Le Curé de village

Le Curé de village

d’ Honoré de Balzac

A HELENE.

La moindre barque n’est pas lancée à la mer, sans que les marins ne la mettent sous la protection de quelque vivant emblème ou d’un nom révéré ; soyez donc, madame, à l’imitation de cette coutume, la patronne de cet ouvrage lancé dans notre océan littéraire, et puisse-t-il être préservé de la bourrasque par ce nom impérial que l’Eglise a fait saint, et que votre dévouement a doublement sanctifié pour moi .

DE BALZAC.

Chapitre 1 Véronique

Dans le Bas-Limoges, au coin de la rue de la Vieille-Poste et de la rue de la Cité, se trouvait, il y a trente ans, une de ces boutiques auxquelles il semble que rien n’ait été changé depuis le moyen âge. De grandes dalles cassées en mille endroits, posées sur le sol qui se montrait humide par places, auraient fait tomber quiconque n’eût pas observé les creux et les élévations de ce singulier carrelage. Les murs poudreux laissaient voir une bizarre mosaïque de bois, et de briques, de pierres et de fer tassés avec une solidité due au temps, peut-être au hasard. Le plancher,composé de poutres colossales, pliait depuis plus de cent ans sans rompre sous le poids des étages supérieurs. Bâtis en colombage, ces étages étaient à l’extérieur couverts en ardoises clouées de manière à dessiner des figures géométriques, et conservaient une image naïve des constructions bourgeoises du vieux temps. Aucune des croisées encadrées de bois, jadis brodées de sculptures aujourd’hui détruites par les intempéries de l’atmosphère, ne se tenait d’aplomb : les unes donnaient du nez, les autres rentraient,quelques-unes voulaient se disjoindre&|160;; toutes avaient du terreau apporté on ne sait comment dans les fentes creusées par lapluie, et d’où s’élançaient au printemps quelques fleurs légères,de timides plantes grimpantes, des herbes grêles. La mousseveloutait les toits et les appuis. Le pilier du coin, quoiqu’enmaçonnerie composite, c’est-à-dire de pierres mêlées de briques etde cailloux, effrayait le regard par sa courbure&|160;; ilparaissait devoir céder quelque jour sous le poids de la maisondont le pignon surplombait d’environ un demi-pied. Aussi l’autoritémunicipale et la grande voirie firent-elles abattre cette maisonaprès l’avoir achetée, afin d’élargir le carrefour. Ce pilier,situé à l’angle des deux rues, se recommandait aux amateursd’antiquités limousines par une jolie niche sculptée où se voyaitune vierge, mutilée pendant la Révolution. Les bourgeois àprétentions archéologiques y remarquaient les traces de la marge enpierre destinée à recevoir les chandeliers où la piété publiqueallumait des cierges, mettait ses ex-voto et des fleurs. Au fond dela boutique, un escalier de bois vermoulu conduisait aux deuxétages supérieurs surmontés d’un grenier. La maison, adossée auxdeux maisons voisines, n’avait point de profondeur, et ne tiraitson jour que des croisées. Chaque étage ne contenait que deuxpetites chambres, éclairées chacune par une croisée, donnant l’unesur la rue de la Cité, l’autre sur la rue de la Vieille-Poste. Aumoyen âge, aucun artisan ne fut mieux logé. Cette maison avaitévidemment appartenu jadis à des faiseurs d’haubergeons, à desarmuriers, à des couteliers, à quelques maîtres dont le métier nehaïssait pas le plein air&|160;; il était impossible d’y voir clairsans que les volets ferrés fussent enlevés sur chaque face où, dechaque côté du pilier, il y avait une porte, comme dans beaucoup demagasins situés au coin de deux rues. A chaque porte, après leseuil en belle pierre usée par les siècles, commençait un petit murà hauteur d’appui, dans lequel était une rainure répétée à lapoutre d’en haut sur laquelle reposait le mur de chaque façade.Depuis un temps immémorial on glissait de grossiers volets danscette rainure, on les assujettissait par d’énormes bandes de ferboulonnées&|160;; puis, les deux portes une fois closes par unmécanisme semblable, les marchands se trouvaient dans leur maisoncomme dans une forteresse. En examinant l’intérieur que, pendantles premières vingt années de ce siècle, les Limousins virentencombré de ferrailles, de cuivre, de ressorts, de fers de roues,de cloches et de tout ce que les démolitions donnent de métaux, lesgens qu’intéressait ce débris de la vieille ville, y remarquaientla place d’un tuyau de forge, indiqué par une longue traînée desuie, détail qui confirmait les conjectures des archéologues sur ladestination primitive de la boutique. Au premier étage, était unechambre et une cuisine&|160;; le second avait deux chambres. Legrenier servait de magasin pour les objets plus délicats que ceuxjetés pêle-mêle dans la boutique. Cette maison, louée d’abord, futplus tard achetée par un nommé Sauviat, marchand forain, qui, de1792 à 1796, parcourut les campagnes dans un rayon de cinquantelieues autour de l’Auvergne, en y échangeant des poteries, desplats, des assiettes, des verres, enfin les choses nécessaires auxplus pauvres ménages, contre de vieux fers, des cuivres, desplombs, contre tout métal sous quelque forme qu’il se déguisât.L’Auvergnat donnait une casserole en terre brune de deux sous pourune livre de plomb, ou pour deux livres de fer, bêche cassée, houebrisée, vieille marmite fendue&|160;; et, toujours juge en sapropre cause, il pesait lui-même sa ferraille. Dès la troisièmeannée, Sauviat joignit à ce commerce celui de la chaudronnerie. En1793, il put acquérir un château vendu nationalement, et ledépeça&|160;; le gain qu’il fit, il le répéta sans doute surplusieurs points de la sphère où il opérait&|160;; plus tard, cespremiers essais lui donnèrent l’idée de proposer une affaire engrand à l’un de ses compatriotes à Paris. Ainsi, la Bande Noire, sicélèbre par ses dévastations, naquit dans la cervelle du vieuxSauviat, le marchand forain que tout Limoges a vu pendantvingt-sept ans dans cette pauvre boutique au milieu de ses clochescassées, de ses fléaux, de ses chaînes, de ses potences, de sesgouttières en plomb tordu, de ses ferrailles de toute espèce&|160;;on doit lui rendre la justice de dire qu’il ne connut jamais ni lacélébrité, ni l’étendue de cette association&|160;; il n’en profitaque dans la proportion des capitaux qu’il avait confiés à lafameuse maison Brézac. Fatigué de courir les foires et lesvillages, l’Auvergnat s’établit à Limoges, où il avait, en 1797,épousé la fille d’un chaudronnier veuf, nommé Champagnac. Quandmourut le beau-père, il acheta la maison où il avait établi d’unemanière fixe son commerce de ferrailleur, après l’avoir encoreexercé dans les campagnes pendant trois ans en compagnie de safemme. Sauviat atteignait à sa cinquantième année quand il épousala fille au vieux Champagnac, laquelle, de son côté, ne devait pasavoir moins de trente ans. Ni belle, ni jolie, la Champagnac étaitnée en Auvergne, et le patois fut une séduction mutuelle&|160;;puis, elle avait cette grosse encolure qui permet aux femmes derésister aux plus durs travaux&|160;; aussi accompagna-t-elleSauviat dans ses courses. Elle rapportait du fer ou du plomb surson dos, et conduisait le méchant fourgon plein de poteries aveclesquelles son mari faisait une usure déguisée. Brune, colorée,jouissant d’une riche santé, la Champagnac montrait, en riant, desdents blanches, hautes et larges comme des amandes&|160;; enfinelle avait le buste et les hanches de ces femmes que la nature afaites pour être mères. Si cette forte fille ne s’était pas plustôt mariée, il fallait attribuer son célibat au sans dot d’Harpagonque pratiquait son père, sans avoir jamais lu Molière. Sauviat nes’effraya point du sans dot&|160;; d’ailleurs un homme de cinquanteans ne devait pas élever de difficultés, puis sa femme allait luiépargner la dépense d’une servante. Il n’ajouta rien au mobilier desa chambre, où, depuis le jour de ses noces jusqu’au jour de sondéménagement, il n’y eut jamais qu’un lit à colonnes, orné d’unepente découpée et de rideaux en serge verte, un bahut, une commode,quatre fauteuils, une table et un miroir, le tout rapporté dedifférentes localités. Le bahut contenait dans sa partie supérieureune vaisselle en étain dont toutes les pièces étaientdissemblables. Chacun peut imaginer la cuisine d’après la chambre àcoucher. Ni le mari, ni la femme ne savaient lire, léger défautd’éducation qui ne les empêchait pas de compter admirablement et defaire le plus florissant de tous les commerces. Sauviat n’achetaitaucun objet sans la certitude de pouvoir le revendre à cent pourcent de bénéfice. Pour se dispenser de tenir des livres et unecaisse, il payait et vendait tout au comptant. Il avait d’ailleursune mémoire si parfaite, qu’un objet, restât-il cinq ans dans saboutique, sa femme et lui se rappelaient, à un liard près, le prixd’achat, enchéri chaque année des intérêts. Excepté pendant letemps où elle vaquait aux soins du ménage, la Sauviat étaittoujours assise sur une mauvaise chaise en bois adossée au pilierde sa boutique&|160;; elle tricotait en regardant les passants,veillant à sa ferraille et la vendant, la pesant, la livrantelle-même si Sauviat voyageait pour des acquisitions. A la pointedu jour on entendait le ferrailleur travaillant ses volets, lechien se sauvait par les rues, et bientôt la Sauviat venait aiderson homme à mettre sur les appuis naturels que les petits mursformaient rue de la Vieille-Poste et rue de la Cité, des sonnettes,de vieux ressorts, des grelots, des canons de fusil cassés, desbrimborions de leur commerce qui servaient d’enseigne et donnaientun air assez misérable à cette boutique où souvent il y avait pourvingt mille francs de plomb, d’acier et de cloches. Jamais, nil’ancien brocanteur forain, ni sa femme, ne parlèrent de leurfortune&|160;; ils la cachaient comme un malfaiteur cache un crime,on les soupçonna longtemps de rogner les louis d’or et les écus.Quand mourut Champagnac, les Sauviat ne firent point d’inventaire,ils fouillèrent avec l’intelligence des rats tous les coins de samaison, la laissèrent nue comme un cadavre, et vendirent eux-mêmesles chaudronneries dans leur boutique. Une fois par an, endécembre, Sauviat allait à Paris, et se servait alors de la voiturepublique. Aussi, les observateurs du quartier présumaient-ils quepour dérober la connaissance de sa fortune, le ferrailleur opéraitses placements lui-même à Paris. On sut plus tard que, lié dans sajeunesse avec un des plus célèbres marchands de métaux de Paris,Auvergnat comme lui, il faisait prospérer ses fonds dans la caissede la maison Brézac, la colonne de cette fameuse associationappelée la Bande Noire, qui s’y forma, comme il a été dit, d’aprèsle conseil de Sauviat, un des participants.

Sauviat était un petit homme gras, à figure fatiguée, doué d’unair de probité qui séduisait le chaland, et cet air lui servait àbien vendre. La sécheresse de ses affirmations et la parfaiteindifférence de son attitude aidaient ses prétentions. Son teintcoloré se devinait difficilement sous la poussière métallique etnoire qui saupoudrait ses cheveux crépus et sa figure marquée depetite-vérole. Son front ne manquait pas de noblesse, ilressemblait au front classique prêté par tous les peintres à saintPierre, le plus rude, le plus peuple et aussi le plus fin desapôtres. Ses mains étaient celles du travailleur infatigable,larges, épaisses, carrées et ridées par des espèces de crevassessolides. Son buste offrait une musculature indestructible. Il nequitta jamais son costume de marchand forain : gros souliersferrés, bas bleus tricotés par sa femme et cachés sous des guêtresen cuir, pantalon de velours vert bouteille, gilet à carreaux d’oùpendait la clef en cuivre de sa montre d’argent attachée par unechaîne en fer que l’usage rendait luisant et poli comme de l’acier,une veste à petites basques en velours pareil au pantalon, puisautour du cou une cravate en rouennerie usée par le frottement dela barbe. Les dimanches et jours de fête, Sauviat portait uneredingote de drap marron si bien soignée, qu’il ne la renouvela quedeux fois en vingt ans.

La vie des forçats peut passer pour luxueuse comparée à celledes Sauviat, ils ne mangeaient de la viande qu’aux jours de fêtescarillonnées. Avant de lâcher l’argent nécessaire à leursubsistance journalière, la Sauviat fouillait dans ses deux pochescachées entre sa robe et son jupon, et n’en ramenait jamais que demauvaises pièces rognées, des écus de six livres ou decinquante-cinq sous, qu’elle regardait avec désespoir avant d’enchanger une. La plupart du temps, les Sauviat se contentaient deharengs, de pois rouges, de fromage, d’œufs durs mêlés dans unesalade, de légumes assaisonnés de la manière la moins coûteuse.Jamais ils ne firent de provisions, excepté quelques bottes d’ailou d’oignons qui ne craignaient rien et ne coûtaient pasgrand’chose&|160;; le peu de bois qu’ils consommaient en hiver, laSauviat l’achetait aux fagotteurs qui passaient, et au jour lejour. A sept heures en hiver, à neuf heures en été, le ménage étaitcouché, la boutique fermée et gardée par leur énorme chien quicherchait sa vie dans les cuisines du quartier. La mère Sauviatn’usait pas pour trois francs de chandelle par an.

La vie sobre et travailleuse de ces gens fut animée par une joiemais une joie naturelle, et pour laquelle ils firent leurs seulesdépenses connues. En mai 1802, la Sauviat eut une fille. Elles’accoucha toute seule, et vaquait aux soins de son ménage cinqjours après. Elle nourrit elle-même son enfant sur sa chaise, enplein vent, continuant à vendre la ferraille pendant que sa petitetétait. Son lait ne coûtant rien, elle laissa téter pendant deuxans sa fille qui ne s’en trouva pas mal. Véronique devint le plusbel enfant de la basse-ville, les passants s’arrêtaient pour lavoir. Les voisines aperçurent alors chez le vieux Sauviat quelquestraces de sensibilité, car on l’en croyait entièrement privé.Pendant que sa femme lui faisait à dîner, le marchand gardait entreses bras la petite, et la berçait en lui chantonnant des refrainsauvergnats. Les ouvriers le virent parfois immobile, regardantVéronique endormie sur les genoux de sa mère. Pour sa fille, iladoucissait sa voix rude, il essuyait ses mains à son pantalonavant de la prendre. Quand Véronique essaya de marcher, le père sepliait sur ses jambes et se mettait à quatre pas d’elle en luitendant les bras et lui faisant des mines qui contractaientjoyeusement les plis métalliques et profonds de sa figure âpre etsévère. Cet homme de plomb, de fer et de cuivre redevint un hommede sang, d’os et de chair. Etait-il le dos appuyé contre sonpilier, immobile comme une statue, un cri de Véroniquel’agitait&|160;; il sautait à travers les ferrailles pour latrouver, car elle passa son enfance à jouer avec les débris dechâteaux amoncelés dans les profondeurs de cette vaste boutique,sans se blesser jamais&|160;; elle allait aussi jouer dans la rueou chez les voisins, sans que l’oeil de sa mère la perdît de vue.Il n’est pas inutile de dire que les Sauviat étaient éminemmentreligieux. Au plus fort de la Révolution, Sauviat observait ledimanche et les fêtes. A deux fois, il manqua de se faire couper lecou pour être allé entendre la messe d’un prêtre non assermenté.Enfin, il fut mis en prison, accusé justement d’avoir favorisé lafuite d’un évêque auquel il sauva la vie. Heureusement le marchandforain, qui se connaissait en limes et en barreaux de fer, puts’évader&|160;; mais il fut condamné à mort par contumace, et, parparenthèse, ne se présenta jamais pour la purger, il mourut mort.Sa femme partageait ses pieux sentiments. L’avarice de ce ménage necédait qu’à la voix de la religion. Les vieux ferrailleursrendaient exactement le pain bénit, et donnaient aux quêtes. Si levicaire de Saint-Etienne venait chez eux pour demander des secours,Sauviat ou sa femme allaient aussitôt chercher sans façons nigrimaces ce qu’ils croyaient être leur quote-part dans les aumônesde la paroisse. La Vierge mutilée de leur pilier fut toujours, dès1799, ornée de buis à Pâques. A la saison des fleurs, les passantsla voyaient fêtée par des bouquets rafraîchis dans des cornets deverre bleu, surtout depuis la naissance de Véronique. Auxprocessions, les Sauviat tendaient soigneusement leur maison dedraps chargés de fleurs, et contribuaient à l’ornement, à laconstruction du reposoir, l’orgueil de leur carrefour.

Véronique Sauviat fut donc élevée chrétiennement. Dès l’âge desept ans, elle eut pour institutrice une sœur grise auvergnate àqui les Sauviat avaient rendu quelques petits services. Tous deux,assez obligeants tant qu’il ne s’agissait que de leur personne oude leur temps, étaient serviables à la manière des pauvres gens,qui se prêtent eux-mêmes avec une sorte de cordialité. La sœurgrise enseigna la lecture et l’écriture à Véronique, elle luiapprit l’histoire du peuple de Dieu, le Catéchisme, l’Ancien et leNouveau-Testament, quelque peu de calcul. Ce fut tout, la sœur crutque ce serait assez, c’était déjà trop. A neuf ans, Véroniqueétonna le quartier par sa beauté, Chacun admirait un visage quipouvait être un jour digne du pinceau des peintres empressés à larecherche du beau idéal. Surnommée la petite Vierge , ellepromettait d’être bien faite et blanche. Sa figure de madone, carla voix du peuple l’avait bien nommée, fut complétée par une richeet abondante chevelure blonde qui fit ressortir la pureté de sestraits. Quiconque a vu la sublime petite Vierge de Titien dans songrand tableau de la Présentation au Temple, saura ce que futVéronique en son enfance : même candeur ingénue, même étonnementséraphique dans les yeux, même altitude noble et simple, même portd’infante.

A onze ans, elle eut la petite-vérole, et ne dut la vie qu’auxsoins de la sœur Marthe. Pendant les deux mois que leur fille futen danger, les Sauviat donnèrent à tout le quartier la mesure deleur tendresse. Sauviat n’alla plus aux ventes, il resta tout letemps dans sa boutique, montant chez sa fille, redescendant demoments en moments, la veillant toutes les nuits, de compagnie avecsa femme. Sa douleur muette parut trop profonde pour que personneosât lui parler, les voisins le regardaient avec compassion, et nedemandaient des nouvelles de Véronique qu’à la sœur Marthe. Durantles jours où le danger atteignit au plus haut degré, les passantset les voisins virent pour la seule et unique fois de la vie deSauviat des larmes roulant longtemps entre ses paupières et tombantle long de ses joues creuses&|160;; il ne les essuya point, ilresta quelques heures comme hébété, n’osant point monter chez safille, regardant sans voir, on aurait pu le voler.

Véronique fut sauvée, mais sa beauté périt. Cette figure,également colorée par une teinte où le brun et le rouge étaientharmonieusement fondus, resta frappée de mille fossettes quigrossirent la peau, dont la pulpe blanche avait été profondémenttravaillée. Le front ne put échapper aux ravages du fléau, ildevint brun et demeura comme martelé. Rien n’est plus discordantque ces tons de brique sous une chevelure blonde, ils détruisentune harmonie préétablie. Ces déchirures du tissu, creuses etcapricieuses, altérèrent la pureté du profil, la finesse de lacoupe du visage, celle du nez, dont la forme grecque se vit àpeine, celle du menton, délicat comme le bord d’une porcelaineblanche. La maladie ne respecta que ce qu’elle ne pouvaitatteindre, les yeux et les dents. Véronique ne perdit pas non plusl’élégance et la beauté de son corps, ni la plénitude de seslignes, ni la grâce de sa taille. Elle fut à quinze ans une bellepersonne, et ce qui consola les Sauviat, une sainte et bonne fille,occupée, travailleuse, sédentaire. A sa convalescence, et après sapremière communion, son père et sa mère lui donnèrent pourhabitation les deux chambres situées au second étage. Sauviat, sirude pour lui et pour sa femme, eut alors quelques soupçons dubien-être&|160;; il lui vint une vague idée de consoler sa filled’une perte qu’elle ignorait encore. La privation de cette beautéqui faisait l’orgueil de ces deux êtres leur rendit Véroniqueencore plus chère et plus précieuse. Un jour, Sauviat apporta surson dos un tapis de hasard, et le cloua lui-même dans la chambre deVéronique. Il garda pour elle, à la vente d’un château, le lit endamas rouge d’une grande dame, les rideaux, les fauteuils et leschaises en même étoffe. Il meubla de vieilles choses, dont le prixlui fut toujours inconnu, les deux pièces où vivait sa fille. Ilmit des pots de réséda sur l’appui de la fenêtre, et rapporta deses courses tantôt des rosiers, tantôt des oeillets, toutes sortesde fleurs que lui donnaient sans doute les jardiniers ou lesaubergistes. Si Véronique avait pu faire des comparaisons, etconnaître le caractère, les mœurs, l’ignorance de ses parents, elleaurait su combien il y avait d’affection dans ces petiteschoses&|160;; mais elle les aimait avec un naturel exquis et sansréflexion. Véronique eut le plus beau linge que sa mère pouvaittrouver chez les marchands. La Sauviat laissait sa fille libre des’acheter pour ses vêtements les étoffes qu’elle désirait. Le pèreet la mère furent heureux de la modestie de leur fille, qui n’eutaucun goût ruineux. Véronique se contentait d’une robe de soiebleue pour les jours de fêtes, et portait les jours ouvrables unerobe de gros mérinos en hiver, d’indienne rayée en été. Ledimanche, elle allait aux offices avec son père et sa mère, à lapromenade après vêpres le long de la Vienne ou aux alentours. Lesjours ordinaires, elle demeurait chez elle, occupée à remplir de latapisserie, dont le prix appartenait aux pauvres, ayant ainsi lesmœurs les plus simples, les plus chastes, les plus exemplaires.Elle ouvrait parfois du linge pour les hospices. Elle entremêla sestravaux de lectures, et ne lut pas d’autres livres que ceux que luiprêtait le vicaire de Saint-Etienne, un prêtre de qui la sœurMarthe avait fait faire la connaissance aux Sauviat.

Pour Véronique, les lois de l’économie domestique furentd’ailleurs entièrement suspendues. Sa mère, heureuse de lui servirune nourriture choisie, lui faisait elle-même une cuisine à part.Le père et la mère mangeaient toujours leurs noix et leur pain dur,leurs harengs, leurs pois fricassés avec du beurre salé, tandis quepour Véronique rien n’était ni assez frais ni assez beau. -Véronique doit vous coûter cher, disait au père Sauviat unchapelier établi en face et qui avait pour son fils des projets surVéronique en estimant à cent mille francs la fortune duferrailleur. – Oui, voisin, oui, répondit le vieux Sauviat, ellepourrait me demander dix écus, je les lui donnerais tout de même.Elle a tout ce qu’elle veut, mais elle ne demande jamais rien.C’est un agneau pour la douceur&|160;!  » Véronique, en effet,ignorait le prix des choses&|160;; elle n’avait jamais eu besoin derien&|160;; elle ne vit de pièce d’or que le jour de son mariage,elle n’eut jamais de bourse à elle&|160;; sa mère lui achetait etlui donnait tout à souhait, si bien que pour faire l’aumône à unpauvre, elle fouillait dans les poches de sa mère.  » – Elle ne vouscoûte pas cher, dit alors le chapelier. – Vous croyez cela,vous&|160;! répondit Sauviat. Vous ne vous en tireriez pas encoreavec quarante écus par an. Et sa chambre&|160;! elle a chez ellepour plus de cent écus de meubles, mais quand on n’a qu’une fille,on peut se laisser aller. Enfin, le peu que nous possédons seratout à elle. – Le peu&|160;? Vous devez être riche, père Sauviat.Voilà quarante ans que vous faites un commerce où il n’y a pas depertes. – Ah&|160;! l’on ne me couperait pas les oreilles pourdouze cents francs&|160;!  » répondit le vieux marchand deferraille.

A compter du jour où Véronique eut perdu la suave beauté quirecommandait son visage de petite fille à l’admiration publique, lepère Sauviat redoubla d’activité. Son commerce se raviva si bien,qu’il fit dès lors plusieurs voyages par an à Paris. Chacun devinaqu’il voulait compenser à force d’argent ce que, dans son langage,il appelait les déchets de sa fille. Quand Véronique eut quinzeans, il se fit un changement dans les mœurs intérieures de lamaison. Le père et la mère montèrent à la nuit chez leur fille,qui, pendant la soirée, leur lisait, à la lueur d’une lampe placéederrière un globe de verre plein d’eau, la Vie des Saints, lesLettres édifiantes, enfin tous les livres prêtés par le vicaire. Lavieille Sauviat tricotait en calculant qu’elle regagnait ainsi leprix de l’huile. Les voisins pouvaient voir de chez eux ces deuxvieilles gens, immobiles sur leurs fauteuils comme deux figureschinoises, écoutant et admirant leur fille de toutes les forcesd’une intelligence obtuse pour tout ce qui n’était pas commerce oufoi religieuse. Il s’est rencontré sans doute dans le monde desjeunes filles aussi pures que l’était Véronique&|160;; mais aucunene fut ni plus pure, ni plus modeste. Sa confession devait étonnerles anges et réjouir la sainte Vierge. A seize ans, elle futentièrement développée, et se montra comme elle devait être. Elleavait une taille moyenne, ni son père ni sa mère n’étaientgrands&|160;; mais ses formes se recommandaient par une souplessegracieuse, par ces lignes serpentines si heureuses, si péniblementcherchées par les peintres, que la Nature trace d’elle-même sifinement, et dont les moelleux contours se révèlent aux yeux desconnaisseurs, malgré les linges et l’épaisseur des vêtements, quise modèlent et se disposent toujours, quoi qu’on fasse, sur le nu.Vraie, simple, naturelle, Véronique mettait en relief cette beautépar des mouvements sans aucune affectation. Elle sortait son pleinet entier effet, s’il est permis d’emprunter ce terme énergique àla langue judiciaire. Elle avait les bras charnus des Auvergnates,la main rouge et potelée d’une belle servante d’auberge, des piedsforts, mais réguliers, et en harmonie avec ses formes. Il sepassait en elle un phénomène ravissant et merveilleux quipromettait à l’amour une femme cachée à tous les yeux. Ce phénomèneétait peut-être une des causes de l’admiration que son père et samère manifestèrent pour sa beauté, qu’ils disaient être divine, augrand étonnement des voisins. Les premiers qui remarquèrent ce faitfurent les prêtres de la cathédrale et les fidèles quis’approchaient de la sainte table. Quand un sentiment violentéclatait chez Véronique, et l’exaltation religieuse à laquelle elleétait livrée alors qu’elle se présentait pour communier doit secompter parmi les vives émotions d’une jeune fille si candide, ilsemblait qu’une lumière intérieure effaçât par ses rayons lesmarques de la petite-vérole. Le pur et radieux visage de sonenfance reparaissait dans sa beauté première. Quoique légèrementvoilé par la couche grossière que la maladie y avait étendue, ilbrillait comme brille mystérieusement une fleur sous l’eau de lamer que le soleil pénètre. Véronique était changée pour quelquesinstants : la petite Vierge apparaissait et disparaissait comme unecéleste apparition. La prunelle de ses yeux, douée d’une grandecontractilité, semblait alors s’épanouir, et repoussait le bleu del’iris, qui ne formait plus qu’un léger cercle. Ainsi cettemétamorphose de l’oeil, devenu aussi vif que celui de l’aigle,complétait le changement étrange du visage. Etait-ce l’orage despassions contenues, était-ce une force venue des profondeurs del’âme qui agrandissait la prunelle en plein jour, comme elles’agrandit ordinairement chez tout le monde dans les ténèbres, enbrunissant ainsi l’azur de ces yeux célestes&|160;? Quoi que cefût, il était impossible de voir froidement Véronique, alorsqu’elle revenait de l’autel à sa place après s’être unie à Dieu, etqu’elle se montrait à la paroisse dans sa primitive splendeur. Sabeauté eût alors éclipsé celle des plus belles femmes. Quel charmepour un homme épris et jaloux que ce voile de chair qui devaitcacher l’épouse à tous les regards, un voile que la main de l’amourlèverait et laisserait retomber sur les voluptés permises&|160;!Véronique avait des lèvres parfaitement arquées qu’on aurait cruespeintes en vermillon, tant y abondait un sang pur et chaud. Sonmenton et le bas de son visage étaient un peu gras, dansl’acception que les peintres donnent à ce mot, et cette formeépaisse est, suivant les lois impitoyables de la physiognomonie,l’indice d’une violence quasi-morbide dans la passion. Elle avaitau-dessus de son front, bien modelé, mais presque impérieux, unmagnifique diadème de cheveux volumineux, abondants et devenuschâtains.

Depuis l’âge de seize ans jusqu’au jour de son mariage,Véronique eut une attitude pensive et pleine de mélancolie. Dansune si profonde solitude, elle devait, comme les solitaires,examiner le grand spectacle de ce qui se passait en elle : leprogrès de sa pensée, la variété des images, et l’essor dessentiments échauffés par une vie pure. Ceux qui levaient le nez enpassant par la rue de la Cité pouvaient voir par les beaux jours lafille des Sauviat assise à sa fenêtre, cousant, brodant ou tirantl’aiguille au-dessus de son canevas d’un air assez songeur. Sa têtese détachait vivement entre les fleurs qui poétisaient l’appui brunet fendillé de ses croisées à vitraux retenus dans leur réseau deplomb. Quelquefois le reflet des rideaux de damas rouge ajoutait àl’effet de cette tête déjà si colorée&|160;; de même qu’une fleurempourprée, elle dominait le massif aérien si soigneusemententretenu par elle sur l’appui de sa fenêtre. Cette vieille maisonnaïve avait donc quelque chose de plus naïf : un portrait de jeunefille, digne de Mieris, de Van Ostade, de Terburg et de Gérard Dow,encadré dans une de ces vieilles croisées quasi détruites, frusteset brunes que leurs pinceaux ont affectionnées. Quand un étranger,surpris de cette construction, restait béant à contempler le secondétage, le vieux Sauviat avançait alors la tête de manière à semettre en dehors de la ligne dessinée par le surplomb, sûr detrouver sa fille à la fenêtre. Le ferrailleur rentrait en sefrottant les mains, et disait à sa femme en patois d’Auvergne :  » -Hé&|160;! la vieille, on admire ton enfant&|160;!  »

En 1820, il arriva, dans la vie simple et dénuée d’événementsque menait Véronique, un accident qui n’eut pas eu d’importancechez toute autre jeune personne, mais qui peut-être exerça sur sonavenir une horrible influence. Un jour de fête supprimée, quirestait ouvrable pour toute la ville, et pendant lequel les Sauviatfermaient boutique, allaient à l’église et se promenaient,Véronique passa, pour aller dans la campagne, devant l’étalage d’unlibraire où elle vit le livre de Paul et Virginie. Elle eut lafantaisie de l’acheter à cause de la gravure, son père paya centsous le fatal volume, et le mit dans la vaste poche de saredingote.  » – Ne ferais-tu pas bien de le montrer à monsieur levicaire&|160;? lui dit sa mère pour qui tout livre imprimé sentaittoujours un peu le grimoire. – J’y pensais&|160;!  » réponditsimplement Véronique.

L’enfant passa la nuit à lire ce roman, l’un des plus touchantslivres de la langue française. La peinture de ce mutuel amour, àdemi biblique et digne des premiers âges du monde, ravagea le cœurde Véronique. Une main, doit-on dire divine ou diabolique, enlevale voile qui jusqu’alors lui avait couvert la Nature. La petitevierge enfouie dans la belle fille trouva le lendemain ses fleursplus belles qu’elles ne l’étaient la veille, elle entendit leurlangage symbolique, elle examina l’azur du ciel avec une fixitépleine d’exaltation&|160;; et des larmes roulèrent alors sans causedans ses yeux. Dans la vie de toutes les femmes, il est un momentoù elles comprennent leur destinée, où leur organisation jusque-làmuette parle avec autorité&|160;; ce n’est pas toujours un hommechoisi par quelque regard involontaire et furtif qui réveille leursixième sens endormi&|160;; mais plus souvent peut-être unspectacle imprévu, l’aspect d’un site, une lecture, le coup d’oeild’une pompe religieuse, un concert de parfums naturels, unedélicieuse matinée voilée de ses fines vapeurs, une divine musiqueaux notes caressantes, enfin quelque mouvement inattendu dans l’âmeou dans le corps. Chez cette fille solitaire, confinée dans cettenoire maison, élevée par des parents simples, quasi rustiques, etqui n’avait jamais entendu de mot impropre, dont la candideintelligence n’avait jamais reçu la moindre idée mauvaise&|160;;chez l’angélique élève de la sœur Marthe et du bon vicaire deSaint-Etienne, la révélation de l’amour, qui est la vie de lafemme, lui fut faite par un livre suave, par la main du Génie. Pourtoute autre, cette lecture eût été sans danger&|160;; pour elle, celivre fut pire qu’un livre obscène. La corruption est relative. Ilest des natures vierges et sublimes qu’une seule pensée corrompt,elle y fait d’autant plus de dégâts que la nécessité d’unerésistance n’a pas été prévue.

Le lendemain, Véronique montra le livre au bon prêtre qui enapprouva l’acquisition, tant la renommée de Paul et Virginie estenfantine, innocente et pure. Mais la chaleur des tropiques et labeauté des paysages&|160;; mais la candeur presque puérile d’unamour presque saint avaient agi sur Véronique. Elle fut amenée parla douce et noble figure de l’auteur vers le culte de l’Idéal,cette fatale religion humaine&|160;! Elle rêva d’avoir pour amantun jeune homme semblable à Paul. Sa pensée caressa de voluptueuxtableaux dans une île embaumée. Elle nomma par enfantillage, uneîle de la Vienne, sise au-dessous de Limoges, presque en face lefaubourg Saint-Martial, l’Ile-de-France. Sa pensée y habita lemonde fantastique que se construisent toutes les jeunes filles, etqu’elles enrichissent de leurs propres perfections. Elle passa deplus longues heures à sa croisée, en regardant passer les artisans,les seuls hommes auxquels, d’après la modeste condition de sesparents, il lui était permis de songer. Habituée sans doute àl’idée d’épouser un homme du peuple, elle trouvait en elle-même desinstincts qui repoussaient toute grossièreté. Dans cette situation,elle dut se plaire à composer quelques-uns de ces romans que toutesles jeunes filles se font pour elles seules. Elle embrassapeut-être avec l’ardeur naturelle à une imagination élégante etvierge, la belle idée d’ennoblir un de ces hommes, de l’élever à lahauteur où la mettaient ses rêves, elle fit peut-être un Paul dequelque jeune homme choisi par ses regards, seulement pour attacherses folles idées sur un être, comme les vapeurs de l’atmosphèrehumide, saisies par la gelée, se cristallisent à une branched’arbre, au bord du chemin. Elle dut se lancer dans un abîmeprofond, car si elle eut souvent l’air de revenir de bien haut enmontrant sur son front comme un reflet lumineux&|160;; plus souventencore, elle semblait tenir à la main des fleurs cueillies au bordde quelque torrent suivi jusqu’au fond d’un précipice. Elle demandapar les soirées chaudes le bras de son vieux père, et ne manquaplus une promenade au bord de la Vienne où elle allait s’extasiantsur les beautés du ciel et de la campagne, sur les rougesmagnificences du soleil couchant, sur les pimpantes délices desmatinées trempées de rosée. Son esprit exhala dès lors un parfum depoésie naturelle. Ses cheveux qu’elle nattait et tordait simplementsur sa tête, elle les lissa, les boucla. Sa toilette connut quelquerecherche. La vigne qui croissait sauvage et naturellement jetéedans les bras du vieil ormeau fut transplantée, taillée, elles’étala sur un treillis vert et coquet.

Au retour d’un voyage que fit à Paris le vieux Sauviat, alorsâgé de soixante-dix ans, en décembre 1822, le vicaire vint un soir,et après quelques phrases insignifiantes :  » – Pensez à mariervotre fille, Sauviat&|160;! dit le prêtre. A votre âge, il ne fautplus remettre l’accomplissement d’un devoir important. – MaisVéronique veut-elle se marier&|160;? demanda le vieillardstupéfait. – Comme il vous plaira, mon père, répondit-elle enbaissant les yeux. – Nous la marierons, s’écria la grosse mèreSauviat en souriant. – Pourquoi ne m’en as-tu rien dit avant mondépart, la mère&|160;? répliqua Sauviat. Je serai forcé deretourner à Paris.  »

Jérôme-Baptiste Sauviat, en homme aux yeux de qui la fortunesemblait constituer tout le bonheur, qui n’avait jamais vu que lebesoin dans l’amour, et dans le mariage qu’un mode de transmettreses biens à un autre soi-même, s’était juré de marier Véronique àun riche bourgeois. Depuis longtemps, cette idée avait pris dans sacervelle la forme d’un préjugé. Son voisin, le chapelier, riche dedeux mille livres de rente, avait déjà demandé pour son fils,auquel il cédait son établissement, la main d’une fille aussicélèbre que l’était Véronique dans le quartier par sa conduiteexemplaire et ses mœurs chrétiennes. Sauviat avait déjà polimentrefusé sans en parler à Véronique. Le lendemain du jour où levicaire, personnage important aux yeux du ménage Sauviat, eut parléde la nécessité de marier Véronique de laquelle il était ledirecteur, le vieillard se rasa, s’habilla comme pour un jour defête, et sortit sans rien dire ni à sa fille ni à sa femme. L’uneet l’autre comprirent que le père allait chercher un gendre. Levieux Sauviat se rendit chez monsieur Graslin.

Monsieur Graslin, riche banquier de Limoges, était comme Sauviatun homme parti sans le sou de l’Auvergne, venu pour êtrecommissionnaire, et qui, placé chez un financier en qualité degarçon de caisse, avait, semblable à beaucoup de financiers, faitson chemin à force d’économie, et aussi par d’heureusescirconstances. Caissier, à vingt-cinq ans, associé dix ans après dela maison Perret et Grossetête, il avait fini par se trouver maîtredu comptoir après avoir désintéressé ces vieux banquiers, tous deuxretirés à la campagne et qui lui laissèrent leurs fonds à manier,moyennant un léger intérêt. Pierre Graslin, alors âgé dequarante-sept ans, passait pour posséder au moins six cent millefrancs. La réputation de fortune de Pierre Graslin avait récemmentgrandi dans tout le Département, chacun avait applaudi à sagénérosité qui consistait à s’être bâti, dans le nouveau quartierde la place des Arbres, destiné à donner à Limoges une physionomieagréable, une belle maison sur le plan d’alignement, et dont lafaçade correspondait à celle d’un édifice public. Cette maison,achevée depuis six mois, Pierre Graslin hésitait à lameubler&|160;; elle lui coûtait si cher qu’il reculait le moment oùil viendrait l’habiter. Son amour-propre l’avait entraîné peut-êtreau delà des lois sages qui jusqu’alors avaient gouverné sa vie. Iljugeait avec le bon sens de l’homme commercial, que l’intérieur desa maison devait être en harmonie avec le programme de la façade.Le mobilier, l’argenterie, et les accessoires nécessaires à la viequ’il mènerait dans son hôtel, allaient, selon son estimation,coûter autant que la construction. Malgré les dires de la ville etles lazzi du commerce, malgré les charitables suppositions de sonprochain, il resta confiné dans le vieux, humide et salerez-de-chaussée où sa fortune s’était faite, rue Montantmanigne. Lepublic glosa&|160;; mais Graslin eut l’approbation de ses deuxvieux commanditaires, qui le louèrent de cette fermeté peu commune.Une fortune, une existence comme celles de Pierre Graslin devaientexciter plus d’une convoitise dans une ville de province. Aussiplus d’une proposition de mariage avait-elle été, depuis dix ans,insinuée à monsieur Graslin. Mais l’état de garçon convenait sibien à un homme occupé du matin au soir, constamment fatigué decourses, accablé de travail, ardent à la poursuite des affairescomme le chasseur à celle du gibier, que Graslin ne donna dansaucun des piéges tendus par les mères ambitieuses qui convoitaientpour leurs filles cette brillante position. Graslin, ce Sauviat dela sphère supérieure, ne dépensait pas quarante sous par jour, etallait vêtu comme son second commis. Deux commis et un garçon decaisse lui suffisaient pour faire des affaires, immenses par lamultiplicité des détails. Un commis expédiait la correspondance, unautre tenait la caisse. Pierre Graslin était, pour le surplus,l’âme et le corps. Ses commis, pris dans sa famille, étaient deshommes sûrs, intelligents, façonnés au travail comme lui-même.Quant au garçon de caisse, il menait la vie d’un cheval de camion.Levé dès cinq heures en tous temps, ne se couchant jamais avantonze heures, Graslin avait une femme à la journée, une vieilleAuvergnate qui faisait la cuisine. La vaisselle de terre brune, lebon gros linge de maison étaient en harmonie avec le train de cettemaison. L’Auvergnate avait ordre de ne jamais dépasser la somme detrois francs pour la totalité de la dépense journalière du ménage.Le garçon de peine servait de domestique. Les commis faisaienteux-mêmes leur chambre. Les tables en bois noirci, les chaisesdépaillées, les casiers, les mauvais bois de lit, tout le mobilierqui garnissait le comptoir et les trois chambres situées au-dessus,ne valaient pas mille francs, y compris une caisse colossale, touteen fer, scellée dans les murs, léguée par ses prédécesseurs, etdevant laquelle couchait le garçon de peine, avec deux chiens à sespieds. Graslin ne hantait pas le monde où il était si souventquestion de lui. Deux ou trois fois par an, il dînait chez leReceveur-général, avec lequel ses affaires le mettaient enrelations suivies. Il mangeait encore quelquefois à laPréfecture&|160;; il avait été nommé membre du Conseil-général duDépartement, à son grand regret.  » – Il perdait là son temps, « disait-il. Parfois ses confrères, quand il concluait avec eux desmarchés, le gardaient à déjeuner ou à dîner. Enfin il était forcéd’aller chez ses anciens patrons qui passaient les hivers àLimoges. Il tenait si peu aux relations de société, qu’envingt-cinq ans, Graslin n’avait pas offert un verre d’eau à qui quece soit. Quand Graslin passait dans la rue, chacun se le montrait,en se disant :  » Voilà monsieur Graslin&|160;!  » C’est-à-dire voilàun homme venu sans le sou à Limoges et qui s’est acquis une fortuneimmense&|160;! Le banquier auvergnat était un modèle que plus d’unpère proposait à son enfant, une épigramme que plus d’une femmejetait à la face de son mari. Chacun peut concevoir par quellesidées un homme devenu le pivot de toute la machine financière duLimousin, fut amené à repousser les diverses propositions demariage qu’on ne se lassait pas de lui faire. Les filles demessieurs Perret et Grossetête avaient été mariées avant queGraslin eût été en position de les épouser, mais comme chacune deces dames avait des filles en bas âge, on finit par laisser Graslintranquille, imaginant que, soit le vieux Perret ou le finGrossetête avait par avance arrangé le mariage de Graslin avec unede leurs petites-filles. Sauviat suivit plus attentivement et plussérieusement que personne la marche ascendante de son compatriote,il l’avait connu lors de son établissement à Limoges&|160;; maisleurs positions respectives changèrent si fort, du moins enapparence, que leur amitié, devenue superficielle, serafraîchissait rarement. Néanmoins, en qualité de compatriote,Graslin ne dédaigna jamais de causer avec Sauviat quand par hasardils se rencontrèrent. Tous deux ils avaient conservé leurtutoiement primitif, mais en patois d’Auvergne seulement. Quand leReceveur-général de Bourges, le plus jeune des frères Grossetête,eut marié sa fille, en 1823, au plus jeune fils du comte deFontaine, Sauviat devina que les Grossetête ne voulaient pointfaire entrer Graslin dans leur famille. Après sa conférence avec lebanquier, le père Sauviat revint joyeux dîner dans la chambre de safille, et dit à ses deux femmes :  » – Véronique sera madameGraslin. – Madame Graslin&|160;? s’écria la mère Sauviatstupéfaite. – Est-ce possible&|160;? dit Véronique à qui lapersonne de Graslin était inconnue mais à l’imagination de laquelleil se produisait comme se produit un des Rothschild à celle d’unegrisette de Paris. – Oui, c’est fait, dit solennellement le vieuxSauviat. Graslin meublera magnifiquement sa maison&|160;; il aurapour notre fille la plus belle voiture de Paris et les plus beauxchevaux du Limousin, il achètera une terre de cinq cent millefrancs pour elle, et lui assurera son hôtel&|160;; enfin Véroniquesera la première de Limoges, la plus riche du département, et ferace qu’elle voudra de Graslin&|160;!  »

Son éducation, ses idées religieuses, son affection sans bornespour son père et sa mère, son ignorance empêchèrent Véronique deconcevoir une seule objection&|160;; elle ne pensa même pas qu’onavait disposé d’elle sans elle. Le lendemain Sauviat partit pourParis et fut absent pendant une semaine environ.

Pierre Graslin était, vous l’imaginez, peu causeur, il allaitdroit et promptement au fait. Chose résolue, chose exécutée. Enfévrier 1822, éclata comme un coup de foudre dans Limoges unesingulière nouvelle : l’hôtel Graslin se meublait richement, desvoitures de roulage venues de Paris se succédaient de jour en jourà la porte et se déballaient dans la cour. Il courut dans la villedes rumeurs sur la beauté, sur le bon goût d’un mobilier moderne ouantique, selon la mode. La maison Odiot expédiait une magnifiqueargenterie par la malle-poste. Enfin, trois voitures, une calèche,un coupé, un cabriolet, arrivaient entortillées de paille, commedes bijoux. – Monsieur Graslin se marie&|160;! Ces mots furent ditspar toutes les bouches dans une seule soirée, dans les salons de lahaute société, dans les ménages, dans les boutiques, dans lesfaubourgs, et bientôt dans tout le Limousin. Mais avec qui&|160;?Personne ne pouvait répondre. Il y avait un mystère à Limoges.

Au retour de Sauviat, eut lieu la première visite nocturne deGraslin, à neuf heures et demie. Véronique, prévenue, attendait,vêtue de sa robe de soie bleue à guimpe sur laquelle retombait unecollerette de linon à grand ourlet. Pour toute coiffure, sescheveux, partagés en deux bandeaux bien lissés, furent rassemblésen mamelon derrière la tête, à la grecque. Elle occupait une chaisede tapisserie auprès de sa mère assise au coin de la cheminée dansun grand fauteuil à dossier sculpté, garni de velours rouge,quelque débris de vieux château. Un grand feu brillait à l’âtre.Sur la cheminée, de chaque côté d’une horloge antique dont lavaleur était certes inconnue aux Sauviat, six bougies dans deuxvieux bras de cuivre figurant des sarments, éclairaient et cettechambre brune et Véronique dans toute sa fleur. La vieille mèreavait mis sa meilleure robe. Par le silence de la rue, à cetteheure silencieuse, sur les douces ténèbres du vieil escalier,apparut Graslin à la modeste et naïve Véronique, encore livrée auxsuaves idées que le livre de Bernardin de Saint-Pierre lui avaitfait concevoir de l’amour.

Petit et maigre, Graslin avait une épaisse chevelure noiresemblable aux crins d’un houssoir, qui faisait vigoureusementressortir son visage rouge comme celui d’un ivrogne émérite, etcouvert de boutons âcres, saignants ou prêts à percer. Sans être nila lèpre ni la dartre, ces fruits d’un sang échaudé par un travailcontinu, par les inquiétudes, par la rage du commerce, par lesveilles, par la sobriété, par une vie sage, semblaient tenir de cesdeux maladies. Malgré les avis de ses associés, de ses commis et deson médecin, le banquier n’avait jamais su s’astreindre auxprécautions médicales qui eussent prévenu, tempéré cette maladie,d’abord légère et qui s’aggravait de jour en jour. Il voulaitguérir, il prenait des bains pendant quelques jours, il buvait laboisson ordonnée&|160;; mais emporté par le courant des affaires,il oubliait le soin de sa personne. Il pensait à suspendre sesaffaires pendant quelques jours, à voyager, à se soigner auxEaux&|160;; mais quel est le chasseur de millions quis’arrête&|160;? Dans cette face ardente, brillaient deux yeux gris,tigrés de fils verdâtres partant de la prunelle, et semés de pointsbruns&|160;; deux yeux avides, deux yeux vifs qui allaient au fonddu cœur, deux yeux implacables, pleins de résolution, de rectitude,de calcul. Graslin avait un nez retroussé, une bouche à grosseslèvres lippues, un front cambré, des pommettes rieuses, desoreilles épaisses à larges bords corrodés par l’âcreté dusang&|160;; enfin c’était le satyre antique, un faune en redingote,en gilet de satin noir, le cou serré d’une cravate blanche. Lesépaules fortes et nerveuses, qui jadis avaient porté des fardeaux,étaient déjà voûtées&|160;; et, sous ce buste excessivementdéveloppé s’agitaient des jambes grêles, assez mal emmanchées à descuisses courtes. Les mains maigres et velues montraient les doigtscrochus des gens habitués à compter des écus. Les plis du visageallaient des pommettes à la bouche par sillons égaux comme cheztous les gens occupés d’intérêts matériels. L’habitude desdécisions rapides se voyait dans la manière dont les sourcilsétaient rehaussés vers chaque lobe du front. Quoique sérieuse etserrée, la bouche annonçait une bonté cachée, une âme excellente,enfouie sous les affaires, étouffée peut-être, mais qui pouvaitrenaître au contact d’une femme. A cette apparition, le cœur deVéronique se contracta violemment, il lui passa du noir devant lesyeux&|160;; elle crut avoir crié&|160;; mais elle était restéemuette, le regard fixe.

– Véronique, voici monsieur Graslin, lui dit alors le vieuxSauviat.

Véronique se leva, salua, retomba sur sa chaise, et regarda samère qui souriait au millionnaire, et qui paraissait, ainsi queSauviat, si heureuse, mais si heureuse que la pauvre fille trouvala force de cacher sa surprise et sa violente répulsion. Dans laconversation qui eut lieu, il fut question de la santé de Graslin.Le banquier se regarda naïvement dans le miroir à tailles ongléeset à cadre d’ébène.  » – Je ne suis pas beau, mademoiselle, dit-il. » Et il expliqua les rougeurs de sa figure par sa vie ardente, ilraconta comment il désobéissait aux ordres de la médecine, il seflatta de changer de visage dès qu’une femme commanderait dans sonménage, et aurait plus soin de lui que lui-même.

– Est-ce qu’on épouse un homme pour son visage, pays&|160;! ditle vieux ferrailleur en donnant à son compatriote une énorme tapesur la cuisse.

L’explication de Graslin s’adressait à ces sentiments naturelsdont est plus ou moins rempli le cœur de toute femme. Véroniquepensa qu’elle-même avait un visage détruit par une horriblemaladie, et sa modestie chrétienne la fit revenir sur sa premièreimpression. En entendant un sifflement dans la rue, Graslindescendit suivi de Sauviat inquiet. Tous deux remontèrentpromptement. Le garçon de peine apportait un premier bouquet defleurs, qui s’était fait attendre. Quand le banquier montra cemonceau de fleurs exotiques dont les parfums envahirent la chambreet qu’il l’offrit à sa future, Véronique éprouva des émotions biencontraires à celles que lui avait causées le premier aspect deGraslin, elle fut comme plongée dans le monde idéal et fantastiquede la nature tropicale. Elle n’avait jamais vu de camélias blancs,elle n’avait jamais senti le cytise des Alpes, la citronnelle, lejasmin des Açores, les volcamérias, les roses musquées, toutesodeurs divines qui sont comme l’excitant de la tendresse, et quichantent au cœur des hymnes de parfums. Graslin laissa Véronique enproie à cette émotion. Depuis le retour du ferrailleur, quand toutdormait dans Limoges, le banquier se coulait le long des mursjusqu’à la maison du père Sauviat. Il frappait doucement auxvolets, le chien n’aboyait pas, le vieillard descendait, ouvrait àson pays, et Graslin passait une heure ou deux dans la pièce brune,auprès de Véronique. Là, Graslin trouva toujours son souperd’Auvergnat servi par la mère Sauviat. Jamais ce singulier amoureuxn’arriva sans offrir à Véronique un bouquet composé des fleurs lesplus rares, cueillies dans la serre de monsieur Grossetête, laseule personne de Limoges qui fût dans le secret de ce mariage. Legarçon de peine allait chercher nuitamment le bouquet que faisaitle vieux Grossetête, lui-même. En deux mois, Graslin vint cinquantefois environ&|160;; chaque fois il apporta quelque riche présent :des anneaux, une montre, une chaîne d’or, un nécessaire, etc.

Ces prodigalités incroyables, un mot les justifiera. La dot deVéronique se composait de presque toute la fortune de son père,sept cent cinquante mille francs. Le vieillard gardait uneinscription de huit mille francs sur le Grand-livre achetée poursoixante mille livres en assignats par son compère Brézac, à qui,lors de son emprisonnement, il les avait confiées, et qui la luiavait toujours gardée, en le détournant de la vendre. Ces soixantemille livres en assignats étaient la moitié de la fortune deSauviat au moment où il courut le risque de périr sur l’échafaud.Brézac avait été, dans cette circonstance, le fidèle dépositaire dureste, consistant en sept cents louis d’or, somme énorme aveclaquelle l’Auvergnat se remit à opérer dès qu’il eut recouvré saliberté. En trente ans, chacun de ces louis s’était changé en unbillet de mille francs, à l’aide toutefois de la rente duGrand-livre, de la succession Champagnac, des bénéfices accumulésdu commerce et des intérêts composés qui grossissaient dans lamaison Brézac. Brézac avait pour Sauviat une probe amitié, comme enont les Auvergnats entre eux. Aussi quand Sauviat allait voir lafaçade de l’hôtel Graslin, se disait-il en lui-même :  » – Véroniquedemeurera dans ce palais&|160;!  » Il savait qu’aucune fille enLimousin n’avait sept cent cinquante mille francs en mariage, etdeux cent cinquante mille francs en espérance. Graslin, son gendred’élection, devait donc infailliblement épouser Véronique.

Véronique eut tous les soirs un bouquet qui, le lendemain paraitson petit salon et qu’elle cachait aux voisins. Elle admira cesdélicieux bijoux, ces perles, ces diamants, ces bracelets, cesrubis qui plaisent à toutes les filles d’Eve&|160;; elle setrouvait moins laide ainsi parée. Elle vit sa mère heureuse de cemariage, et n’eut aucun terme de comparaison&|160;; elle ignoraitd’ailleurs les devoirs, la fin du mariage&|160;; enfin elleentendit la voix solennelle du vicaire de Saint-Etienne lui vantantGraslin comme un homme d’honneur, avec qui elle mènerait une viehonorable. Véronique consentit donc à recevoir les soins demonsieur Graslin. Quand, dans une vie recueillie et solitaire commecelle de Véronique, il se produit une seule personne qui vient tousles jours, cette personne ne saurait être indifférente : ou elleest haïe, et l’aversion justifiée par la connaissance approfondiedu caractère la rend insupportable&|160;; ou l’habitude de la voirblase pour ainsi dire les yeux sur les défauts corporels. L’espritcherche des compensations. Cette physionomie occupe la curiosité,d’ailleurs les traits s’animent, il en sort quelques beautésfugitives. Puis on finit par découvrir l’intérieur caché sous laforme. Enfin les premières impressions une fois vaincues,l’attachement prend d’autant plus de force, que l’âme s’y obstinecomme à sa propre création. On aime. Là est la raison des passionsconçues par de belles personnes pour des êtres laids en apparence.La forme, oubliée par l’affection, ne se voit plus chez unecréature dont l’âme est alors seule appréciée. D’ailleurs labeauté, si nécessaire à une femme, prend chez l’homme un caractèresi étrange, qu’il y a peut-être autant de dissentiment entre lesfemmes sur la beauté de l’homme qu’entre les hommes sur la beautédes femmes. Après mille réflexions, après bien des débats avecelle-même, Véronique laissa donc publier les bans. Dès lors, il nefut bruit dans tout Limoges que de cette aventure incroyable.Personne n’en connaissait le secret, l’énormité de la dot. Si cettedot eût été connue, Véronique aurait pu choisir un mari&|160;; maispeut-être aussi eût-elle été trompée&|160;! Graslin passait pours’être pris d’amour. Il vint des tapissiers de Paris, quiarrangèrent la belle maison. On ne parla dans Limoges que desprofusions du banquier : on chiffrait la valeur des lustres, onracontait les dorures du salon, les sujets des pendules&|160;; ondécrivait les jardinières, les chauffeuses, les objets de luxe, lesnouveautés. Dans le jardin de l’hôtel Graslin, il y avait,au-dessus d’une glacière, une volière délicieuse, et chacun futsurpris d’y voir des oiseaux rares, des perroquets, des faisans dela Chine, des canards inconnus, car on vint les voir. Monsieur etmadame Grossetête, vieilles gens considérés dans Limoges, firentplusieurs visites chez les Sauviat accompagnés de Graslin. MadameGrossetête, femme respectable, félicita Véronique sur son heureuxmariage. Ainsi l’Eglise, la Famille, le Monde, tout jusqu’auxmoindres choses fut complice de ce mariage.

Au mois d’avril, les invitations officielles furent remises cheztoutes les connaissances de Graslin. Par une belle journée, unecalèche et un coupé attelés à l’anglaise de chevaux limousinschoisis par le vieux Grossetête, arrivèrent à onze heures devant lamodeste boutique du ferrailleur, amenant, au grand émoi duquartier, les anciens patrons du marié et ses deux commis. La ruefut pleine de monde accouru pour voir la fille des Sauviat, à quile plus renommé coiffeur de Limoges avait posé sur ses beauxcheveux la couronne des mariées, et un voile de dentelled’Angleterre du plus haut prix. Véronique était simplement mise enmousseline blanche. Une assemblée assez imposante des femmes lesplus distinguées de la ville attendait la noce à la cathédrale, oùl’Evêque, connaissant la piété des Sauviat, daignait marierVéronique. La mariée fut trouvée généralement laide. Elle entradans son hôtel, et y marcha de surprise en surprise. Un dînerd’apparat devait précéder le bal, auquel Graslin avait invitépresque tout Limoges. Le dîner, donné à l’Evêque, au Préfet, auPrésident de la Cour, au Procureur-général, au Maire, au Général,aux anciens patrons de Graslin et à leurs femmes, fut un triomphepour la mariée qui, semblable à toutes les personnes simples etnaturelles, montra des grâces inattendues. Aucun des mariés nesavaient danser, Véronique continua donc de faire les honneurs dechez elle, et se concilia l’estime, les bonnes grâces de la plupartdes personnes avec lesquelles elle fit connaissance, en demandant àGrossetête, qui se prit de belle amitié pour elle, desrenseignements sur chacun. Elle ne commit ainsi aucune méprise. Cefut pendant cette soirée que les deux anciens banquiers annoncèrentla fortune, immense en Limousin, donnée par le vieux Sauviat à safille. Dès neuf heures, le ferrailleur était allé se coucher chezlui, laissant sa femme présider au coucher de la mariée. Il fut ditdans toute la ville que madame Graslin était laide, mais bienfaite.

Le vieux Sauviat liquida ses affaires, et vendit alors sa maisonà la Ville. Il acheta sur la rive gauche de la Vienne une maison decampagne située entre Limoges et le Cluzeau, à dix minutes dufaubourg Saint-Martial, où il voulut finir tranquillement ses joursavec sa femme. Les deux vieillards eurent un appartement dansl’hôtel Graslin, et dînèrent une ou deux fois par semaine avec leurfille, qui prit souvent leur maison pour but de promenade. Ce reposfaillit tuer le vieux ferrailleur. Heureusement Graslin trouvamoyen d’occuper son beau-père. En 1825, le banquier fut obligé deprendre à son compte une manufacture de porcelaine, auxpropriétaires de laquelle il avait avancé de fortes sommes, et quine pouvaient les lui rendre qu’en lui vendant leur établissement.Par ses relations et en y versant des capitaux, Graslin fit decette fabrique une des premières de Limoges&|160;; puis il larevendit avec de gros bénéfices, trois ans après. Il donna donc lasurveillance de ce grand établissement, situé précisément dans lefaubourg Saint-Martial, à son beau-père qui, malgré sessoixante-douze ans, fut pour beaucoup dans la prospérité de cetteaffaire et s’y rajeunit. Graslin put alors conduire ses affaires enville et n’avoir aucun souci d’une manufacture qui, sans l’activitépassionnée du vieux Sauviat, l’aurait obligé peut-être à s’associeravec un de ses commis, et à perdre une portion des bénéfices qu’ily trouva tout en sauvant ses capitaux engagés. Sauviat mourut en1827, par accident. En présidant à l’inventaire de la fabrique, iltomba dans une charasse, espèce de boîte à claire-voie oùs’emballent les porcelaines&|160;; il se fit une blessure légère àla jambe et ne la soigna pas&|160;; la gangrène s’y mit, il nevoulut jamais se laisser couper la jambe et mourut. La veuveabandonna deux cent cinquante mille francs environ dont secomposait la succession de Sauviat, en se contentant d’une rente dedeux cents francs par mois, qui suffisait amplement à ses besoins,et que son gendre prit l’engagement de lui servir. Elle garda sapetite maison de campagne, où elle vécut seule et sans servante,sans que sa fille pût la faire revenir sur cette décision maintenueavec l’obstination particulière aux vieilles gens. La mère Sauviatvint voir d’ailleurs presque tous les jours sa fille, de même quesa fille continua de prendre pour but de promenade la maison decampagne d’où l’on jouissait d’une charmante vue sur la Vienne. Delà se voyait cette île affectionnée par Véronique, et de laquelleelle avait fait jadis son Ile-de-France.

Pour ne pas troubler par ces incidents l’histoire du ménageGraslin, il a fallu terminer celle des Sauviat en anticipant surces événements, utiles cependant à l’explication de la vie cachéeque mena madame Graslin. La vieille mère, ayant remarqué combienl’avarice de Graslin pouvait gêner sa fille, s’était longtempsrefusée à se dépouiller du reste de sa fortune&|160;; maisVéronique, incapable de prévoir un seul des cas où les femmesdésirent la jouissance de leur bien, insista par des raisonspleines de noblesse, elle voulut alors remercier Graslin de luiavoir rendu sa liberté de jeune fille.

La splendeur insolite qui accompagna le mariage de Graslin avaitfroissé toutes ses habitudes et contrarié son caractère. Ce grandfinancier était un très-petit esprit. Véronique n’avait pas pujuger l’homme avec lequel elle devait passer sa vie. Durant sescinquante-cinq visites, Graslin n’avait jamais laissé voir quel’homme commercial, le travailleur intrépide qui concevait,devinait, soutenait les entreprises, analysait les affairespubliques en les rapportant toutefois à l’échelle de la Banque.Fasciné par le million du beau-père, le parvenu se montra généreuxpar calcul&|160;; mais s’il fit grandement les choses, il futentraîné par le printemps du mariage, et par ce qu’il nommait safolie, par cette maison encore appelée aujourd’hui l’hôtel Graslin.Après s’être donné des chevaux, une calèche, un coupé,naturellement il s’en servit pour rendre ses visites de mariage,pour aller à ces dîners et à ces bals, nommés retours de noces ,que les sommités administratives et les maisons riches rendirentaux nouveaux mariés. Dans le mouvement qui l’emportait en dehors desa sphère, Graslin prit un jour de réception, et fit venir uncuisinier de Paris. Pendant une année environ, il mena donc letrain que devait mener un homme qui possédait seize cent millefrancs, et qui pouvait disposer de trois millions en comprenant lesfonds qu’on lui confiait. Il fut alors le personnage le plusmarquant de Limoges. Pendant cette année, il mit généreusementvingt-cinq pièces de vingt francs tous les mois dans la bourse demadame Graslin. Le beau monde de la ville s’occupa beaucoup deVéronique au commencement de son mariage, espèce de bonne fortunepour la curiosité presque toujours sans aliment en province.Véronique fut d’autant plus étudiée qu’elle apparaissait dans lasociété comme un phénomène&|160;; mais elle y demeura dansl’attitude simple et modeste d’une personne qui observait desmœurs, des usages, des choses inconnues en voulant s’y conformer.Déjà proclamée laide, mais bien faite, elle fut alors regardéecomme bonne, mais stupide. Elle apprenait tant de choses, elleavait tant à écouter et à voir, que son air, ses discours prêtèrentà ce jugement une apparence de justesse. Elle eut d’ailleurs unesorte de torpeur qui ressemblait au manque d’esprit. Le mariage, cedur métier, disait-elle, pour lequel l’Eglise, le Code et sa mèrelui avaient recommandé la plus grande résignation, la plus parfaiteobéissance, sous peine de faillir à toutes les lois humaines et decauser d’irréparables malheurs, la jeta dans un étourdissement quiatteignit parfois à un délire vertigineux. Silencieuse etrecueillie, elle s’écoutait autant qu’elle écoutait les autres. Enéprouvant la plus violente difficulté d’être, selon l’expression deFontenelle, et qui allait croissant, elle était épouvantéed’elle-même. La nature regimba sous les ordres de l’âme, et lecorps méconnut la volonté. La pauvre créature, prise au piége,pleura sur le sein de la grande mère des pauvres et des affligés,elle eut recours à l’Eglise, elle redoubla de ferveur, elle confiales embûches du démon à son vertueux directeur, elle pria. Jamais,en aucun temps de sa vie, elle ne remplit ses devoirs religieuxavec plus d’élan qu’alors. Le désespoir de ne pas aimer son mari laprécipitait avec violence au pied des autels, où des voix divineset consolatrices lui recommandaient la patience.

Elle fut patiente et douce, elle continua de vivre en attendantles bonheurs de la maternité.  » – Avez-vous vu ce matin madameGraslin, disaient les femmes entre elles, le mariage ne lui réussitpas, elle était verte. – Oui, mais auriez-vous donné votre fille àun homme comme monsieur Graslin. On n’épouse point impunément unpareil monstre.  » Depuis que Graslin s’était marié, toutes lesmères qui, pendant dix ans, l’avaient pourchassé, l’accablaientd’épigrammes. Véronique maigrissait et devenait réellement laide.Ses yeux se fatiguèrent, ses traits grossirent, elle parut honteuseet gênée. Ses regards offrirent cette triste froideur, tantreprochée aux dévotes. Sa physionomie prit des teintes grises. Ellese traîna languissamment pendant cette première année de mariage,ordinairement si brillante pour les jeunes femmes. Aussichercha-t-elle bientôt des distractions dans la lecture, enprofitant du privilége qu’ont les femmes mariées de tout lire. Ellelut les romans de Walter Scott, les poèmes de lord Byron, lesœuvres de Schiller et de Goëthe, enfin la nouvelle et l’anciennelittérature. Elle apprit à monter à cheval, à danser et à dessiner.Elle lava des aquarelles et des sépia, recherchant avec ardeurtoutes les ressources que les femmes opposent aux ennuis de lasolitude. Enfin elle se donna cette seconde éducation que lesfemmes tiennent presque toutes d’un homme, et qu’elle ne tint qued’elle-même. La supériorité d’une nature franche, libre, élevéecomme dans un désert, mais fortifiée par la religion, lui avaitimprimé une sorte de grandeur sauvage et des exigences auxquellesle monde de la province ne pouvait offrir aucune pâture. Tous leslivres lui peignaient l’amour, elle cherchait une application à seslectures, et n’apercevait de passion nulle part. L’amour restaitdans son cœur à l’état de ces germes qui attendent un coup desoleil. Sa profonde mélancolie engendrée par de constantesméditations sur elle-même la ramena par des sentiers obscurs auxrêves brillants de ses derniers jours de jeune fille. Elle dutcontempler plus d’une fois ses anciens poèmes romanesques en endevenant alors à la fois le théâtre et le sujet. Elle revit cetteîle baignée de lumière, fleurie, parfumée où tout lui caressaitl’âme. Souvent ses yeux pâlis embrassèrent les salons avec unecuriosité pénétrante : les hommes y ressemblaient tous à Graslin,elle les étudiait et semblait interroger leurs femmes&|160;; maisen n’apercevant aucune de ses douleurs intimes répétées sur lesfigures, elle revenait sombre et triste, inquiète d’elle-même. Lesauteurs qu’elle avait lus le matin répondaient à ses plus hautssentiments, leur esprit lui plaisait&|160;; et le soir elleentendait des banalités qu’on ne déguisait même pas sous une formespirituelle, des conversations sottes, vides, ou remplies par desintérêts locaux, personnels, sans importance pour elle. Elles’étonnait de la chaleur déployée dans des discussions où il nes’agissait point de sentiment, pour elle l’âme de la vie. On la vitsouvent les yeux fixes, hébétée, pensant sans doute aux heures desa jeunesse ignorante, passées dans cette chambre pleined’harmonies, alors détruites comme elle. Elle sentit une horriblerépugnance à tomber dans le gouffre de petitesses où tournaient lesfemmes parmi lesquelles elle était forcée de vivre. Ce dédain écritsur son front, sur ses lèvres, et mal déguisé, fut pris pourl’insolence d’une parvenue. Madame Graslin observa sur tous lesvisages une froideur, et sentit dans tous les discours une âcretédont les raisons lui furent inconnues, car elle n’avait pas encorepu se faire une amie assez intime pour être éclairée ou conseilléepar elle&|160;; l’injustice qui révolte les petits esprits ramèneen elles-mêmes les âmes élevées, et leur communique une sorted’humilité&|160;; Véronique se condamna, chercha ses torts&|160;;elle voulut être affable, on la prétendit fausse&|160;; elleredoubla de douceur, on la fit passer pour hypocrite, et sadévotion venait en aide à la calomnie&|160;; elle fit des frais,elle donna des dîners et des bals, elle fut taxée d’orgueil.

Malheureuse dans toutes ses tentatives, mal jugée, repoussée parl’orgueil bas et taquin qui distingue la société de province, oùchacun est toujours armé de prétentions et d’inquiétudes, madameGraslin rentra dans la plus profonde solitude. Elle revint avecamour dans les bras de l’Eglise. Son grand esprit, entouré d’unechair si faible, lui fit voir dans les commandements multipliés ducatholicisme autant de pierres plantées le long des précipices dela vie, autant de tuteurs apportés par de charitables mains poursoutenir la faiblesse humaine durant le voyage&|160;; elle suivitdonc avec la plus grande rigueur les moindres pratiquesreligieuses. Le parti libéral inscrivit alors madame Graslin aunombre des dévotes de la ville, elle fut classée parmi les Ultras.Aux différents griefs que Véronique avait innocemment amassés,l’esprit de parti joignit donc ses exaspérations périodiques : maiscomme elle ne perdait rien à cet ostracisme, elle abandonna lemonde, et se jeta dans la lecture qui lui offrait des ressourcesinfinies. Elle médita sur les livres, elle compara les méthodes,elle augmenta démesurément la portée de son intelligence etl’étendue de son instruction, elle ouvrit ainsi la porte de son âmeà la Curiosité. Durant ce temps d’études obstinées où la religionmaintenait son esprit, elle obtint l’amitié de monsieur Grossetête,un de ces vieillards chez lesquels la vie de province a rouillé lasupériorité, mais qui, au contact d’une vive intelligence,reprennent par places quelque brillant. Le bonhomme s’intéressavivement à Véronique qui le récompensa de cette onctueuse et doucechaleur de cœur particulière aux vieillards en déployant, pour lui,le premier, les trésors de son âme et les magnificences de sonesprit cultivé si secrètement, et alors chargé de fleurs. Lefragment d’une lettre écrite en ce temps à monsieur Grossetêtepeindra la situation où se trouvait cette femme qui devait donnerun jour les gages d’un caractère si ferme et si élevé.

 » Les fleurs que vous m’avez envoyées pour le bal étaientcharmantes, mais elles m’ont suggéré de cruelles réflexions. Cesjolies créatures cueillies par vous et destinées à mourir sur monsein et dans mes cheveux en ornant une fête, m’ont fait songer àcelles qui naissent et meurent dans vos bois sans avoir été vues,et dont les parfums n’ont été respirés par personne. Je me suisdemandé pourquoi je dansais, pourquoi je me parais, de même que jedemande à Dieu pourquoi je suis dans ce monde. Vous le voyez, monami, tout est piége pour le malheureux, les moindres chosesramènent les malades à leur mal&|160;; mais le plus grand tort decertains maux est la persistance qui les fait devenir une idée. Unedouleur constante n’est-elle pas alors une pensée divine&|160;?Vous aimez les fleurs pour elles-mêmes&|160;; tandis que je lesaime comme j’aime à entendre une belle musique. Ainsi, comme jevous le disais, le secret d’une foule de choses me manque. Vous,mon vieil ami, vous avez une passion, vous êtes horticulteur. Avotre retour en ville, communiquez-moi votre goût, faites quej’aille à ma serre, d’un pied agile comme vous allez à la vôtre,contempler les développements des plantes, vous épanouir et fleuriravec elles, admirer ce que vous avez créé, voir des couleursnouvelles, inespérées qui s’étalent et croissent sous vos yeux parla vertu de vos soins. Je sens un ennui navrant. Ma serre à moi necontient que des âmes souffrantes. Les misères que je m’efforce desoulager m’attristent l’âme, et quand je les épouse, quand aprèsavoir vu quelque jeune femme sans linge pour son nouveau-né,quelque vieillard sans pain, j’ai pourvu à leurs besoins, lesémotions que m’a causées leur détresse calmée ne suffisent pas àmon âme. Ah&|160;! mon ami, je sens en moi des forces superbes, etmalfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plusdurs commandements de la religion n’abattent point. En allant voirma mère, et me trouvant seule dans la campagne, il me prend desenvies de crier, et je crie. Il semble que mon corps est la prisonoù quelque mauvais génie retient une créature gémissant etattendant les paroles mystérieuses qui doivent briser une formeimportune&|160;; mais la comparaison n’est pas juste. Chez moi,n’est-ce pas au contraire le corps qui s’ennuie, si je puisemployer cette expression. La religion n’occupe-t-elle pas mon âme,la lecture et ses richesses ne nourrissent-elles pas incessammentmon esprit&|160;? Pourquoi désiré-je une souffrance qui romprait lapaix énervante de ma vie&|160;? Si quelque sentiment, quelque manieà cultiver ne vient à mon aide, je me sens aller dans un gouffre oùtoutes les idées s’émoussent, où le caractère s’amoindrit, où lesressorts se détendent, où les qualités s’assouplissent, où toutesles forces de l’âme s’éparpillent, et où je ne serai plus l’êtreque la nature a voulu que je sois. Voilà ce que signifient mescris. Que ces cris ne vous empêchent pas de m’envoyer des fleurs.Votre amitié si douce et si bienveillante m’a, depuis quelquesmois, réconciliée avec moi-même. Oui, je me trouve heureuse desavoir que vous jetez un coup d’oeil ami sur mon âme à la foisdéserte et fleurie, que vous avez une parole douce pour accueillirà son retour la fugitive à demi brisée qui a monté le chevalfougueux du Rêve.  »

A l’expiration de la troisième année de son mariage, Graslin,voyant sa femme ne plus se servir de ses chevaux, et trouvant unbon marché, les vendit&|160;; il vendit les voitures, renvoya lecocher, se laissa prendre son cuisinier par l’Evêque, et leremplaça par une cuisinière. Il ne donna plus rien à sa femme, enlui disant qu’il paierait tous ses mémoires. Il fut le plus heureuxmari du monde, en ne rencontrant aucune résistance à ses volontéschez cette femme qui lui avait apporté un million de fortune.Madame Graslin, nourrie, élevée sans connaître l’argent, sans êtreobligée de le faire entrer comme un élément indispensable dans lavie, était sans mérite dans son abnégation. Graslin retrouva dansun coin du secrétaire les sommes qu’il avait remises à sa femme,moins l’argent des aumônes et celui de la toilette, laquelle futpeu dispendieuse à cause des profusions de la corbeille de mariage.Graslin vanta Véronique à tout Limoges comme le modèle des femmes.Il déplora le luxe de ses ameublements, et fit tout empaqueter. Lachambre, le boudoir et le cabinet de toilette de sa femme furentexceptés de ses mesures conservatrices qui ne conservèrent rien,car les meubles s’usent aussi bien sous les housses que sanshousses. Il habita le rez-de-chaussée de sa maison, où ses bureauxétaient établis, il y reprit sa vie, en chassant aux affaires avecla même activité que par le passé. L’Auvergnat se crut un excellentmari d’assister au dîner et au déjeûner préparés par les soins desa femme&|160;; mais son inexactitude fut si grande, qu’il ne luiarriva pas dix fois par mois de commencer les repas avecelle&|160;; aussi par délicatesse exigea-t-il qu’elle ne l’attendîtpoint. Néanmoins Véronique restait jusqu’à ce que Graslin fût venu,pour le servir elle-même, voulant au moins accomplir sesobligations d’épouse en quelque point visible. Jamais le banquier,à qui les choses du mariage étaient assez indifférentes, et quin’avait vu que sept cent cinquante mille francs dans sa femme, nes’aperçut des répulsions de Véronique. Insensiblement, il abandonnamadame Graslin pour les affaires. Quant il voulut mettre un litdans une chambre attenant à son cabinet, elle s’empressa de lesatisfaire. Ainsi, trois ans après leur mariage, ces deux êtres malassortis se retrouvèrent chacun dans leur sphère primitive, heureuxl’un et l’autre d’y retourner. L’homme d’argent, riche de dix-huitcent mille francs, revint avec d’autant plus de force à seshabitudes avaricieuses, qu’il les avait momentanémentquittées&|160;; ses deux commis et son garçon de peine furent mieuxlogés, un peu mieux nourris&|160;; telle fut la différence entre leprésent et le passé. Sa femme eut une cuisinière et une femme dechambre, deux domestiques indispensables&|160;; mais, excepté lestrict nécessaire, il ne sortit rien de sa caisse pour son ménage.Heureuse de la tournure que les choses prenaient, Véronique vitdans le bonheur du banquier les compensations de cette séparationqu’elle n’eût jamais demandée : elle ne savait pas être aussidésagréable à Graslin que Graslin était repoussant pour elle. Cedivorce secret la rendit à la fois triste et joyeuse, elle comptaitsur la maternité pour donner un intérêt à sa vie&|160;; mais malgréleur résignation mutuelle, les deux époux avaient atteint à l’année1828 sans avoir d’enfant.

Ainsi, au milieu de sa magnifique maison, et enviée par touteune ville, madame Graslin se trouva dans la solitude où elle étaitdans le bouge de son père, moins l’espérance, moins les joiesenfantines de l’ignorance. Elle y vécut dans les ruines de seschâteaux en Espagne, éclairée par une triste expérience, soutenuepar sa foi religieuse, occupée des pauvres de la ville qu’ellecombla de bienfaits. Elle faisait des layettes pour les enfants,elle donnait des matelas et des draps à ceux qui couchaient sur lapaille&|160;; elle allait partout suivie de sa femme de chambre,une jeune Auvergnate que sa mère lui procura, et qui s’attachacorps et âme à elle&|160;; elle en fit un vertueux espion, chargéede découvrir les endroits où il y avait une souffrance à calmer,une misère à adoucir. Cette bienfaisance active, mêlée au plusstrict accomplissement des devoirs religieux, fut ensevelie dans unprofond mystère et dirigée d’ailleurs par les curés de la ville,avec qui Véronique s’entendait pour toutes ses bonnes œuvres, afinde ne pas laisser perdre entre les mains du vice l’argent utile àdes malheurs immérités.

Pendant cette période, elle conquit une amitié tout aussi vive,tout aussi précieuse que celle du vieux Grossetête, elle devintl’ouaille bien-aimée d’un prêtre supérieur, persécuté pour sonmérite incompris, un des Grands-vicaires du diocèse, nommé l’abbéDutheil. Ce prêtre appartenait à cette minime portion du clergéfrançais qui penche vers quelques concessions, qui voudraitassocier l’Eglise aux intérêts populaires pour lui fairereconquérir, par l’application des vraies doctrines évangéliques,son ancienne influence sur les masses, qu’elle pourrait alorsrelier à la monarchie. Soit que l’abbé Dutheil eût reconnul’impossibilité d’éclairer la cour de Rome et le haut clergé, soitqu’il eût sacrifié ses opinions à celles de ses supérieurs, ildemeura dans les termes de la plus rigoureuse orthodoxie, tout ensachant que la seule manifestation de ses principes lui fermait lechemin de l’épiscopat. Ce prêtre éminent offrait la réunion d’unegrande modestie chrétienne et d’un grand caractère. Sans orgueil niambition, il restait à son poste en y accomplissant ses devoirs aumilieu des périls. Les Libéraux de la ville ignoraient les motifsde sa conduite, ils s’appuyaient de ses opinions et le comptaientcomme un patriote, mot qui signifie révolutionnaire dans la languecatholique. Aimé par les inférieurs qui n’osaient proclamer sonmérite, mais redouté par ses égaux qui l’observaient, il gênaitl’Evêque. Ses vertus et son savoir, enviés peut-être, empêchaienttoute persécution&|160;; il était impossible de se plaindre de lui,quoiqu’il critiquât les maladresses politiques par lesquelles leTrône et le Clergé se compromettaient mutuellement&|160;; il ensignalait les résultats à l’avance et sans succès, comme la pauvreCassandre, également maudite avant et après la chute de sa patrie.A moins d’une révolution, l’abbé Dutheil devait rester comme une deces pierres cachées dans les fondations, et sur laquelle toutrepose. On reconnaissait son utilité, mais on le laissait à saplace, comme la plupart des solides esprits dont l’avénement aupouvoir est l’effroi des médiocrités. Si, comme l’abbé deLamennais, il eût pris la plume, il aurait été sans doute comme luifoudroyé par la cour de Rome. L’abbé Dutheil était imposant. Sonextérieur annonçait une de ces âmes profondes, toujours unies etcalmes à la surface. Sa taille élevée, sa maigreur, ne nuisaientpoint à l’effet général de ses lignes, qui rappelaient celles quele génie des peintres espagnols ont le plus affectionnées pourreprésenter les grands méditateurs monastiques, et celles trouvéesrécemment par Thorwaldsen pour les apôtres. Presque roides, ceslongs plis du visage, en harmonie avec ceux du vêtement, ont cettegrâce que le moyen âge a mise en relief dans les statues mystiquescollées au portail de ses églises. La gravité des pensées, celle dela parole et celle de l’accent s’accordaient chez l’abbé Dutheil etlui seyaient bien. A voir ses yeux noirs, creusés par lesaustérités, et entourés d’un cercle brun, à voir son front jaunecomme une vieille pierre, sa tête et ses mains presque décharnées,personne n’eût voulu entendre une voix et des maximes autres quecelles qui sortaient de sa bouche. Cette grandeur purementphysique, d’accord avec la grandeur morale, donnait à ce prêtrequelque chose de hautain, de dédaigneux, aussitôt démenti par samodestie et par sa parole, mais qui ne prévenait pas en sa faveur.Dans un rang élevé, ces avantages lui eussent fait obtenir sur lesmasses cet ascendant nécessaire, et qu’elles laissent prendre surelles par des hommes ainsi doués&|160;; mais les supérieurs nepardonnent jamais à leurs inférieurs de posséder les dehors de lagrandeur, ni de déployer cette majesté tant prisée des anciens etqui manque si souvent aux organes du pouvoir moderne.

Par une de ces bizarreries qui ne semblera naturelle qu’aux plusfins courtisans, l’autre Vicaire-général, l’abbé de Grancour, petithomme gras, au teint fleuri, aux yeux bleus, et dont les opinionsétaient contraires à celles de l’abbé Dutheil, allait assezvolontiers avec lui, sans néanmoins rien témoigner qui pût luiravir les bonnes grâces de l’Evêque, auquel il aurait toutsacrifié. L’abbé de Grancour croyait au mérite de son collègue, ilen reconnaissait les talents, il admettait secrètement sa doctrineet la condamnait publiquement&|160;; car il était de ces gens quela supériorité attire et intimide, qui la haïssent et qui néanmoinsla cultivent.  » – Il m’embrasserait en me condamnant,  » disait delui l’abbé Dutheil. L’abbé de Grancour n’avait ni amis ni ennemis,il devait mourir Vicaire-général. Il se dit attiré chez Véroniquepar le désir de conseiller une si religieuse et si bienfaisantepersonne, et l’Evêque l’approuva&|160;; mais au fond il futenchanté de pouvoir passer quelques soirées avec l’abbéDutheil.

Ces deux prêtres vinrent dès lors voir assez régulièrementVéronique, afin de lui faire une sorte de rapport sur lesmalheureux, et discuter les moyens de les moraliser en lessecourant. Mais d’année en année, monsieur Graslin resserra lescordons de sa bourse en apprenant, malgré les ingénieusestromperies de sa femme et d’Aline, que l’argent demandé ne servaitni à la maison, ni à la toilette. Il se courrouça quand il calculace que la charité de sa femme coûtait à sa caisse. Il voulutcompter avec la cuisinière, il entra dans les minuties de ladépense, et montra quel grand administrateur il était, endémontrant par la pratique que sa maison devait aller splendidementavec mille écus. Puis il composa, de clerc à maître, avec sa femmepour ses dépenses en lui allouant cent francs par mois, et vantacet accord comme une magnificence royale. Le jardin de sa maison,livré à lui-même, fut fait le dimanche par le garçon de peine, quiaimait les fleurs. Après avoir renvoyé le jardinier, Graslinconvertit la serre en un magasin où il déposa les marchandisesconsignées chez lui en garantie de ses prêts. Il laissa mourir defaim les oiseaux de la grande volière pratiquée au-dessus de laglacière, afin de supprimer la dépense de leur nourriture. Enfin ils’autorisa d’un hiver où il ne gela point pour ne plus payer letransport de la glace. En 1828, il n’était pas une chose de luxequi ne fût condamnée. La parcimonie régna sans opposition à l’hôtelGraslin. La face du maître, améliorée pendant les trois ans passésprès de sa femme, qui lui faisait suivre avec exactitude lesprescriptions du médecin, redevint plus rouge, plus ardente, plusfleurie que par le passé. Les affaires prirent une si grandeextension, que le garçon de peine fut promu, comme le maîtreautrefois, aux fonctions de caissier, et qu’il fallut trouver unAuvergnat pour les gros travaux de la maison Graslin.

Ainsi, quatre ans après son mariage, cette femme si riche ne putdisposer d’un écu. A l’avarice de ses parents succéda l’avarice deson mari. Madame Graslin ne comprit la nécessité de l’argent qu’aumoment où sa bienfaisance fut gênée.

Au commencement de l’année 1828, Véronique avait retrouvé lasanté florissante qui rendit si belle l’innocente jeune filleassise à sa fenêtre dans la vieille maison, rue de la Cité&|160;;mais elle avait alors acquis une grande instruction littéraire,elle savait et penser et parler. Un jugement exquis donnait à sontrait de la profondeur. Habituée aux petites choses du monde&|160;;elle portait avec une grâce infinie les toilettes à la mode. Quandpar hasard, vers ce temps, elle reparaissait dans un salon, elles’y vit, non sans surprise, entourée par une sorte d’estimerespectueuse. Ce sentiment et cet accueil furent dus aux deuxVicaires-généraux et au vieux Grossetête. Instruits d’une si bellevie cachée et de bienfaits si constamment accomplis, l’Evêque etquelques personnes influentes avaient parlé de cette fleur de piétévraie, de cette violette parfumée de vertus, et il s’était faitalors en faveur et à l’insu de madame Graslin une de ces réactionsqui, lentement préparées, n’en ont que plus de durée et desolidité. Ce revirement de l’opinion amena l’influence du salon deVéronique, qui fut dès cette année hanté par les supériorités de laville, et voici comment. Le jeune vicomte de Grandville fut envoyé,vers la fin de cette année, en qualité de Substitut, au parquet dela cour de Limoges, précédé de la réputation que l’on fait d’avanceen province à tous les Parisiens. Quelques jours après son arrivée,en pleine soirée de Préfecture, il répondit à une assez sottedemande, que la femme la plus aimable, la plus spirituelle, la plusdistinguée de la ville était madame Graslin.  » – Elle en estpeut-être aussi la plus belle&|160;? demanda la femme duReceveur-général. – Je n’ose en convenir devant vous,répliqua-t-il. Je suis alors dans le doute. Madame Graslin possèdeune beauté qui ne doit vous inspirer aucune jalousie, elle ne semontre jamais au grand jour. Madame Graslin est belle pour ceuxqu’elle aime, et vous êtes belle pour tout le monde. Chez madameGraslin, l’âme, une fois mise en mouvement par un enthousiasmevrai, répand sur sa figure une expression qui la change. Saphysionomie est comme un paysage triste en hiver, magnifique enété, le monde la verra toujours en hiver. Quand elle cause avec desamis sur quelque sujet littéraire ou philosophique, sur desquestions religieuses qui l’intéressent, elle s’anime, et ilapparaît soudain une femme inconnue d’une beauté merveilleuse. « Cette déclaration, fondée sur la remarque du phénomène qui jadisrendait Véronique si belle à son retour de la sainte-table, fitgrand bruit dans Limoges, où, pour le moment le nouveau Substitut,à qui la place d’Avocat-général était, dit-on, promise, jouait lepremier rôle. Dans toutes les villes de province, un homme élevé dequelques lignes au-dessus des autres devient pour un temps plus oumoins long l’objet d’un engouement qui ressemble à del’enthousiasme, et qui trompe l’objet de ce culte passager. C’est àce caprice social que nous devons les génies d’arrondissement, lesgens méconnus, et leurs fausses supériorités incessammentchagrinées. Cet homme, que les femmes mettent à la mode, est plussouvent un étranger qu’un homme du pays&|160;; mais à l’égard duvicomte de Grandville, ces admirations, par un cas rare, ne setrompèrent point.

Madame Graslin était la seule avec laquelle le Parisien avait puéchanger ses idées et soutenir une conversation variée. Quelquesmois après son arrivée, le Substitut attiré par le charme croissantde la conversation et des manières de Véronique, proposa donc àl’abbé Dutheil, et à quelques hommes remarquables de la ville, dejouer au whist chez madame Graslin. Véronique reçut alors cinq foispar semaine&|160;; car elle voulut se ménager pour sa maison,dit-elle, deux jours de liberté. Quand madame Graslin eut autourd’elle les seuls hommes supérieurs de la ville, quelques autrespersonnes ne furent pas fâchées de se donner un brevet d’esprit enfaisant partie de sa société. Véronique admit chez elle les troisou quatre militaires remarquables de la garnison et del’état-major. La liberté d’esprit dont jouissaient ses hôtes, ladiscrétion absolue à laquelle on était tenu sans convention et parl’adoption des manières de la société la plus élevée, rendirentVéronique extrêmement difficile sur l’admission de ceux quibriguèrent l’honneur de sa compagnie. Les femmes de la ville nevirent pas sans jalousie madame Graslin entourée des hommes lesplus spirituels, les plus aimables de Limoges&|160;; mais sonpouvoir fut alors d’autant plus étendu qu’elle fut plusréservée&|160;; elle accepta quatre ou cinq femmes étrangères,venues de Paris avec leurs maris, et qui avaient en horreur lecommérage des provinces. Si quelque personne en dehors de ce monded’élite faisait une visite, par un accord tacite, la conversationchangeait aussitôt, les habitués ne disaient plus que des riens.L’hôtel Graslin fut donc une oasis où les esprits supérieurs sedésennuyèrent de la vie de province, où les gens attachés augouvernement purent causer à cœur ouvert sur la politique sansavoir à craindre qu’on répétât leurs paroles, où l’on se moquafinement de tout ce qui était moquable, où chacun quitta l’habit desa profession pour s’abandonner à son vrai caractère. Ainsi, aprèsavoir été la plus obscure fille de Limoges, après avoir étéregardée comme nulle, laide et sotte, au commencement de l’année1828, madame Graslin fut regardée comme la première personne de laville et la plus célèbre du monde féminin. Personne ne venait lavoir le matin, car chacun connaissait ses habitudes de bienfaisanceet la ponctualité de ses pratiques religieuses&|160;; elle allaitpresque toujours entendre la première messe, afin de ne pasretarder le déjeuner de son mari qui n’avait aucune régularité,mais qu’elle voulait toujours servir. Graslin avait fini pars’habituer à sa femme en cette petite chose. Jamais Graslin nemanquait à faire l’éloge de sa femme, il la trouvait accomplie,elle ne lui demandait rien, il pouvait entasser écus sur écus ets’épanouir dans le terrain des affaires&|160;; il avait ouvert desrelations avec la maison Brézac, il voguait par une marcheascendante et progressive sur l’océan commercial&|160;; aussi, sonintérêt surexcité le maintenait-il dans la calme et enivrantefureur des joueurs attentifs aux grands événements du tapis vert dela Spéculation.

Pendant cet heureux temps, et jusqu’au commencement de l’année1829, madame Graslin arriva, sous les yeux de ses amis, à un pointde beauté vraiment extraordinaire, et dont les raisons ne furentjamais bien expliquées. Le bleu de l’iris s’agrandit comme unefleur et diminua le cercle brun des prunelles, en paraissant trempéd’une lueur moite et languissante, pleine d’amour. On vit blanchir,comme un faîte à l’aurore, son front illuminé par des souvenirs,par des pensées de bonheur, et ses lignes se purifièrent à quelquesfeux intérieurs. Son visage perdit ces ardents tons bruns quiannonçaient un commencement d’hépatite, la maladie des tempéramentsvigoureux ou des personnes dont l’âme est souffrante, dont lesaffections sont contrariées. Ses tempes devinrent d’une adorablefraîcheur. On voyait enfin souvent, par échappées, le visagecéleste, digne de Raphaël, que la maladie avait encroûté comme leTemps encrasse une toile de ce grand maître. Ses mains semblèrentplus blanches, ses épaules prirent une délicieuse plénitude, sesmouvements jolis et animés rendirent à sa taille flexible et soupletoute sa valeur. Les femmes de la ville l’accusèrent d’aimermonsieur de Grandville, qui d’ailleurs lui faisait une courassidue, et à laquelle Véronique opposa les barrières d’une pieuserésistance. Le Substitut professait pour elle une de cesadmirations respectueuses à laquelle ne se trompaient point leshabitués de ce salon. Les prêtres et les gens d’esprit devinèrentbien que cette affection, amoureuse chez le jeune magistrat, nesortait pas des bornes permises chez madame Graslin. Lassé d’unedéfense appuyée sur les sentiments les plus religieux, le vicomtede Grandville avait, à la connaissance des intimes de cettesociété, de faciles amitiés qui cependant n’empêchaient point saconstante admiration et son culte auprès de la belle madameGraslin, car telle était, en 1829, son surnom à Limoges. Les plusclairvoyants attribuèrent le changement de physionomie qui renditVéronique encore plus charmante pour ses amis, aux secrètes délicesqu’éprouve toute femme, même la plus religieuse, à se voircourtisée, à la satisfaction de vivre enfin dans le milieu quiconvenait à son esprit, au plaisir d’échanger ses idées, et quidissipa l’ennui de sa vie, au bonheur d’être entourée d’hommesaimables, instruits, de vrais amis dont l’attachement s’accroissaitde jour en jour. Peut-être eût-il fallu des observateurs encoreplus profonds, plus perspicaces ou plus défiants que les habituésde l’hôtel Graslin, pour deviner la grandeur sauvage, la force dupeuple que Véronique avait refoulée au fond de son âme. Siquelquefois elle fut surprise, en proie à la torpeur d’uneméditation ou sombre, ou simplement pensive, chacun de ses amissavait qu’elle portait en son cœur bien des misères, qu’elles’était sans doute initiée le matin à bien des douleurs, qu’ellepénétrait en des sentines où les vices épouvantaient par leurnaïveté&|160;; souvent le Substitut, devenu bientôt Avocat-généralla gronda de quelque bienfait inintelligent que, dans les secretsde ses instructions correctionnelles, la Justice avait trouvé commeun encouragement à des crimes ébauchés.  » – Vous faut-il del’argent pour quelques-uns de vos pauvres&|160;? lui disait alorsle vieux Grossetête en lui prenant la main, je serai complice devos bienfaits. – Il est impossible de rendre tout le monderiche&|160;!  » répondait-elle en poussant un soupir. Aucommencement de cette année, arriva l’événement qui devait changerentièrement la vie intérieure de Véronique, et métamorphoser lamagnifique expression de sa physionomie, pour en faire d’ailleursun portrait mille fois plus intéressant aux yeux des peintres.Assez inquiet de sa santé, Graslin ne voulut plus, au granddésespoir de sa femme, habiter son rez-de-chaussée, il remonta dansl’appartement conjugal où il se fit soigner. Ce fut bientôt unenouvelle à Limoges que l’état de madame Graslin, elle étaitgrosse&|160;; sa tristesse, mélangée de joie, occupa ses amis quidevinèrent alors que, malgré ses vertus, elle s’était trouvéeheureuse de vivre séparée de son mari. Peut-être avait-elle espéréde meilleures destinées, depuis le jour où l’Avocat-général lui fitla cour&|160;; car il avait déjà refusé d’épouser la plus richehéritière du Limousin. Dès lors les profonds politiques quifaisaient entre deux parties de whist la police des sentiments etdes fortunes, avaient soupçonné le magistrat et la jeune femme defonder sur l’état maladif du banquier des espérances presqueruinées par cet événement. Les troubles profonds qui marquèrentcette période de la vie de Véronique, les inquiétudes qu’un premieraccouchement cause aux femmes, et qui, dit-on, offre des dangersalors qu’il arrive après la première jeunesse, rendirent ses amisplus attentifs auprès d’elle&|160;; chacun d’eux déploya millepetits soins qui lui prouvèrent combien leurs affections étaientvives et solides.

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