmésintelligence, à causer pendant les repas&|160;; mais, depuisplusieurs matinées, le vicaire avait usé vainement son intelligenceà lui faire des questions insidieuses pour parvenir à lui délier lalangue. Si les bornes étroites dans lesquelles se renferme cettehistoire avaient permis de rapporter une seule de ces conversationsqui excitaient presque toujours le sourire amer et sardonique del’abbé Troubert, elle eût offert une peinture achevée de la viebéotienne des provinciaux. Quelques gens d’esprit n’apprendraientpeut-être pas sans plaisir les étranges développements que l’abbéBirotteau et mademoiselle Gamard donnaient à leurs opinionspersonnelles sur la politique, la religion et la littérature. Il yaurait certes quelque chose de comique à exposer : soit les raisonsqu’ils avaient tous deux de douter sérieusement, en l826, de lamort de Napoléon&|160;; soit les conjectures qui les faisaientcroire à l’existence de Louis XVII, sauvé dans le creux d’unegrosse bûche. Qui n’eût pas ri de les entendre établissant, par desraisons bien évidemment à eux, que le roi de France disposait seulde tous les impôts, que les Chambres étaient assemblées pourdétruire le clergé, qu’il était mort plus de treize cent millepersonnes sur l’échafaud pendant la révolution&|160;? Puis ilsparlaient de la Presse sans connaître le nombre des journaux, sansavoir la moindre idée de ce qu’était cet instrument moderne. Enfin,monsieur Birotteau écoutait avec attention mademoiselle Gamard,quand elle disait qu’un homme nourri d’un œuf chaque matin devaitinfailliblement mourir à la fin de l’année, et que cela s’étaitvu&|160;; qu’un petit pain mollet, mangé sans boire pendantquelques jours, guérissait de la sciatique&|160;; que tous lesouvriers qui avaient travaillé à la démolition de l’abbayeSaint-Martin étaient morts dans l’espace de six mois&|160;; quecertain préfet avait fait tout son possible, sous Bonaparte, pourruiner les tours de Saint-Gatien, et mille autres contesabsurdes.

Mais en ce moment Birotteau se sentit la langue morte, il serésigna donc à manger sans entamer la conversation. Bientôt iltrouva ce silence dangereux pour son estomac et dit hardiment : –Voilà du café excellent&|160;! Cet acte de courage fut complétementinutile. Après avoir regardé le ciel par le petit espace quiséparait, au-dessus du jardin, les deux arcs-boutants noirs deSaint-Gatien, le vicaire eut encore le courage de dire : – Il feraplus beau aujourd’hui qu’hier…

A ce propos, mademoiselle Gamard se contenta de jeter la plusgracieuse de ses oeillades à l’abbé Troubert, et reporta ses yeuxempreints d’une sévérité terrible sur Birotteau, qui heureusementavait baissé les siens.

Nulle créature du genre féminin n’était plus capable quemademoiselle Sophie Gamard de formuler la nature élégiaque de lavieille fille&|160;; mais, pour bien peindre un être dont lecaractère prête un intérêt immense aux petits événements de cedrame, et à la vie antérieure des personnages qui en sont lesacteurs, peut-être faut-il résumer ici les idées dont l’expressionse trouve chez la vieille fille : la vie habituelle fait l’âme, etl’âme fait la physionomie. Si tout, dans la société comme dans lemonde, doit avoir une fin, il y a certes ici-bas quelquesexistences dont le but et l’utilité sont inexplicables. La moraleet l’économie politique repoussent également l’individu quiconsomme sans produire, qui tient une place sur terre sans répandreautour de lui ni bien ni mal&|160;; car le mal est sans doute unbien dont les résultats ne se manifestent pas immédiatement. Il estrare que les vieilles filles ne se rangent pas d’elles-mêmes dansla classe de ces êtres improductifs. Or, si la conscience de sontravail donne à l’être agissant un sentiment de satisfaction quil’aide à supporter la vie, la certitude d’être à charge ou mêmeinutile doit produire un effet contraire, et inspirer pour lui-mêmeà l’être inerte le mépris qu’il excite chez les autres. Cette dureréprobation sociale est une des causes qui, à l’insu des vieillesfilles, contribuent à mettre dans leurs âmes le chagrinqu’expriment leurs figures. Un préjugé dans lequel il y a du vraipeut-être jette constamment partout, et en France encore plusqu’ailleurs, une grande défaveur sur la femme avec laquellepersonne n’a voulu ni partager les biens ni supporter les maux dela vie. Or, il arrive pour les filles un âge où le monde, à tort oua raison, les condamne sur le dédain dont elles sont victimes.Laides, la bonté de leur caractère devait racheter lesimperfections de la nature&|160;; jolies, leur malheur a dû êtrefondé sur des causes graves. On ne sait lesquelles, des unes ou desautres, sont les plus dignes de rebut. Si leur célibat a étéraisonné, s’il est un vœu d’indépendance, ni les hommes, ni lesmères ne leur pardonnent d’avoir menti au dévouement de la femme,en s’étant refusées aux passions qui rendent leur sexe si touchant: renoncer à ses douleurs, c’est en abdiquer la poésie, et ne plusmériter les douces consolations auxquelles une mère a toujoursd’incontestables droits. Puis les sentiments généreux, les qualitésexquises de la femme ne se développent que par leur constantexercice, en restant fille, une créature du sexe féminin n’est plusqu’un non-sens : égoïste et froide, elle fait horreur. Cet arrêtimplacable est malheureusement trop juste pour que les vieillesfilles en ignorent les motifs. Ces idées germent dans leur cœuraussi naturellement que les effets de leur triste vie sereproduisent dans leurs traits. Donc elles se flétrissent, parceque l’expansion constante ou le bonheur qui épanouit la figure desfemmes et jette tant de mollesse dans leurs mouvements n’a jamaisexisté chez elles. Puis elles deviennent âpres et chagrines, parcequ’un être qui a manqué sa vocation est malheureux&|160;; ilsouffre, et la souffrance engendre la méchanceté. En effet, avantde s’en prendre à elle-même de son isolement, une fille en accuselong-temps le monde. De l’accusation à un désir de vengeance, iln’y a qu’un pas. Enfin, la mauvaise grâce répandue sur leurspersonnes est encore un résultat nécessaire de leur vie. N’ayantjamais senti le besoin de plaire, l’élégance, le bon goût leurrestent étrangers. Elles ne voient qu’elles en elles-mêmes. Cesentiment les porte insensiblement à choisir les choses qui leursont commodes, au détriment de celles qui peuvent être agréables àautrui. Sans se bien rendre compte de leur dissemblance avec lesautres femmes, elles finissent par l’apercevoir et par en souffrir.La jalousie est un sentiment indélébile dans les cœurs féminins.Les vieilles filles sont donc jalouses à vide, et ne connaissentque les malheurs de la seule passion que les hommes pardonnent aubeau sexe, parce qu’elle les flatte. Ainsi, torturées dans tousleurs vœux, obligées de se refuser aux développements de leurnature, les vieilles filles éprouvent toujours une gêne intérieureà laquelle elles ne s’habituent jamais. N’est-il pas dur à toutâge, surtout pour une femme, de lire sur les visages un sentimentde répulsion, quand il est dans sa destinée de n’éveiller autourd’elle, dans les cœurs, que des sensations gracieuses&|160;? Aussile regard d’une vieille fille est-il toujours oblique, moins parmodestie que par peur et honte. Ces êtres ne pardonnent pas à lasociété leur position fausse, parce qu’ils ne se la pardonnent pasà eux-mêmes. Or, il est impossible à une personne perpétuellementen guerre avec elle, ou en contradiction avec la vie, de laisserles autres en paix, et de ne pas envier leur bonheur. Ce monded’idées tristes était tout entier dans les yeux gris et ternes demademoiselle Gamard&|160;; et le large cercle noir par lequel ilsétaient bordés, accusait les longs combats de sa vie solitaire.Toutes les rides de son visage étaient droites. La charpente de sonfront, de sa tête et de ses joues avait les caractères de larigidité, de la sécheresse. Elle laissait passer, sans aucun souci,les poils jadis bruns de quelques signes parsemés sur son menton.Ses lèvres minces couvraient à peine des dents trop longues qui nemanquaient pas de blancheur. Brune, ses cheveux jadis noirs avaientété blanchis par d’affreuses migraines. Cet accident lacontraignait à porter un tour&|160;; mais ne sachant pas le mettrede manière à en dissimuler la naissance, il existait souvent delégers interstices entre le bord de son bonnet et le cordon noirqui soutenait cette demi-perruque assez mal bouclée. Sa robe, detaffetas en été, de mérinos en hiver, mais toujours de couleurcarmélite, serrait un peu trop sa taille disgracieuse et ses brasmaigres. Sans cesse rabattue, sa collerette laissait voir un coudont la peau rougeâtre était aussi artistement rayée que peutl’être une feuille de chêne vue dans la lumière. Son origineexpliquait assez bien les malheurs de sa conformation. Elle étaitfille d’un marchand de bois, espèce de paysan parvenu. A dix-huitans, elle avait pu être fraîche et grasse, mais il ne lui restaitaucune trace ni de la blancheur de teint ni des jolies couleursqu’elle se vantait d’avoir eues. Les tons de sa chair avaientcontracté la teinte blafarde assez commune chez les dévotes. Sonnez aquilin était celui de tous les traits de sa figure quicontribuait le plus à exprimer le despotisme de ses idées, de mêmeque la forme plate de son front trahissait l’étroitesse de sonesprit. Ses mouvements avaient une soudaineté bizarre qui excluaittoute grâce&|160;; et rien qu’à la voir tirant son mouchoir de sonsac pour se moucher à grand bruit, vous eussiez deviné soncaractère et ses mœurs. D’une taille assez élevée, elle se tenaittrès-droit, et justifiait l’observation d’un naturaliste qui aphysiquement expliqué la démarche de toutes les vieilles filles enprétendant que leurs jointures se soudent. Elle marchait sans quele mouvement se distribuât également dans sa personne, de manière àproduire ces ondulations si gracieuses, si attrayantes chez lesfemmes&|160;; elle allait, pour ainsi dire d’une seule pièce, enparaissant surgir, à chaque pas, comme la statue du Commandeur.Dans ses moments de bonne humeur, elle donnait à entendre, comme lefont toutes les vieilles filles, qu’elle aurait bien pu se marier,mais elle s’était heureusement aperçue à temps de la mauvaise foide son amant, et faisait ainsi, sans le savoir, le procès à soncœur en faveur de son esprit de calcul.

Cette figure typique du genre vieille fille était très-bienencadrée par les grotesques inventions d’un papier vernireprésentant des paysages turcs qui ornaient les murs de la salle àmanger. Mademoiselle Gamard se tenait habituellement dans cettepièce décorée de deux consoles et d’un baromètre. A la placeadoptée par chaque abbé se trouvait un petit coussin en tapisseriedont les couleurs étaient passées. Le salon commun où elle recevaitétait digne d’elle. Il sera bientôt connu en faisant observer qu’ilse nommait le salon jaune : les draperies en étaient jaunes, lemeuble et la tenture jaunes&|160;; sur la cheminée garnie d’uneglace à cadre doré, des flambeaux et une pendule en cristaljetaient un éclat dur à l’oeil. Quant au logement particulier demademoiselle Gamard, il n’avait été permis à personne d’y pénétrer.L’on pouvait seulement conjecturer qu’il était rempli de ceschiffons, de ces meubles usés, de ces espèces de haillons donts’entourent toutes les vieilles filles, et auxquels elles tiennenttant.

Telle était la personne destinée à exercer la plus grandeinfluence sur les derniers jours de l’abbé Birotteau.

Faute d’exercer, selon les vœux de la nature, l’activité donnéeà la femme, et par la nécessité où elle était de la dépenser, cettevieille fille l’avait transportée dans les intrigues mesquines, lescaquetages de province et les combinaisons égoïstes dont finissentpar s’occuper exclusivement toutes les vieilles filles. Birotteau,pour son malheur, avait développé chez Sophie Gamard les seulssentiments qu’il fût possible à cette pauvre créature d’éprouver,ceux de la haine qui, latents jusqu’alors, par suite du calme et dela monotonie d’une vie provinciale dont pour elle l’horizon s’étaitencore rétréci, devaient acquérir d’autant plus d’intensité qu’ilsallaient s’exercer sur de petites choses et au milieu d’une sphèreétroite. Birotteau était de ces gens qui sont prédestinés à toutsouffrir, parce que, ne sachant rien voir, ils ne peuvent rienéviter : tout leur arrive.

– Oui, il fera beau, répondit après un moment le chanoine quiparut sortir de sa rêverie et vouloir pratiquer les lois de lapolitesse.

Birotteau, effrayé du temps qui s’écoula entre la demande et laréponse, car il avait, pour la première fois de sa vie, pris soncafé sans parler, quitta la salle à manger où son cœur était serrécomme dans un étau. Sentant sa tasse de café pesante sur sonestomac, il alla se promener tristement dans les petites alléesétroites et bordées de bois qui dessinaient une étoile dans lejardin. Mais en se retournant, après le premier tour qu’il y fit,il vit sur le seuil de la porte du salon mademoiselle Gamard etl’abbé Troubert plantés silencieusement : lui, les bras croisés etimmobile comme la statue d’un tombeau&|160;; elle, appuyée sur laporte-persienne. Tous deux semblaient, en le regardant, compter lenombre de ses pas. Rien n’est déjà plus gênant pour une créaturenaturellement timide que d’être l’objet d’un examen curieux&|160;;mais s’il est fait par les yeux de la haine, l’espèce de souffrancequ’il cause se change en un martyre intolérable. Bientôt l’abbéBirotteau s’imagina qu’il empêchait mademoiselle Gamard et lechanoine de se promener. Cette idée, inspirée tout à la fois par lacrainte et par la bonté, prit un tel accroissement qu’elle lui fitabandonner la place. Il s’en alla, ne pensant déjà plus à soncanonicat, tant il était absorbé par la désespérante tyrannie de lavieille fille. Il trouva par hasard, et heureusement pour lui,beaucoup d’occupation à Saint-Gatien, où il y eut plusieursenterrements, un mariage et deux baptêmes. Il put alors oublier seschagrins. Quand son estomac lui annonça l’heure du dîner, il netira pas sa montre sans effroi, en voyant quatre heures et quelquesminutes. Il connaissait la ponctualité de mademoiselle Gamard, ilse hâta donc de se rendre au logis.

Il aperçut dans la cuisine le premier service desservi. Puis,quand il arriva dans la salle à manger, la vieille fille lui ditd’un son de voix où se peignaient également l’aigreur d’un reprocheet la joie de trouver son pensionnaire en faute : – Il est quatreheures et demie, monsieur Birotteau. Vous savez que nous ne devonspas nous attendre.

Le vicaire regarda le cartel de la salle à manger, et la manièredont était posée l’enveloppe de gaze destinée à le garantir de lapoussière, lui prouva que son hôtesse l’avait remonté pendant lamatinée, en se donnant le plaisir de le faire avancer sur l’horlogede Saint-Gatien. Il n’y avait pas d’observation possible.L’expression verbale du soupçon conçu par le vicaire eût causé laplus terrible et la mieux justifiée des explosions éloquentes quemademoiselle Gamard sût, comme toutes les femmes de sa classe,faire jaillir en pareil cas. Les mille et une contrariétés qu’uneservante peut faire subir à son maître, ou une femme à son maridans les habitudes privées de la vie, furent devinées parmademoiselle Gamard, qui en accabla son pensionnaire. La manièredont elle se plaisait à ourdir ses conspirations contre le bonheurdomestique du pauvre prêtre portèrent l’empreinte du génie le plusprofondément malicieux. Elle s’arrangea pour ne jamais paraîtreavoir tort.

Huit jours après le moment où ce récit commence, l’habitation decette maison, et les relations que l’abbé Birotteau avait avecmademoiselle Gamard, lui révélèrent une trame ourdie depuis sixmois. Tant que la vieille fille avait sourdement exercé savengeance, et que le vicaire avait pu s’entretenir volontairementdans l’erreur, en refusant de croire à des intentionsmalveillantes, le mal moral avait fait peu de progrès chez lui.Mais, depuis l’affaire du bougeoir remonté, de la pendule avancée,Birotteau ne pouvait plus douter qu’il ne vécût sous l’empire d’unehaine dont l’oeil était toujours ouvert sur lui. Il arriva dès lorsrapidement au désespoir, en apercevant, à toute heure, les doigtscrochus et effilés de mademoiselle Gamard prêts à s’enfoncer dansson cœur. Heureuse de vivre par un sentiment aussi fertile enémotions que l’est celui de la vengeance, la vieille fille seplaisait à planer, à peser sur le vicaire, comme un oiseau de proieplane et pèse sur un mulot avant de le dévorer. Elle avait conçudepuis long-temps un plan que le prêtre abasourdi ne pouvaitdeviner, et qu’elle ne tarda pas à dérouler, en montrant le génieque savent déployer, dans les petites choses, les personnessolitaires dont l’âme, inhabile à sentir les grandeurs de la piétévraie, s’est jetée dans les minuties de la dévotion. Dernière, maisaffreuse aggravation de peine&|160;! La nature de ses chagrinsinterdisait à Birotteau, homme d’expansion, aimant à être plaint etconsolé, la petite douceur de les raconter à ses amis. Le peu detact qu’il devait à sa timidité lui faisait redouter de paraîtreridicule en s’occupant de pareilles niaiseries. Et cependant cesniaiseries composaient toute son existence, sa chère existencepleine d’occupations dans le vide et de vide dans lesoccupations&|160;; vie terne et grise où les sentiments trop fortsétaient des malheurs, où l’absence de toute émotion était unefélicité. Le paradis du pauvre prêtre se changea donc subitement enenfer. Enfin, ses souffrances devinrent intolérables. La terreurque lui causait la perspective d’une explication avec mademoiselleGamard s’accrut de jour en jour&|160;; et le malheur secret quiflétrissait les heures de sa vieillesse, altéra sa santé. Un matin,en mettant ses bas bleus chinés, il reconnut une perte de huitlignes dans la circonférence de son mollet. Stupéfait de cediagnostic si cruellement irrécusable, il résolut de faire unetentative auprès de l’abbé Troubert, pour le prier d’intervenirofficieusement entre mademoiselle Gamard et lui.

En se trouvant en présence de l’imposant chanoine, qui, pour lerecevoir dans une chambre nue, quitta promptement un cabinet pleinde papiers où il travaillait sans cesse, et où ne pénétraitpersonne, le vicaire eut presque honte de parler des taquineries demademoiselle Gamard à un homme qui lui paraissait si sérieusementoccupé. Mais après avoir subi toutes les angoisses de cesdélibérations intérieures que les gens humbles, indécis ou faibleséprouvent même pour des choses sans importance, il se décida, nonsans avoir le cœur grossi par des pulsations extraordinaires, àexpliquer sa position à l’abbé Troubert. Le chanoine écouta d’unair grave et froid, essayant, mais en vain, de réprimer certainssourires qui, peut-être, eussent révélé les émotions d’uncontentement intime à des yeux intelligents. Une flamme paruts’échapper de ses paupières lorsque Birotteau lui peignit, avecl’éloquence que donnent les sentiments vrais, la constante amertumedont il était abreuvé&|160;; mais Troubert mit la main au-dessus deses yeux par un geste assez familier aux penseurs, et gardal’attitude de dignité qui lui était habituelle. Quand le vicaireeut cessé de parler, il aurait été bien embarrassé s’il avait vouluchercher sur la figure de Troubert, alors marbrée par des tachesplus jaunes encore que ne l’était ordinairement son teint bilieux,quelques traces des sentiments qu’il avait dû exciter chez ceprêtre mystérieux. Après être resté pendant un moment silencieux,le chanoine fit une de ces réponses dont toutes les parolesdevaient être long-temps étudiées pour que leur portée fûtentièrement mesurée, mais qui, plus tard, prouvaient aux gensréfléchis l’étonnante profondeur de son âme et la puissance de sonesprit. Enfin, il accabla Birotteau en lui disant : que « ceschoses l’étonnaient d’autant plus, qu’il ne s’en serait jamaisaperçu sans la confession de son frère&|160;; il attribuait cedéfaut d’intelligence à ses occupations sérieuses, à ses travaux,et à la tyrannie de certaines pensées élevées qui ne luipermettaient pas de regarder aux détails de la vie. » Il lui fitobserver, mais sans avoir l’air de vouloir censurer la conduited’un homme dont l’âge et les connaissances méritaient son respect,que « jadis les solitaires songeaient rarement à leur nourriture, àleur abri, au fond des thébaïdes où ils se livraient à de saintescontemplations, » et que, « de nos jours, le prêtre pouvait par lapensée se faire partout une thébaïde. » Puis, revenant à Birotteau,il ajouta : que « ces discussions étaient tout nouvelles pour lui.Pendant douze années rien de semblable n’avait eu lieu entremademoiselle Gamard et le vénérable abbé Chapeloud. Quant à lui,sans doute, il pouvait bien, ajouta-t-il, devenir l’arbitre entrele vicaire et leur hôtesse, parce que son amitié pour elle nedépassait pas les bornes imposées par les lois de l’Eglise à sesfidèles serviteurs&|160;; mais alors la justice exigeait qu’ilentendît aussi mademoiselle Gamard. » – Que, d’ailleurs, il netrouvait rien de changé en elle&|160;; qu’il l’avait toujours vueainsi&|160;; qu’il s’était volontiers soumis à quelques-uns de sescaprices, sachant que cette respectable demoiselle était la bonté,la douceur même&|160;; qu’il fallait attribuer les légerschangements de son humeur aux souffrances causées par une pulmoniedont elle ne parlait pas, et à laquelle elle se résignait en vraiechrétienne… Il finit en disant au vicaire, que « pour peu qu’ilrestât encore quelques années auprès de mademoiselle, il sauraitmieux l’apprécier, et reconnaître les trésors de cet excellentcaractère. »

L’abbé Birotteau sortit confondu. Dans la nécessité fatale où ilse trouvait de ne prendre conseil que de lui-même, il jugeamademoiselle Gamard d’après lui. Le bonhomme crut, en s’absentantpendant quelques jours, éteindre, faute d’aliment, la haine que luiportait cette fille. Donc il résolut d’aller, comme jadis, passerplusieurs jours à une campagne où madame de Listomère se rendait àla fin de l’automne, époque à laquelle le ciel est ordinairementpur et doux en Touraine. Pauvre homme&|160;! il accomplissaitprécisément les vœux secrets de sa terrible ennemie, dont lesprojets ne pouvaient être déjoués que par une patience demoine&|160;; mais, ne devinant rien, ne sachant point ses propresaffaires, il devait succomber comme un agneau, sous le premier coupdu boucher.

Située sur la levée qui se trouve entre la ville de Tours et leshauteurs de Saint-Georges, exposée au midi, entourée de rochers, lapropriété de madame de Listomère offrait les agréments de lacampagne et tous les plaisirs de la ville. En effet, il ne fallaitpas plus de dix minutes pour venir du pont de Tours à la porte decette maison, nommée l’Alouette&|160;; avantage précieux dans unpays où personne ne veut se déranger pour quoi que ce soit, mêmepour aller chercher un plaisir. L’abbé Birotteau était à l’Alouettedepuis environ dix jours, lorsqu’un matin, au moment du déjeuner,le concierge vint lui dire que monsieur Caron désirait lui parler.Monsieur Caron était un avocat chargé des affaires de mademoiselleGamard. Birotteau ne s’en souvenant pas et ne se connaissant aucunpoint litigieux à démêler avec qui que ce fût au monde, quitta latable en proie à une sorte d’anxiété pour chercher l’avocat : il letrouva modestement assis sur la balustrade d’une terrasse.

– L’intention où vous êtes de ne plus loger chez mademoiselleGamard étant devenue évidente… dit l’homme d’affaires.

– Eh&|160;! monsieur, s’écria l’abbé Birotteau en interrompant,je n’ai jamais pensé à la quitter.

– Cependant, monsieur, reprit l’avocat, il faut bien que vousvous soyez expliqué à cet égard avec mademoiselle, puisqu’ellem’envoie à la fin de savoir si vous restez long-temps à lacampagne. Le cas d’une longue absence, n’ayant pas été prévu dansvos conventions, peut donner matière à contestation. Or,mademoiselle Gamard entendant que votre pension…

– Monsieur, dit Birotteau surpris et interrompant encorel’avocat, je ne croyais pas qu’il fût nécessaire d’employer desvoies presque judiciaires pour…

– Mademoiselle Gamard, qui veut prévenir toute difficulté, ditmonsieur Caron, m’a envoyé pour m’entendre avec vous.

– Eh&|160;! bien, si vous voulez avoir la complaisance derevenir demain, reprit encore l’abbé Birotteau, j’aurai consulté demon côté.

– Soit, dit Caron en saluant.

Et le ronge-papiers se retira. Le pauvre vicaire, épouvanté dela persistance avec laquelle mademoiselle Gamard le poursuivait,rentra dans la salle à manger de madame de Listomère, en offrantune figure bouleversée. A son aspect, chacun de lui demander : –Que vous arrive-t-il donc, monsieur Birotteau&|160;?…

L’abbé, désolé, s’assit sans répondre, tant il était frappé parles vagues images de son malheur. Mais, après le déjeuner, quandplusieurs de ses amis furent réunis dans le salon devant un bonfeu, Birotteau leur raconta naïvement les détails de son aventure.Ses auditeurs, qui commençaient à s’ennuyer de leur séjour à lacampagne, s’intéressèrent vivement à cette intrigue si bien enharmonie avec la vie de province. Chacun prit parti pour l’abbécontre la vieille fille.

– Comment&|160;! lui dit madame de Listomère, ne voyez-vous pasclairement que l’abbé Troubert veut votre logement&|160;?

Ici, l’historien serait en droit de crayonner le portrait decette dame&|160;; mais il a pensé que ceux mêmes auxquels lesystème de cognomologie de Sterne est inconnu, ne pourraient pasprononcer ces trois mots : MADAME DE LISTOMERE&|160;! sans se lapeindre noble, digne, tempérant les rigueurs de la piété par lavieille élégance des mœurs monarchiques et classiques, par desmanières polies&|160;; bonne, mais un peu roide&|160;; légèrementnasillarde&|160;; se permettant la lecture de la Nouvelle Héloïse,la comédie, et se coiffant encore en cheveux.

– Il ne faut pas que l’abbé Birotteau cède à cette vieilletracassière&|160;! s’écria monsieur de Listomère, lieutenant devaisseau venu en congé chez sa tante. Si le vicaire a du cœur etveut suivre mes avis, il aura bientôt conquis sa tranquillité.

Enfin, chacun se mit à analyser les actions de mademoiselleGamard avec la perspicacité particulière aux gens de province,auxquels on ne peut refuser le talent de savoir mettre à nu lesmotifs les plus secrets des actions humaines.

– Vous n’y êtes pas, dit un vieux propriétaire qui connaissaitle pays. Il y a là-dessous quelque chose de grave que je ne saisispas encore. L’abbé Troubert est trop profond pour être deviné sipromptement. Notre cher Birotteau n’est qu’au commencement de sespeines. D’abord, sera-t-il heureux et tranquille, même en cédantson logement à Troubert&|160;? J’en doute. – Si Caron est venu vousdire, ajouta-t-il en se tournant vers le prêtre ébahi, que vousaviez l’intention de quitter mademoiselle Gamard, sans doutemademoiselle Gamard a l’intention de vous mettre hors de chez elle…Eh&|160;! bien, vous en sortirez bon gré mal gré. Ces sortes degens ne hasardent jamais rien, et ne jouent qu’à coup sûr.

Ce vieux gentilhomme, nommé monsieur de Bourbonne, résumaittoutes les idées de la province aussi complétement que Voltaire arésumé l’esprit de son époque. Ce vieillard sec et maigre,professait en matière d’habillement toute l’indifférence d’unpropriétaire dont la valeur territoriale est cotée dans ledépartement. Sa physionomie, tannée par le soleil de la Touraine,était moins spirituelle que fine. Habitué à peser ses paroles, àcombiner ses actions, il cachait sa profonde circonspection sousune simplicité trompeuse. Aussi l’observation la plus légèresuffisait-elle pour apercevoir que, semblable à un paysan deNormandie, il avait toujours l’avantage dans toutes les affaires.Il était très-supérieur en oenologie, la science favorite desTourangeaux. Il avait su arrondir les prairies d’un de ses domainesaux dépens des lais de la Loire en évitant tout procès avec l’Etat.Ce bon tour le faisait passer pour un homme de talent. Si, charmépar la conversation de monsieur de Bourbonne, vous eussiez demandésa biographie à quelque Tourangeau : – Oh&|160;! c’est un vieuxmalin&|160;! eût [Coquille du Furne : eut] été la réponseproverbiale de tous ses jaloux, et il en avait beaucoup. EnTouraine, la jalousie forme, comme dans la plupart des provinces,le fond de la langue.

L’observation de monsieur de Bourbonne occasionna momentanémentun silence pendant lequel les personnes qui composaient ce petitcomité parurent réfléchir Sur ces entrefaites, mademoiselle Salomonde Villenoix fut annoncée. Amenée par le désir d’être utile àBirotteau, elle arrivait de Tours, et les nouvelles qu’elle enapportait changèrent complétement la face des affaires. Au momentde son arrivée, chacun, sauf le propriétaire, conseillait àBirotteau de guerroyer contre Troubert et Gamard, sous les auspicesde la société aristocratique qui devait le protéger.

– Le vicaire-général auquel le travail du personnel est remis,dit mademoiselle Salomon, vient de tomber malade, et l’archevêque acommis à sa place monsieur l’abbé Troubert. Maintenant, lanomination au canonicat dépend donc entièrement de lui. Or, hier,chez mademoiselle de La Blottière, l’abbé Poirel a parlé desdésagréments que l’abbé Birotteau causait à mademoiselle Gamard, demanière à vouloir justifier la disgrâce dont sera frappé notre bonabbé : « L’abbé Birotteau est un homme auquel l’abbé Chapeloudétait bien nécessaire, disait-il&|160;; et depuis la mort de cevertueux chanoine, il a été prouvé que… » Les suppositions, lescalomnies se sont succédé. Vous comprenez&|160;?

– Troubert sera vicaire-général, dit solennellement monsieur deBourbonne.

– Voyons&|160;! s’écria madame de Listomère en regardantBirotteau. Que préférez-vous : être chanoine, ou rester chezmademoiselle Gamard&|160;?

– Etre chanoine, fut un cri général.

– Eh&|160;! bien, reprit madame de Listomère, il faut donnergain de cause à l’abbé Troubert et à mademoiselle Gamard. Ne vousfont-ils pas savoir indirectement, par la visite de Caron, que sivous consentez à les quitter vous serez chanoine&|160;? Donnant,donnant&|160;!

Chacun se récria sur la finesse et la sagacité de madame deListomère, excepté le baron de Listomère son neveu, qui dit, d’unton comique, à monsieur de Bourbonne : – J’aurais voulu le combatentre la Gamard et le Birotteau.

Mais, pour le malheur du vicaire, les forces n’étaient paségales entre les gens du monde et la vieille fille soutenue parl’abbé Troubert. Le moment arriva bientôt où la lutte devait sedessiner plus franchement, s’agrandir, et prendre des proportionsénormes. Sur l’avis de madame de Listomère et de la plupart de sesadhérents qui commençaient à se passionner pour cette intriguejetée dans le vide de leur vie provinciale, un valet fut expédié àmonsieur Caron. L’homme d’affaires revint avec une céléritéremarquable, et qui n’effraya que monsieur de Bourbonne.

– Ajournons toute décision jusqu’à un plus ample informé, futl’avis de ce Fabius en robe de chambre auquel de profondesréflexions révélaient les hautes combinaisons de l’échiquiertourangeau.

Il voulut éclairer Birotteau sur les dangers de sa position. Lasagesse du vieux malin ne servait pas les passions du moment, iln’obtint qu’une légère attention. La conférence entre l’avocat etBirotteau dura peu. Le vicaire rentra tout effaré, disant : – Il medemande un écrit qui constate mon retrait.

– Quel est ce mot effroyable&|160;? dit le lieutenant devaisseau.

– Qu’est-ce que cela veut dire&|160;? s’écrit madame deListomère.

– Cela signifie simplement que l’abbé doit déclarer vouloirquitter la maison de mademoiselle Gamard, répondit monsieur deBourbonne en prenant une prise de tabac.

– N’est-ce que cela&|160;? Signez&|160;! dit madame de Listomèreen regardant Birotteau. Si vous êtes décidé sérieusement à sortirde chez elle, il n’y a aucun inconvénient à constater votrevolonté.

La volonté de Birotteau&|160;!

– Cela est juste, dit monsieur de Bourbonne en fermant satabatière par un geste sec dont la signification est impossible àrendre, car c’était tout un langage. – Mais il est toujoursdangereux d’écrire, ajouta-t-il en posant sa tabatière sur lacheminée d’un air à épouvanter le vicaire.

Birotteau se trouvait tellement hébété par le renversement detoutes ses idées, par la rapidité des événements qui lesurprenaient sans défense, par la facilité avec laquelle ses amistraitaient les affaires les plus chères de sa vie solitaire, qu’ilrestait immobile, comme perdu dans la lune, ne pensant à rien, maisécoutant et cherchant à comprendre le sens des rapides paroles quetout le monde prodiguait. Il prit l’écrit de monsieur Caron, et lelut, comme si le libellé de l’avocat allait être l’objet de sonattention, mais ce fut un mouvement machinal. Et il signa cettepièce, par laquelle il reconnaissait renoncer volontairement àdemeurer chez mademoiselle Gamard, comme à y être nourri suivantles conventions faites entre eux. Quand le vicaire eut achevéd’apposer sa signature, le sieur Caron reprit l’acte et lui demandadans quel endroit sa cliente devait faire remettre les choses à luiappartenant. Birotteau indiqua la maison de madame de Listomère.Par un signe, cette dame consentit à recevoir l’abbé pour quelquesjours, ne doutant pas qu’il ne fût bientôt nommé chanoine. Le vieuxpropriétaire voulut voir cette espèce d’acte de renonciation, etmonsieur Caron le lui apporta.

– Eh&|160;! bien, demanda-t-il au vicaire après l’avoir lu, ilexiste donc entre vous et mademoiselle Gamard des conventionsécrites&|160;? Où sont-elles&|160;? quelles en sont lesstipulations&|160;?

– L’acte est chez moi, répondit Birotteau.

– En connaissez-vous la teneur&|160;? demanda le propriétaire àl’avocat.

– Non, monsieur, dit monsieur Caron en tendant la main pourreprendre le papier fatal.

– Ah&|160;! se dit en lui-même le vieux propriétaire, toi,monsieur l’avocat, tu sais sans doute tout ce que cet actecontient&|160;; mais tu n’es pas payé pour nous le dire.

Et monsieur de Bourbonne rendit la renonciation à l’avocat.

– Où vais-je mettre tous mes meubles&|160;? s’écria Birotteau,et mes livres, ma belle bibliothèque, mes beaux tableaux, mon salonrouge, enfin tout mon mobilier&|160;!

Et le désespoir du pauvre homme, qui se trouvait déplanté pourainsi dire, avait quelque chose de si naïf&|160;; il peignait sibien la pureté de ses mœurs, son ignorance des choses du monde, quemadame de Listomère et mademoiselle Salomon lui dirent pour leconsoler, en prenant le ton employé par les mères quand ellespromettent un jouet à leurs enfants : – N’allez-vous pas vousinquiéter de ces niaiseries-là&|160;? Mais nous vous trouveronstoujours bien une maison moins froide, moins noire que celle demademoiselle Gamard. S’il ne se rencontre pas de logement qui vousplaise, eh&|160;! bien, l’une de nous vous prendra chez elle enpension. Allons, faisons un trictrac. Demain vous irez voirmonsieur l’abbé Troubert pour lui demander son appui, et vousverrez comme vous serez bien reçu par lui&|160;!

Les gens faibles se rassurent aussi facilement qu’ils se sonteffrayés. Donc le pauvre Birotteau, ébloui par la perspective dedemeurer chez madame de Listomère, oublia la ruine, consommée sansretour, du bonheur qu’il avait si long-temps désiré, dont il avaitsi délicieusement joui. Mais le soir, avant de s’endormir, et avecla douleur d’un homme pour qui le tracas d’un déménagement et denouvelles habitudes étaient la fin du monde, il se tortura l’esprità chercher où il pourrait retrouver pour sa bibliothèque unemplacement aussi commode que l’était sa galerie. En voyant seslivres errants, ses meubles disloqués et son ménage en désordre, ilse demandait mille fois pourquoi la première année passée chezmademoiselle Gamard avait été si douce, et la seconde si cruelle.Et toujours son aventure était un puits sans fond où tombait saraison. Le canonicat ne lui semblait plus une compensationsuffisante à tant de malheurs, et il comparait sa vie à un bas dontune seule maille échappée faisait déchirer toute la trame.Mademoiselle Salomon lui restait. Mais, en perdant ses vieillesillusions, le pauvre prêtre n’osait plus croire à une jeuneamitié.

Dans la citta dolente des vieilles filles, il s’en rencontrebeaucoup, surtout en France, dont la vie est un sacrifice noblementoffert tous les jours à de nobles sentiments. Les unes demeurentfièrement fidèles à un cœur que la mort leur a trop promptementravi : martyres de l’amour, elles trouvent le secret d’être femmespar l’âme. Les autres obéissent à un orgueil de famille, qui,chaque jour, déchoit à notre honte, et se dévouent à la fortuned’un frère, ou à des neveux orphelins : celles-là se font mères enrestant vierges. Ces vieilles filles atteignent au plus hauthéroïsme de leur sexe, en consacrant tous les sentiments fémininsau culte du malheur. Elles idéalisent la figure de la femme, enrenonçant aux récompenses de sa destinée et n’en acceptant que lespeines. Elles vivent alors entourées de la splendeur de leurdévouement, et les hommes inclinent respectueusement la tête devantleurs traits flétris. Mademoiselle de Sombreuil n’a été ni femme nifille&|160;; elle fut et sera toujours une vivante poésie.Mademoiselle Salomon appartenait à ces créatures héroïques. Sondévouement était religieusement sublime, en ce qu’il devait êtresans gloire, après avoir été une souffrance de tous les jours.Belle, jeune, elle fut aimée, elle aima&|160;; son prétendu perditla raison. Pendant cinq années, elle s’était, avec le courage del’amour, consacrée au bonheur mécanique de ce malheureux, de quielle avait si bien épousé la folie qu’elle ne le croyait point fou.C’était, du reste, une personne simple de manières, franche en sonlangage, et dont le visage pâle ne manquait pas de physionomie,malgré la régularité de ses traits. Elle ne parlait jamais desévénements de sa vie. Seulement, parfois, les tressaillementssoudains qui lui échappaient en entendant le récit d’une aventureaffreuse, ou triste, révélaient en elle les belles qualités quedéveloppent les grandes douleurs. Elle était venue habiter Toursaprès avoir perdu le compagnon de sa vie. Elle ne pouvait y êtreappréciée à sa juste valeur, et passait pour une bonne personne.Elle faisait beaucoup de bien, et s’attachait, par goût, aux êtresfaibles. A ce titre, le pauvre vicaire lui avait inspirénaturellement un profond intérêt.

Mademoiselle de Villenoix, qui allait à la ville dès le matin, yemmena Birotteau, le mit sur le quai de la Cathédrale, et le laissas’acheminant vers le Cloître où il avait grand désir d’arriver poursauver au moins le canonicat du naufrage, et veiller à l’enlèvementde son mobilier. Il ne sonna pas sans éprouver de violentespalpitations de cœur, à la porte de cette maison où il avaitl’habitude de venir depuis quatorze ans, qu’il avait habitée, etd’où il devait s’exiler à jamais, après avoir rêvé d’y mourir enpaix, à l’imitation de son ami Chapeloud. Marianne parut surprisede voir le vicaire. Il lui dit qu’il venait parler à l’abbéTroubert, et se dirigea vers le rez-de-chaussée où demeurait lechanoine&|160;; mais Marianne lui cria :

– L’abbé Troubert n’est plus là, monsieur le vicaire, il estdans votre ancien logement.

Ces mots causèrent un affreux saisissement au vicaire quicomprit enfin le caractère de Troubert, et la profondeur d’unevengeance si lentement calculée, en le trouvant établi dans labibliothèque de Chapeloud, assis dans le beau fauteuil gothique deChapeloud, couchant sans doute dans le lit de Chapeloud, jouissantdes meubles de Chapeloud, logé au cœur de Chapeloud, annulant letestament de Chapeloud, et déshéritant enfin l’ami de ce Chapeloud,qui, pendant si long-temps, l’avait parqué chez mademoiselleGamard, en lui interdisant tout avancement et lui fermant lessalons de Tours.

Par quel coup de baguette magique cette métamorphose avait-elleeu lieu&|160;? Tout cela n’appartenait-il donc plus àBirotteau&|160;? Certes, en voyant l’air sardonique avec lequelTroubert contemplait cette bibliothèque, le pauvre Birotteau jugeaque le futur vicaire-général était sûr de posséder toujours ladépouille de ceux qu’il avait si cruellement haïs, Chapeloud commeun ennemi, et Birotteau, parce qu’en lui se retrouvait encoreChapeloud. Mille idées se levèrent, à cet aspect, dans le cœur dubonhomme, et le plongèrent dans une sorte de songe. Il restaimmobile et comme fasciné par l’oeil de Troubert, qui le regardaitfixement.

– Je ne pense pas, monsieur, dit enfin Birotteau, que vousvouliez me priver des choses qui m’appartiennent. Si mademoiselleGamard a pu être impatiente de vous mieux loger, elle doit semontrer cependant assez juste pour me laisser le temps dereconnaître mes livres et d’enlever mes meubles.

– Monsieur, dit froidement l’abbé Troubert en ne laissantparaître sur son visage aucune marque d’émotion mademoiselle Gamardm’a instruit hier de votre départ, dont la cause m’est encoreinconnue. Si elle m’a installé ici, ce fut par nécessité. Monsieurl’abbé Poirel a pris mon appartement. J’ignore si les choses quisont dans ce logement appartiennent ou non à mademoiselle&|160;;mais, si elles sont à vous, vous connaissez sa bonne foi : lasainteté de sa vie est une garantie de sa probité. Quant à moi,vous n’ignorez pas la simplicité de mes mœurs. J’ai couché pendantquinze années dans une chambre nue sans faire attention àl’humidité qui m’a tué à la longue. Cependant, si vous vouliezhabiter de nouveau cet appartement, je vous le céderaisvolontiers.

En entendant ces mots terribles, Birotteau oublia l’affaire ducanonicat, il descendit avec la promptitude d’un jeune homme pourchercher mademoiselle Gamard, et la rencontra au bas de l’escaliersur le large palier dallé qui unissait les deux corps de logis.

– Mademoiselle, dit-il en la saluant et sans faire attention niau sourire aigrement moqueur qu’elle avait sur les lèvres ni à laflamme extraordinaire qui donnait à ses yeux la clarté de ceux destigres, je ne m’explique pas comment vous n’avez pas attendu quej’aie enlevé mes meubles, pour…

– Quoi&|160;! lui dit-elle en l’interrompant. Est-ce que tousvos effets n’auraient pas été remis chez madame deListomère&|160;?

– Mais, mon mobilier&|160;?

– Vous n’avez donc pas lu votre acte&|160;? dit la vieille filled’un ton qu’il faudrait pouvoir écrire musicalement pour fairecomprendre combien la haine sut mettre de nuances dansl’accentuation de chaque mot.

Et mademoiselle Gamard parut grandir, et ses yeux brillèrentencore, et son visage s’épanouit, et toute sa personne frissonna deplaisir. L’abbé Troubert ouvrit une fenêtre pour lire plusdistinctement dans un volume in-folio. Birotteau resta commefoudroyé. Mademoiselle Gamard lui cornait aux oreilles, d’une voixaussi claire que le son d’une trompette, les phrases suivantes : –N’est il pas convenu, au cas où vous sortiriez de chez moi, quevotre mobilier m’appartiendrait, pour m’indemniser de la différencequi existait entre la quotité de votre pension et celle durespectable abbé Chapeloud&|160;? Or, monsieur l’abbé Poirel ayantété nommé chanoine…

En entendant ces derniers mots, Birotteau s’inclina faiblement,comme pour prendre congé de la vieille fille&|160;; puis il sortitprécipitamment. Il avait peur, en restant plus long-temps, detomber en défaillance, et de donner ainsi un trop grand triomphe àde si implacables ennemis. Marchant comme un homme ivre, il gagnala maison de madame de Listomère où il trouva dans une salle basseson linge, ses vêtements et ses papiers contenus dans une malle. Al’aspect des débris de son mobilier, le malheureux prêtre s’assit,et se cacha le visage dans ses mains pour dérober aux gens la vuede ses pleurs. L’abbé Poirel était chanoine&|160;! Lui, Birotteau,se voyait sans asile, sans fortune et sans mobilier&|160;!Heureusement, mademoiselle Salomon vint à passer en voiture. Leconcierge de la maison, qui comprit le désespoir du pauvre homme,fit un signe au cocher. Puis, après quelques mots échangés entre lavieille fille et le concierge, le vicaire se laissa conduiredemi-mort près de sa fidèle amie, à laquelle il ne put dire que desmots sans suite. Mademoiselle Salomon, effrayée du dérangementmomentané d’une tête déjà si faible, l’emmena sur-le-champ àl’Alouette, en attribuant ce commencement d’aliénation mentale àl’effet qu’avait dû produire sur lui la nomination de l’abbéPoirel. Elle ignorait les conventions du prêtre avec mademoiselleGamard, par l’excellente raison qu’il en ignorait lui-mêmel’étendue. Et comme il est dans la nature que le comique se trouvemêlé parfois aux choses les plus pathétiques, les étranges réponsesde Birotteau firent presque sourire mademoiselle Salomon.

– Chapeloud avait raison, disait-il. C’est un monstre&|160;!

– Qui&|160;? demandait-elle.

– Chapeloud. Il m’a tout pris.

– Poirel donc&|160;?

– Non, Troubert.

Enfin, ils arrivèrent à l’Alouette, où les amis du prêtre luiprodiguèrent des soins si empressés, que, vers le soir, ils lecalmèrent, et purent obtenir de lui le récit de ce qui s’étaitpassé pendant la matinée.

Le flegmatique propriétaire demanda naturellement à voir l’actequi, depuis la veille, lui paraissait contenir le mot de l’énigme.Birotteau tira le fatal papier timbré de sa poche, le tendit àmonsieur de Bourbonne, qui le lut rapidement, et arriva bientôt àune clause ainsi conçue : « Comme il se trouve une différence dehuit cents francs par an entre la pension que payait feu monsieurChapeloud et celle pour laquelle ladite Sophie Gamard consent àprendre chez elle, aux conditions ci-dessus stipulées, leditFrançois Birotteau&|160;; attendu que le soussigné FrançoisBirotteau reconnaît surabondamment être hors d’état de donnerpendant plusieurs années le prix payé par les pensionnaires de lademoiselle Gamard, et notamment par l’abbé Troubert&|160;; enfin,eu égard à diverses avances faites par ladite Sophie Gamardsoussignée, ledit Birotteau s’engage à lui laisser à titred’indemnité le mobilier dont il se trouvera possesseur à son décès,ou lorsque, par quelque cause que ce puisse être, il viendrait àquitter volontairement, et à quelque époque que ce soit, les lieuxà lui présentement loués, et à ne plus profiter des avantagesstipulés dans les engagements pris par mademoiselle Gamard enverslui, ci-dessus… »

– Tudieu, quelle grosse&|160;! s’écria le propriétaire, et dequelles griffes est armée ladite Sophie Gamard&|160;!

Le pauvre Birotteau, n’imaginant dans sa cervelle d’enfantaucune cause qui pût le séparer un jour de mademoiselle Gamard,comptait mourir chez elle. Il n’avait aucun souvenir de cetteclause, dont les termes ne furent pas même discutés jadis, tantelle lui avait semblé juste, lorsque, dans son désir d’appartenir àla vieille fille, il aurait signé tous les parchemins qu’on luiaurait présentés. Cette innocence était si respectable, et laconduite de mademoiselle Gamard si atroce&|160;; le sort de cepauvre sexagénaire avait quelque chose de si déplorable, et safaiblesse le rendait si touchant, que, dans un premier momentd’indignation, madame de Listomère s’écria : – Je suis cause de lasignature de l’acte qui vous a ruiné, je dois vous rendre lebonheur dont je vous ai privé.

– Mais, dit le vieux gentilhomme, l’acte constitue un dol, et ily a matière à procès…

– Eh&|160;! bien, Birotteau plaidera. S’il perd à Tours, ilgagnera à Orléans. S’il perd à Orléans, il gagnera à Paris, s’écriale baron de Listomère.

– S’il veut plaider, reprit froidement monsieur de Bourbonne, jelui conseille de se démettre d’abord de son vicariat.

– Nous consulterons des avocats, reprit madame de Listomère, etnous plaiderons s’il faut plaider. Mais cette affaire est trophonteuse pour mademoiselle Gamard, et peut devenir trop nuisible àl’abbé Troubert, pour que nous n’obtenions pas quelquetransaction.

Après mûre délibération, chacun promit son assistance à l’abbéBirotteau dans la lutte qui allait s’engager entre lui et tous lesadhérents de ses antagonistes. Un sûr pressentiment, un instinctprovincial indéfinissable forçait chacun à unir les deux noms deGamard et Troubert. Mais aucun de ceux qui se trouvaient alors chezmadame de Listomère, excepté le vieux malin, n’avait une idée bienexacte de l’importance d’un semblable combat. Monsieur de Bourbonneattira dans un coin le pauvre abbé.

– Des quatorze personnes qui sont ici, lui dit-il à voix basse,il n’y en aura pas une pour vous dans quinze jours. Si vous avezbesoin d’appeler quelqu’un à votre secours, vous ne trouverezpeut-être alors que moi d’assez hardi pour oser prendre votredéfense, parce que je connais la province, les hommes, les choses,et, mieux encore, les intérêts&|160;! Mais tous vos amis, quoiquepleins de bonnes intentions, vous mettent dans un mauvais chemind’où vous ne pourrez vous tirer. Ecoutez mon conseil. Si vousvoulez vivre en paix, quittez le vicarial de Saint-Gatien, quittezTours. Ne dites pas où vous irez, mais allez chercher quelque cureéloignée où Troubert ne puisse pas vous rencontrer.

– Abandonner Tours&|160;? s’écria le vicaire avec un effroiindescriptible.

C’était pour lui une sorte de mort. N’était-ce pas briser toutesles racines par lesquelles il s’était planté dans le monde. Lescélibataires remplacent les sentiments par des habitudes. Lorsqu’àce système moral, qui les fait moins vivre que traverser la vie, sejoint un caractère faible, les choses extérieures prennent sur euxun empire étonnant. Aussi Birotteau était-il devenu semblable àquelque végétal : le transplanter, c’était en risquer l’innocentefructification. De même que, pour vivre, un arbre doit retrouver àtoute heure les mêmes sucs, et toujours avoir ses chevelus dans lemême terrain, Birotteau devait toujours trotter dansSaint-Gatien&|160;; toujours piétiner dans l’endroit du Mail où ilse promenait habituellement, sans cesse parcourir les rues parlesquelles il passait, et continuer d’aller dans les trois salons,où il jouait, pendant chaque soirée, au wisth ou au trictrac.

– Ah&|160;! je n’y pensais pas, répondit monsieur de Bourbonneen regardant le prêtre avec une espèce de pitié.

Tout le monde sut bientôt, dans la ville de Tours, que madame labaronne de Listomère, veuve d’un lieutenant-général, recueillaitl’abbé Birotteau, vicaire de Saint-Gatien. Ce fait, que beaucoup degens révoquaient en doute, trancha nettement toutes les questions,et dessina les partis, surtout lorsque mademoiselle Salomon osa, lapremière, parler de dol et de procès. Avec la vanité subtile quidistingue les vieilles filles, et le fanatisme de personnalité quiles caractérise, mademoiselle Gamard se trouva fortement blessée duparti que prenait madame de Listomère. La baronne était une femmede haut rang, élégante dans ses mœurs, et dont le bon goût, lesmanières polies, la piété ne pouvaient être contestés. Elledonnait, en recueillant Birotteau, le démenti le plus formel àtoutes les assertions de mademoiselle Gamard, en censuraitindirectement la conduite, et semblait sanctionner les plaintes duvicaire contre son ancienne hôtesse.

Il est nécessaire, pour l’intelligence de cette histoire,d’expliquer ici tout ce que le discernement et l’esprit d’analyseavec lequel les vieilles femmes se rendent compte des actionsd’autrui prêtaient de force à mademoiselle Gamard, et quellesétaient les ressources de son parti. Accompagnée du silencieux abbéTroubert, elle allait passer ses soirées dans quatre ou cinqmaisons où se réunissaient une douzaine de personnes toutes liéesentre elles par les mêmes goûts, et par l’analogie de leursituation. C’était un ou deux vieillards qui épousaient lespassions et les caquetages de leurs servantes&|160;; cinq ou sixvieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser lesparoles, à scruter les démarches de leurs voisins et des gensplacés au-dessus ou au-dessous d’elles dans la société&|160;; puis,enfin, plusieurs femmes âgées, exclusivement occupées à distillerles médisances, à tenir un registre exact de toutes les fortunes,ou à contrôler les actions des autres : elles pronostiquaient lesmariages et blâmaient la conduite de leurs amies aussi aigrementque celle de leurs ennemies. Ces personnes, logées toutes dans laville de manière à y figurer les vaisseaux capillaires d’uneplante, aspiraient, avec la soif d’une feuille pour la rosée, lesnouvelles, les secrets de chaque ménage, les pompaient et lestransmettaient machinalement à l’abbé Troubert, comme les feuillescommuniquent à la tige la fraîcheur qu’elles ont absorbée. Donc,pendant chaque soirée de la semaine, excitées par ce besoind’émotion qui se retrouve chez tous les individus, ces bonnesdévotes dressaient un bilan exact de la situation de la ville, avecune sagacité digne du conseil des Dix, et faisaient la policearmées de cette espèce d’espionnage à coup sûr que créent lespassions. Puis, quand elles avaient deviné la raison secrète d’unévénement, leur amour-propre les portait à s’approprier la sagessede leur sanhédrin, pour donner le ton du bavardage dans leurs zonesrespectives. Cette congrégation oisive et agissante, invisible etvoyant tout, muette et parlant sans cesse, possédait alors uneinfluence que sa nullité rendait en apparence peu nuisible, maisqui cependant devenait terrible quand elle était animée par unintérêt majeur. Or, il y avait bien long-temps qu’il ne s’étaitprésenté dans la sphère de leurs existences un événement aussigrave et aussi généralement important pour chacune d’elles quel’était la lutte de Birotteau, soutenu par madame de Listomère,contre l’abbé Troubert et mademoiselle Gamard. En effet, les troissalons de mesdames de Listomère, Merlin de La Blottière et deVillenoix étant considérés comme ennemis par ceux où allaitmademoiselle Gamard, il y avait au fond de cette querelle l’espritde corps et toutes ses vanités. C’était le combat du peuple et dusénat romain dans une taupinière, ou une tempête dans un verred’eau, comme l’a dit Montesquieu en parlant de la république deSaint-Marin dont les charges publiques ne duraient qu’un jour, tantla tyrannie y était facile à saisir. Mais cette tempête développaitnéanmoins dans les âmes autant de passions qu’il en aurait fallupour diriger les plus grands intérêts sociaux. N’est-ce pas uneerreur de croire que le temps ne soit rapide que pour les cœurs enproie aux vastes projets qui troublent la vie et la fontbouillonner. Les heures de l’abbé Troubert coulaient aussi animées,s’enfuyaient chargées de pensées tout aussi soucieuses, étaientridées par des désespoirs et des espérances aussi profondes quepouvaient l’être les heures cruelles de l’ambitieux, du joueur etde l’amant. Dieu seul est dans le secret de l’énergie que nouscoûtent les triomphes occultement remportés sur les hommes, sur leschoses et sur nous-mêmes. Si nous ne savons pas toujours où nousallons, nous connaissons bien les fatigues du voyage. Seulement,s’il est permis à l’historien de quitter le drame qu’il racontepour prendre pendant un moment le rôle des critiques, s’il vousconvie à jeter un coup d’oeil sur les existences de ces vieillesfilles et des deux abbés, afin d’y chercher la cause du malheur quiles viciait dans leur essence&|160;; il vous sera peut-êtredémontré qu’il est nécessaire à l’homme d’éprouver certainespassions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa viede la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l’égoïsmenaturel à toutes les créatures.

Madame de Listomère revint en ville sans savoir que, depuis cinqou six jours, plusieurs de ses amis étaient obligés de réfuter uneopinion, accréditée sur elle, dont elle aurait ri si elle l’eûtconnue, et qui supposait à son affection pour son neveu des causespresque criminelles. Elle mena l’abbé Birotteau chez son avocat, àqui le procès ne parut pas chose facile. Les amis du vicaire,animés par le sentiment que donne la justice d’une bonne cause, ouparesseux pour un procès qui ne leur était pas personnel, avaientremis le commencement de l’instance au jour où ils reviendraient àTours. Les amis de mademoiselle Gamard purent donc prendre lesdevants, et surent raconter l’affaire peu favorablement pour l’abbéBirotteau.

Donc l’homme de loi, dont la clientèle se composaitexclusivement des gens pieux de la ville, étonna beaucoup madame deListomère en lui conseillant de ne pas s’embarquer dans unsemblable procès, et il termina la conférence en disant que,d’ailleurs, il ne s’en chargerait pas, parce que, aux termes del’acte, mademoiselle Gamard avait raison en Droit&|160;; qu’enEquité, c’est-à-dire en dehors de la justice, l’abbé Birotteauparaîtrait, aux yeux du tribunal et à ceux des honnêtes gens,manquer au caractère de paix, de conciliation et à la mansuétudequ’on lui avait supposés jusqu’alors&|160;; que mademoiselleGamard, connue pour une personne douce et facile à vivre, avaitobligé Birotteau en lui prêtant l’argent nécessaire pour payer lesdroits successifs auxquels avait donné lieu le testament deChapeloud, sans lui en demander de reçu&|160;; que Birotteaun’était pas d’âge et de caractère à signer un acte sans savoir cequ’il contenait, ni sans en connaître l’importance&|160;; et ques’il avait quitté mademoiselle Gamard après deux ans d’habitation,quand son ami Chapeloud était resté chez elle pendant douze ans, etTroubert pendant quinze, ce ne pouvait être qu’en vue d’un projet àlui connu&|160;; que le procès serait donc jugé comme un acted’ingratitude, etc.

Après avoir laissé Birotteau marcher en avant vers l’escalier,l’avoué prit madame de Listomère à part, en la reconduisant, etl’engagea, au nom de son repos, à ne pas se mêler de cetteaffaire.

Cependant, le soir, le pauvre vicaire, qui se tourmentait autantqu’un condamné à mort dans le cabanon de Bicêtre quand il y attendle résultat de son pourvoi en cassation, ne put s’empêcherd’apprendre à ses amis le résultat de sa visite, au moment où,avant l’heure de faire les parties, le cercle se formait devant lacheminée de madame de Listomère.

– Excepté l’avoué des Libéraux, je ne connais, à Tours, aucunhomme de chicane qui voulût se charger de ce procès sans avoirl’intention de vous le faire perdre, s’écria monsieur de Bourbonne,et je ne vous conseille pas de vous y embarquer.

– Hé&|160;! bien, c’est une infamie, dit le lieutenant devaisseau. Moi, je conduirai l’abbé chez cet avoué.

– Allez-y lorsqu’il fera nuit, dit monsieur de Bourbonne enl’interrompant.

– Et pourquoi&|160;?

– Je viens d’apprendre que l’abbé Troubert est nommé vicairegénéral, à la place de celui qui est mort avant-hier.

– Je me moque bien de l’abbé Troubert&|160;!

Malheureusement, le baron de Listomère, homme de trente-six ans,ne vit pas le signe que lui fit monsieur de Bourbonne, pour luirecommander de peser ses paroles, en lui montrant un conseiller depréfecture, ami de Troubert. Le lieutenant de vaisseau ajouta donc: – Si monsieur l’abbé Troubert est un fripon…

– Oh&|160;! dit monsieur de Bourbonne en l’interrompant,pourquoi mettre l’abbé Troubert dans une affaire à laquelle il estcomplétement étranger&|160;?…

– Mais, reprit le baron, ne jouit-il pas des meubles de l’abbéBirotteau&|160;? Je me souviens d’être allé chez Chapeloud, et d’yavoir vu deux tableaux de prix. Supposez qu’ils valent dix millefrancs&|160;?… Croyez-vous que monsieur Birotteau ait eul’intention de donner, pour deux ans d’habitation chez cetteGamard, dix mille francs, quand déjà la bibliothèque et les meublesvalent à peu près cette somme&|160;?

L’abbé Birotteau ouvrit de grands yeux en apprenant qu’il avaitpossédé un capital si énorme.

Et le baron, poursuivant avec chaleur, ajouta : – ParDieu&|160;! monsieur Salmon, l’ancien expert du Musée de Paris, estvenu voir ici sa belle-mère. Je vais y aller ce soir même, avecl’abbé Birotteau, pour le prier d’estimer les tableaux. De là je lemènerai chez l’avoué.

Deux jours après cette conversation, le procès avait pris de laconsistance. L’avoué des Libéraux, devenu celui de Birotteau,jetait beaucoup de défaveur sur la cause du vicaire. Les gensopposés au gouvernement, et ceux qui étaient connus pour ne pasaimer les prêtres ou la religion, deux choses que beaucoup de gensconfondent, s’emparèrent de cette affaire, et toute la ville enparla. L’ancien expert du Musée avait estimé onze mille francs laVierge du Valentin et le Christ de Lebrun, morceaux d’une beautécapitale. Quant à la bibliothèque et aux meubles gothiques, le goûtdominant qui croissait de jour en jour à Paris pour ces sortes dechoses leur donnait momentanément une valeur de douze mille francs.Enfin, l’expert, vérification faite, évalua le mobilier entier àdix mille écus. Or, il était évident que, Birotteau n’ayant pasentendu donner à mademoiselle Gamard cette somme énorme pour le peud’argent qu’il pouvait lui devoir en vertu de la soulte stipulée,il y avait, judiciairement parlant, lieu à reformer leursconventions&|160;; autrement la vieille fille eût été coupable d’undol volontaire. L’avoué des Libéraux entama donc l’affaire enlançant un exploit introductif d’instance à mademoiselle Gamard.Quoique très-acerbe, cette pièce, fortifiée par des citationsd’arrêts souverains et corroborée par quelques articles du Code,n’en était pas moins un chef-d’œuvre de logique judiciaire, etcondamnait si évidemment la vieille fille que trente ou quarantecopies en furent méchamment distribuées dans la ville parl’Opposition.

Quelques jours après le commencement des hostilités entre lavieille fille et Birotteau, le baron de Listomère, qui espéraitêtre compris, en qualité de capitaine de corvette, dans la premièrepromotion, annoncée depuis quelque temps au Ministère de la Marine,reçut une lettre par laquelle l’un de ses amis lui annonçait qu’ilétait question dans les bureaux de le mettre hors du cadred’activité. Etrangement surpris de cette nouvelle, il partitimmédiatement pour Paris, et vint à la première soirée du ministre,qui en parut fort étonné lui-même, et se prit à rire en apprenantles craintes dont lui fit part le baron de Listomère. Le lendemain,nonobstant la parole du ministre, le baron consulta les Bureaux.Par une indiscrétion que certains chefs commettent assezordinairement pour leurs amis, un secrétaire lui montra un travailtout préparé, mais que la maladie d’un directeur avait empêchéjusqu’alors d’être soumis au ministre, et qui confirmait la fatalenouvelle. Aussitôt, le baron de Listomère alla chez un de sesoncles, lequel, en sa qualité de député, pouvait voir immédiatementle ministre à la Chambre, et il le pria de sonder les dispositionsde Son Excellence, car il s’agissait pour lui de la perte de sonavenir. Aussi attendit-il avec la plus vive anxiété, dans lavoiture de son oncle, la fin de la séance. Le député sortit bienavant la clôture, et dit à son neveu pendant le chemin qu’il fit ense rendant à son hôtel : – Comment, diable&|160;! vas-tu te mêlerde faire la guerre aux prêtres&|160;? Le ministre a commencé parm’apprendre que tu t’étais mis à la tête des Libéraux àTours&|160;! Tu as des opinions détestables, tu ne suis pas laligne du gouvernement, etc. Ses phrases étaient aussi entortilléesque s’il parlait encore à la Chambre. Alors je lui ai dit : –Ah&|160;! çà, entendons nous&|160;? Son Excellence a fini parm’avouer que tu étais mal avec la Grande-Aumônerie. Bref, endemandant quelques renseignements à mes collègues, j’ai su que tuparlais fort légèrement d’un certain abbé Troubert, simplevicaire-général, mais le personnage le plus important de laprovince où il représente la Congrégation. J’ai répondu de toicorps pour corps au ministre. Monsieur mon neveu, si tu veux faireton chemin, ne te crée aucune inimitié sacerdotale. Va vite àTours, fais-y ta paix avec ce diable de vicaire-général. Apprendsque les vicaires-généraux sont des hommes avec lesquels il fauttoujours vivre en paix. Morbleu&|160;! lorsque nous travaillonstous à rétablir la religion, il est stupide à un lieutenant devaisseau, qui veut être capitaine, de déconsidérer les prêtres. Situ ne te raccommodes pas avec l’abbé Troubert, ne compte plus surmoi : je te renierai. Le ministre des Affaires Ecclésiastiques m’aparlé tout à l’heure de cet homme comme d’un futur évêque. SiTroubert prenait notre famille en haine, il pourrait m’empêcherd’être compris dans la prochaine fournée de pairs.Comprends-tu&|160;?

Ces paroles expliquèrent au lieutenant de vaisseau les secrètesoccupations de Troubert, de qui Birotteau disait niaisement : – Jene sais pas à quoi lui sert de passer les nuits.

La position du chanoine au milieu du sénat femelle qui faisaitsi subtilement la police de la province et sa capacité personnellel’avaient fait choisir par la Congrégation, entre tous lesecclésiastiques de la ville, pour être le proconsul inconnu de laTouraine. Archevêque, général, préfet, grands et petits étaientsous son occulte domination. Le baron de Listomère eut bientôt prisson parti.

– Je ne veux pas, dit-il à son oncle, recevoir une secondebordée ecclésiastique dans mes œuvres-vives.

Trois jours après cette conférence diplomatique entre l’oncle etle neveu, le marin, subitement revenu par la malle-poste à Tours,révélait à sa tante, le soir même de son arrivée, les dangers quecouraient les plus chères espérances de la famille de Listomère,s’ils s’obstinaient l’un et l’autre à soutenir cet imbécile deBirotteau. Le baron avait retenu monsieur de Bourbonne au moment oùle vieux gentilhomme prenait sa canne et son chapeau pour s’enaller après la partie de wisth. Les lumières du vieux malin étaientindispensables pour éclairer les écueils dans lesquels setrouvaient engagés les Listomère, et le vieux malin n’avaitprématurément cherché sa canne et son chapeau que pour se fairedire à l’oreille : – Restez, nous avons à causer.

Le prompt retour du baron, son air de contentement, en désaccordavec la gravité peinte en certains moments sur sa figure, avaientaccusé vaguement à monsieur de Bourbonne quelques échecs reçus parle lieutenant dans sa croisière contre Gamard et Troubert. Il nemarqua point de surprise en entendant le baron proclamer le secretpouvoir du vicaire-général congréganiste.

– Je le savais, dit-il.

– Hé&|160;! bien, s’écria la baronne, pourquoi ne pas nous avoiravertis&|160;?

– Madame, répondit-il vivement, oubliez que j’ai devinél’invisible influence de ce prêtre, et j’oublierai que vous laconnaissez également. Si nous ne nous gardions pas le secret, nouspasserions pour ses complices : nous serions redoutés et haïs.Imitez-moi : feignez d’être une dupe&|160;; mais sachez bien oùvous mettez les pieds. Je vous en avais assez dit, vous ne mecompreniez point, et je ne voulais pas me compromettre.

– Comment devons-nous maintenant nous y prendre&|160;? dit lebaron.

Abandonner Birotteau n’était pas une question, et ce fut unepremière condition sous-entendue par les trois conseillers.

– Battre en retraite avec les honneurs de la guerre a toujoursété le chef-d’œuvre des plus habiles généraux, répondit monsieur deBourbonne. Pliez devant Troubert : si sa haine est moins forte quesa vanité, vous vous en ferez un allié&|160;; mais si vous plieztrop, il vous marchera sur le ventre&|160;; car

Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’Eglise,

a dit Boileau. Faites croire que vous quittez le service, vouslui échappez, monsieur le baron. Renvoyez le vicaire, madame, vousdonnerez gain de cause à la Gamard. Demandez chez l’archevêque àl’abbé Troubert s’il sait le wisth, il vous dira oui. Priez-le devenir faire une partie dans ce salon, où il veut être reçu&|160;;certes, il y viendra. Vous êtes femme, sachez mettre ce prêtre dansvos intérêts. Quand le baron sera capitaine de vaisseau, son onclepair de France, Troubert évêque, vous pourrez faire Birotteauchanoine tout à votre aise. Jusque-là pliez&|160;; mais pliez avecgrâce et en menaçant. Votre famille peut prêter à Troubert autantd’appui qu’il vous en donnera&|160;; vous vous entendrez àmerveille. D’ailleurs marchez la sonde en main, marin&|160;!

– Ce pauvre Birotteau&|160;! dit la baronne.

– Oh&|160;! entamez-le promptement, répliqua le propriétaire ens’en allant. Si quelque libéral adroit s’emparait de cette têtevide, il vous causerait des chagrins. Après tout, les tribunauxprononceraient en sa faveur, et Troubert doit avoir peur dujugement. Il peut encore vous pardonner d’avoir entamé lecombat&|160;; mais, après une défaite, il serait implacable. J’aidit.

Il fit claquer sa tabatière, alla mettre ses doubles souliers,et partit.

Le lendemain matin, après le déjeuner, la baronne resta seuleavec le vicaire, et lui dit, non sans un visible embarras : – Moncher monsieur Birotteau, vous allez trouver mes demandes bieninjustes et bien inconséquentes&|160;; mais il faut, pour vous etpour nous, d’abord éteindre votre procès contre mademoiselle Gamarden vous désistant de vos prétentions, puis quitter ma maison. Enentendant ces mots le pauvre prêtre pâlit. – Je suis, reprit-elle,la cause innocente de vos malheurs, et sais que sans mon neveu vousn’eussiez pas intenté le procès qui maintenant fait votre chagrinet le nôtre. Mais écoutez&|160;?

Elle lui déroula succinctement l’immense étendue de cetteaffaire et lui expliqua la gravité de ses suites. Ses méditationslui avaient fait deviner pendant la nuit les antécédents probablesde la vie de Troubert : elle put alors, sans se tromper, démontrerà Birotteau la trame dans laquelle l’avait enveloppé cettevengeance si habilement ourdie, lui révéler la haute capacité, lepouvoir de son ennemi en lui en dévoilant la haine, en lui enapprenant les causes, en le lui montrant couché durant douze annéesdevant Chapeloud, et dévorant Chapeloud, et persécutant encoreChapeloud dans son ami. L’innocent Birotteau joignit ses mainscomme pour prier et pleura de chagrin à l’aspect d’horreurshumaines que son âme pure n’avait jamais soupçonnées. Aussi effrayéque s’il se fût trouvé sur le bord d’un abîme, il écoutait, lesyeux fixes et humides, mais sans exprimer aucune idée, le discoursde sa bienfaitrice, qui lui dit en terminant : – Je sais tout cequ’il y a de mal à vous abandonner&|160;; mais, mon cher abbé, lesdevoirs de famille passent avant ceux de l’amitié. Cédez, comme jele fais, à cet orage, je vous en prouverai toute ma reconnaissance.Je ne vous parle pas de vos intérêts, je m’en charge. Vous serezhors de toute inquiétude pour votre existence. Par l’entremise deBourbonne, qui saura sauver les apparences, je ferai en sorte querien ne vous manque. Mon ami, donnez-moi le droit de vous trahir.Je resterai votre amie, tout en me conformant aux maximes du monde.Décidez.

Le pauvre abbé stupéfait s’écria : – Chapeloud avait donc raisonen disant que, si Troubert pouvait venir le tirer par les piedsdans la tombe, il le ferait&|160;! Il couche dans le lit deChapeloud.

– Il ne s’agit pas de se lamenter, dit madame de Listomère, nousavons peu de temps à nous. Voyons&|160;!

Birotteau avait trop de bonté pour ne pas obéir, dans lesgrandes crises, au dévouement irréfléchi du premier moment. Maisd’ailleurs sa vie n’était déjà plus qu’une agonie. Il dit, enjetant à sa protectrice un regard désespérant qui la navra : – Jeme confie à vous. Je ne suis plus qu’un bourrier de larue&|160;!

Ce mot tourangeau n’a pas d’autre équivalent possible que le motbrin de paille. Mais il y a de jolis petits brins de paille,jaunes, polis, rayonnants, qui font le bonheur des enfants&|160;;tandis que le bourrier est le brin de paille décoloré, boueux,roulé dans les ruisseaux, chassé par la tempête, tordu par lespieds du passant.

– Mais, madame, je ne voudrais pas laisser à l’abbé Troubert leportrait de Chapeloud&|160;; il a été fait pour moi, ilm’appartient, obtenez qu’il me soit rendu, j’abandonnerai tout lereste.

– Hé&|160;! bien, dit madame de Listomère, j’irai chezmademoiselle Gamard. Ces mots furent dits d’un ton qui révélal’effort extraordinaire que faisait la baronne de Listomère ens’abaissant à flatter l’orgueil de la vieille fille. – Et,ajouta-t-elle, je tâcherai de tout arranger. A peine osé-jel’espérer. Allez voir monsieur de Bourbonne, qu’il minute votredésistement en bonne forme, apportez m’en l’acte bien enrègle&|160;; puis, avec le secours de monseigneur l’archevêque,peut-être pourrons-nous en finir.

Birotteau sortit épouvanté. Troubert avait pris à ses yeux lesdimensions d’une pyramide d’Egypte. Les mains de cet homme étaientà Paris et ses coudes dans le cloître Saint-Gatien.

– Lui, se dit-il, empêcher monsieur le marquis de Listomère dedevenir pair de France&|160;?… Et peut-être, avec le secours demonseigneur l’archevêque, pourra-t-on en finir&|160;!

En présence de si grands intérêts, Birotteau se trouvait commeun ciron : il se faisait justice.

La nouvelle du déménagement de Birotteau fut d’autant plusétonnante que la cause en était impénétrable. Madame de Listomèredisait que, son neveu voulant se marier et quitter le service, elleavait besoin, pour agrandir son appartement, de celui du vicaire.Personne ne connaissait encore le désistement de Birotteau. Ainsiles instructions de monsieur de Bourbonne étaient sagementexécutées. Ces deux nouvelles, en parvenant aux oreilles dugrand-vicaire, devaient flatter son amour-propre en lui apprenantque, si elle ne capitulait pas, la famille de Listomère restait aumoins neutre, et reconnaissait tacitement le pouvoir occulte de laCongrégation : le reconnaître, n’était-ce pas s’y soumettre&|160;?Mais le procès demeurait tout entier sub judice. N’était-ce pas àla fois plier et menacer&|160;?

Les Listomère avaient donc pris dans cette lutte une attitudeexactement semblable à celle du grand-vicaire : ils se tenaient endehors et pouvaient tout diriger. Mais un événement grave survintet rendit encore plus difficile la réussite des desseins méditéspar monsieur de Bourbonne et par les Listomère pour apaiser leparti Gamard et Troubert. La veille, mademoiselle Gamard avait prisdu froid en sortant de la cathédrale, s’était mise au lit etpassait pour être dangereusement malade. Toute la villeretentissait de plaintes excitées par une fausse commisération. «La sensibilité de mademoiselle Gamard n’avait pu résister auscandale de ce procès. Malgré son bon droit, elle allait mourir dechagrin. Birotteau tuait sa bienfaitrice… » Telle était lasubstance des phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires dugrand conciliabule femelle, et complaisamment répétées par la villede Tours.

Madame de Listomère eut la honte d’être venue chez la vieillefille sans recueillir le fruit de sa visite. Elle demanda fortpoliment à parler à monsieur le vicaire-général. Flatté peut-êtrede recevoir dans la bibliothèque de Chapeloud, et au coin de cettecheminée ornée des deux fameux tableaux contestés, une femme parlaquelle il avait été méconnu, Troubert fit attendre la baronne unmoment&|160;; puis il consentit à lui donner audience. Jamaiscourtisan ni diplomate ne mirent dans la discussion de leursintérêts particuliers, ou dans la conduite d’une négociationnationale, plus d’habileté, de dissimulation, de profondeur quen’en déployèrent la baronne et l’abbé dans le moment où ils setrouvèrent tous les deux en scène.

Semblable au parrain qui, dans le moyen âge, armait le championet en fortifiait la valeur par d’utiles conseils, au moment où ilentrait en lice, le vieux malin avait dit à la baronne : –N’oubliez pas votre rôle, vous êtes conciliatrice et non partieintéressée. Troubert est également un médiateur. Pesez vosmots&|160;! étudiez les inflexions de la voix du vicaire-général.S’il se caresse le menton, vous l’aurez séduit.

Quelques dessinateurs se sont amusés à représenter en caricaturele contraste fréquent qui existe entre ce que l’on dit et ce quel’on pense. Ici, pour bien saisir l’intérêt du duel de paroles quieut lieu entre le prêtre et la grande dame, il est nécessaire dedévoiler les pensées qu’ils cachèrent mutuellement sous des phrasesen apparence insignifiantes. Madame de Listomère commença partémoigner le chagrin que lui causait le procès de Birotteau, puiselle parla du désir qu’elle avait de voir terminer cette affaire àla satisfaction des deux parties.

– Le mal est fait, madame, dit l’abbé d’une voix grave, lavertueuse mademoiselle Gamard se meurt. (Je ne m’intéresse pas plusà cette sotte fille qu’au Prêtre-Jean, pensait-il&|160;; mais jevoudrais bien vous mettre sa mort sur le dos, et vous en inquiéterla conscience, si vous êtes assez niais pour en prendre dusouci.)

– En apprenant sa maladie, monsieur, lui répondit la baronne,j’ai exigé de monsieur le vicaire un désistement que j’apportais àcette sainte fille. (Je te devine, rusé coquin&|160;!pensait-elle&|160;; mais nous voilà mis à l’abri de tes calomnies.Quant à toi, si tu prends le désistement, tu t’enferreras, tuavoueras ainsi ta complicité.)

Il se fit un moment de silence.

– Les affaires temporelles de mademoiselle Gamard ne meconcernent pas, dit enfin le prêtre en abaissant ses largespaupières sur ses yeux d’aigle pour voiler ses émotions. (Oh&|160;!oh&|160;! vous ne me compromettrez pas&|160;! Mais Dieu soitloué&|160;! les damnés avocats ne plaideront pas une affaire quipouvait me salir. Que veulent donc les Listomère, pour se faireainsi mes serviteurs&|160;?)

– Monsieur, répondit la baronne, les affaires de monsieurBirotteau me sont aussi étrangères que vous le sont les intérêts demademoiselle Gamard&|160;; mais malheureusement la religion peutsouffrir de leurs débats, et je ne vois en vous qu’un médiateur, làoù moi-même j’agis en conciliatrice… (Nous ne nous abuserons nil’un ni l’autre, monsieur Troubert, pensait-elle. Sentez vous letour épigrammatique de cette réponse&|160;?)

– La religion souffrir, madame&|160;? dit le grand-vicaire. Lareligion est trop haut située pour que les hommes puissent y porteratteinte. (La religion, c’est moi, pensait-il.) – Dieu nous jugerasans erreur, madame, ajouta-t-il, je ne reconnais que sontribunal.

– Hé&|160;! bien, monsieur, répondit-elle, tâchons d’accorderles jugements des hommes avec les jugements de Dieu. (Oui, tareligion, c’est toi.)

L’abbé Troubert changea de ton : – Monsieur votre neveu n’est-ilpas allé à Paris&|160;? (Vous avez eu là de mes nouvellespensait-il. Je puis vous écraser, vous qui m’avez méprisé. Vousvenez capituler.)

– Oui, monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez àlui. Il retourne ce soir à Paris, il est mandé par le ministre, quiest parfait pour nous, et voudrait ne pas lui voir quitter leservice. (Jésuite, tu ne nous écraseras pas, pensait-elle, et taplaisanterie est comprise.) Un moment de silence. – Je ne trouvepas sa conduite convenable dans cette affaire, reprit-elle, mais ilfaut pardonner à un marin de ne pas se connaître en Droit. –(Faisons alliance, pensait-elle. Nous ne gagnerons rien àguerroyer.)

Un léger sourire de l’abbé se perdit dans les plis de son visage: – Il nous aura rendu le service de nous apprendre la valeur deces deux peintures, dit-il en regardant les tableaux, elles serontun bel ornement pour la chapelle de la Vierge. (Vous m’avez lancéune épigramme, pensait-il&|160;; en voici deux, nous sommesquittes, madame.)

– Si vous les donniez à Saint-Gatien, je vous demanderais de melaisser offrir à l’église des cadres dignes du lieu et de l’œuvre.(Je voudrais bien te faire avouer que tu convoitais les meubles deBirotteau, pensait-elle.)

– Elles ne m’appartiennent pas, dit le prêtre en se tenanttoujours sur ses gardes.

– Mais voici, dit madame de Listomère, un acte qui éteint toutediscussion, et les rend à mademoiselle Gamard. Elle posa ledésistement sur la table. (Voyez, Monsieur, pensait-elle, combienj’ai de confiance en vous.) – Il est digne de vous, monsieur,ajouta-t-elle, digne de votre beau caractère, de réconcilier deuxchrétiens&|160;; quoique je prenne maintenant peu d’intérêt àmonsieur Birotteau…

– Mais il est votre pensionnaire, dit-il en l’interrompant.

– Non, monsieur, il n’est plus chez moi. (La pairie de monbeau-frère et le grade de mon neveu me font faire bien deslâchetés, pensait-elle.)

L’abbé demeura impassible, mais son attitude calme étaitl’indice des émotions les plus violentes. Monsieur de Bourbonneavait seul deviné le secret de cette paix apparente. Le prêtretriomphait&|160;!

– Pourquoi vous êtes-vous donc chargée de sondésistement&|160;?

demanda-t-il excité par un sentiment analogue à celui qui pousseune femme à se faire répéter des compliments.

– Je n’ai pu me défendre d’un mouvement de compassion.Birotteau, dont le caractère faible doit vous être connu, m’asuppliée de voir mademoiselle Gamard, afin d’obtenir pour prix desa renonciation à…

L’abbé fronça ses sourcils.

–… A des droits reconnus par des avocats distingués, leportrait…

Le prêtre regarda madame de Listomère.

–… Le portrait de Chapeloud, dit-elle en continuant. Je vouslaisse le juge de sa prétention… (Tu serais condamné, si tu voulaisplaider, pensait-elle.)

L’accent que prit la baronne pour prononcer les mots avocatsdistingués fit voir au prêtre qu’elle connaissait le fort et lefaible de l’ennemi. Madame de Listomère montra tant de talent à ceconnaisseur émérite dans le cours de cette conversation qui semaintint long-temps sur ce ton, que l’abbé descendit chezmademoiselle Gamard pour aller chercher sa réponse à la transactionproposée.

Il revint bientôt.

– Madame, voici les paroles de la pauvre mourante : « Monsieurl’abbé Chapeloud m’a témoigné trop d’amitié, m’a-t-elle dit, pourque je me sépare de son portrait. » Quant à moi, reprit-il, s’ilm’appartenait, je ne le céderais à personne. J’ai porté dessentiments trop constants au cher défunt pour ne pas me croire ledroit de disputer son image à tout le monde.

– Monsieur, ne nous brouillons pas pour une mauvaise peinture.(Je m’en moque autant que vous vous en moquez vous-même,pensait-elle.) – Gardez-la, nous en ferons faire une copie. Jem’applaudis d’avoir assoupi ce triste et déplorable procès, et j’yaurai personnellement gagné le plaisir de vous connaître. J’aientendu parler de votre talent au wisth. Vous pardonnerez à unefemme d’être curieuse, dit-elle en souriant. Si vous vouliez venirjouer quelquefois chez moi, vous ne pouvez pas douter de l’accueilque vous y recevrez.

Troubert se caressa le menton.

(Il est pris&|160;! Bourbonne avait raison, pensait-elle, il asa dose de vanité.)

En effet, le grand vicaire éprouvait en ce moment la sensationdélicieuse contre laquelle Mirabeau ne savait pas se défendre,quand, aux jours de sa puissance, il voyait ouvrir devant savoiture la porte cochère d’un hôtel autrefois fermé pour lui.

– Madame, répondit-il, j’ai de trop grandes occupations pouraller dans le monde&|160;; mais pour vous, que ne ferait-onpas&|160;? (La vieille fille va crever, j’entamerai les Listomère,et les servirai s’ils me servent&|160;! pensait-il. Il vaut mieuxles avoir pour amis que pour ennemis.)

Madame de Listomère retourna chez elle, espérant quel’archevêque consommerait une œuvre de paix si heureusementcommencée. Mais Birotteau ne devait pas même profiter de sondésistement. Madame de Listomère apprit le lendemain la mort demademoiselle Gamard. Le testament de la vieille fille ouvert,personne ne fut surpris en apprenant qu’elle avait fait l’abbéTroubert son légataire universel. Sa fortune fut estimée à centmille écus. Le vicaire-général envoya deux billets d’invitationpour le service et le convoi de son amie chez madame de Listomère :l’un pour elle, l’autre pour son neveu.

– Il faut y aller, dit-elle.

– Ça ne veut pas dire autre chose, s’écria monsieur deBourbonne. C’est une épreuve par laquelle monseigneur Troubert veutvous juger. Baron, allez jusqu’au cimetière, ajouta-t-il en setournant vers le lieutenant de vaisseau qui, pour son malheur,n’avait pas quitté Tours.

Le service eut lieu, et fut d’une grande magnificenceecclésiastique. Une seule personne y pleura. Ce fut Birotteau, qui,seul dans une chapelle écartée, et sans être vu, se crut coupablede cette mort, et pria sincèrement pour l’âme de la défunte, endéplorant avec amertume de n’avoir pas obtenu d’elle le pardon deses torts.

L’abbé Troubert accompagna le corps de son amie jusqu’à la fosseoù elle devait être enterrée. Arrivé sur le bord, il prononça undiscours où, grâce à son talent, le tableau de la vie étroite menéepar la testatrice prit des proportions monumentales. Les assistantsremarquèrent ces paroles dans la péroraison :

« Cette vie pleine de jours acquis à Dieu et à sa religion,cette vie que décorent tant de belles actions faites dans lesilence, tant de vertus modestes et ignorées, fut brisée par unedouleur que nous appellerions imméritée, si, au bord de l’éternité,nous pouvions oublier que toutes nos afflictions nous sont envoyéespar Dieu. Les nombreux amis de cette sainte fille, connaissant lanoblesse et la candeur de son âme, prévoyaient qu’elle pouvait toutsupporter, hormis des soupçons qui flétrissaient sa vie entière.Aussi, peut-être la Providence l’a-t-elle emmenée au sein de Dieu,pour l’enlever à nos misères. Heureux ceux qui peuvent reposer,ici-bas, en paix avec eux-mêmes, comme Sophie repose maintenant auséjour des bienheureux dans sa robe d’innocence&|160;! »

– Quand il eut achevé ce pompeux discours, reprit monsieur deBourbonne qui raconta les circonstances de l’enterrement à madamede Listomère au moment où, les parties finies et les portesfermées, ils furent seuls avec le baron, figurez-vous, si cela estpossible, ce Louis XI en soutane, donnant ainsi le dernier coup degoupillon chargé d’eau bénite.

Monsieur de Bourbonne prit la pincette, et imita si bien legeste de l’abbé Troubert, que le baron et sa tante ne purents’empêcher de sourire.

– Là seulement, reprit le vieux propriétaire, il s’est démenti.Jusqu’alors, sa contenance avait été parfaite&|160;; mais il lui asans doute été impossible, en calfeutrant pour toujours cettevieille fille qu’il méprisait souverainement et haïssait peut-êtreautant qu’il a détesté Chapeloud, de ne pas laisser percer sa joiedans un geste.

Le lendemain matin, mademoiselle Salomon vint déjeuner chezmadame de Listomère, et, en arrivant, lui dit tout émue : – Notrepauvre abbé Birotteau a reçu tout à l’heure un coup affreux, quiannonce les calculs les plus étudiés de la haine. Il est nommé curéde Saint-Symphorien.

Saint-Symphorien est un faubourg de Tours, situé au delà dupont. Ce pont, un des plus beaux monuments de l’architecturefrançaise, a dix-neuf cents pieds de long, et les deux places quile terminent à chaque bout sont absolument pareilles.

– Comprenez-vous&|160;? reprit-elle après une pause et toutétonnée de la froideur que marquait madame de Listomère enapprenant cette nouvelle. L’abbé Birotteau sera là comme à centlieues de Tours, de ses amis, de tout. N’est-ce pas un exild’autant plus affreux qu’il est arraché à une ville que ses yeuxverront tous les jours et où il ne pourra plus guère venir&|160;?Lui qui, depuis ses malheurs, peut à peine marcher, serait obligéde faire une lieue pour nous voir. En ce moment, le malheureux estau lit, il a la fièvre. Le presbytère de Saint-Symphorien estfroid, humide et la paroisse n’est pas assez riche pour le réparer.Le pauvre vieillard va donc se trouver enterré dans un véritablesépulcre. Quelle atroce combinaison&|160;!

Maintenant il nous suffira peut-être, pour achever cettehistoire, de rapporter simplement quelques événements, etd’esquisser un dernier tableau.

Cinq mois après, le vicaire-général fut nommé évêque. Madame deListomère était morte, et laissait quinze cents francs de rente partestament à l’abbé Birotteau. Le jour où le testament de la baronnefut connu, monseigneur Hyacinthe, évêque de Troyes, était sur lepoint de quitter la ville de Tours pour aller résider dans sondiocèse&|160;; mais il retarda son départ. Furieux d’avoir été jouépar une femme à laquelle il avait donné la main tandis qu’elletendait secrètement la sienne à un homme qu’il regardait comme sonennemi, Troubert menaça de nouveau l’avenir du baron et la pairiedu marquis de Listomère. Il dit en pleine assemblée, dans le salonde l’archevêque, un de ces mots ecclésiastiques, gros de vengeanceet pleins de mielleuse mansuétude. L’ambitieux marin vint voir ceprêtre implacable qui lui dicta sans doute de duresconditions&|160;; car la conduite du baron attesta le plus entierdévouement aux volontés du terrible congréganiste. Le nouvel évêquerendit, par un acte authentique, la maison de mademoiselle Gamardau Chapitre de la cathédrale, il donna la bibliothèque et leslivres de Chapeloud au petit séminaire, il dédia les deux tableauxcontestés à la chapelle de la Vierge, mais il garda le portrait deChapeloud. Personne ne s’expliqua cet abandon presque total de lasuccession de mademoiselle Gamard. Monsieur de Bourbonne supposaque l’évêque en conservait secrètement la partie liquide, afind’être à même de tenir avec honneur son rang à Paris, s’il étaitporté au banc des Evêques dans la chambre haute. Enfin, la veilledu départ de monseigneur Troubert, le vieux malin finit par devinerle dernier calcul que cachât cette action, coup de grâce donné parla plus persistante de toutes les vengeances à la plus faible detoutes les victimes. Le legs de madame de Listomère à Birotteau futattaqué par le baron de Listomère sous prétexte de captation&|160;!Quelques jours après l’exploit introductif d’instance, le baron futnommé capitaine de vaisseau. Par une mesure disciplinaire, le curéde Saint-Symphorien était interdit. Les supérieurs ecclésiastiquesjugeaient le procès par avance. L’assassin de feu Sophie Gamardétait donc un fripon&|160;! Si monseigneur Troubert avait conservéla succession de la vieille fille, il eût été difficile de fairecensurer Birotteau.

Au moment où monseigneur Hyacinthe, Evêque de Troyes, venait enchaise de poste, le long du quai Saint-Symphorien, pour se rendre àParis, le pauvre abbé Birotteau avait été mis dans un fauteuil, ausoleil, au-dessus d’une terrasse. Ce curé frappé par l’archevêqueétait pâle et maigre. Le chagrin, empreint dans tous ses traits,décomposait entièrement ce visage qui jadis était si doucement gai.La maladie jetait sur ses yeux, naïvement animés autrefois par lesplaisirs de la bonne chère et dénués d’idées pesantes, un voile quisimulait une pensée. Ce n’était plus que le squelette du Birotteauqui roulait, un an auparavant, si vide mais si content, à traversle Cloître. L’évêque lui lança un regard de mépris et depitié&|160;; puis, il consentit à l’oublier, et passa.

Nul doute que Troubert n’eût été en d’autres temps Hildebrandtou Alexandre VI. Aujourd’hui l’Eglise n’est plus une puissancepolitique, et n’absorbe plus les forces des gens solitaires. Lecélibat offre donc alors ce vice capital que, faisant converger lesqualités de l’homme sur une seule passion, l’égoïsme, il rend lescélibataires ou nuisibles ou inutiles. Nous vivons à une époque oùle défaut des gouvernements est d’avoir moins fait la Société pourl’Homme, que l’Homme pour la Société. Il existe un combat perpétuelentre l’individu contre le système qui veut l’exploiter et qu’iltâche d’exploiter à son profit&|160;; tandis que jadis l’hommeréellement plus libre se montrait plus généreux pour la chosepublique. Le cercle au milieu duquel s’agitent les hommes s’estinsensiblement élargi : l’âme qui peut en embrasser la synthèse nesera jamais qu’une magnifique exception&|160;; car, habituellement,en morale comme en physique, le mouvement perd en intensité cequ’il gagne en étendue. La Société ne doit pas se baser sur desexceptions. D’abord, l’homme fut purement et simplement père, etson cœur battit chaudement, concentré dans le rayon de sa famille.Plus tard, il vécut pour un clan ou pour une petiterépublique&|160;; de là, les grands dévouements historiques de laGrèce ou de Rome. Puis, il fut l’homme d’une caste ou d’unereligion pour les grandeurs de laquelle il se montra souventsublime&|160;; mais là, le champ de ses intérêts s’augmenta detoutes les régions intellectuelles. Aujourd’hui, sa vie estattachée à celle d’une immense patrie&|160;; bientôt, sa famillesera, dit-on, le monde entier. Ce cosmopolitisme moral, espoir dela Rome chrétienne, ne serait-il pas une sublime erreur&|160;? Ilest si naturel de croire à la réalisation d’une noble chimère, à lafraternité des hommes. Mais, hélas&|160;! la machine humaine n’apas de si divines proportions. Les âmes assez vastes pour épouserune sentimentalité réservée aux grands hommes ne seront jamaiscelles ni des simples citoyens, ni des pères de famille. Certainsphysiologistes pensent que lorsque le cerveau s’agrandit ainsi, lecœur doit se resserrer. Erreur&|160;! L’égoïsme apparent des hommesqui portent une science, une nation, ou des lois dans leur sein,n’est-il pas la plus noble des passions, et en quelque sorte, lamaternité des masses : pour enfanter des peuples neufs ou pourproduire des idées nouvelles, ne doivent-ils pas unir dans leurspuissantes têtes les mamelles de la femme à la force de Dieu&|160;?L’histoire des Innocent III, des Pierre-le-Grand, et de tous lesmeneurs de siècle ou de nation prouverait au besoin, dans un ordretrès-élevé, cette immense pensée que Troubert représentait au fonddu cloître Saint-Gatien.

Saint-Firmin, avril 1832.

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