Le Danseur mondain

Le Danseur mondain

de Paul Bourget

À MONSIEUR GUSTAVE MAÇON

Amical souvenir de son voisin

du Pavillon d’Enghien à Chantilly.

P. B.

Chapitre 1

– « Voulez-vous nous rejouer ce Fox-blues, mademoiselle Morange ? » dit le maître de danse à la jeune femme assise au piano dans le petit salon d’hôtel qui servait à cette leçon. « Et vous,mademoiselle Favy, » – il s’adressait à son élève, –« nous reprenons ?… Plus vivement, cette fois.Rappelez-vous : Ne pas briser l’élan. La marche moins raide que dans le One Step. Des pas de côté, un en avant,légèrement fléchis, un peu élancés. Donner l’impression d’un oiseau qui va s’envoler. Ça, c’est bien, très bien. Ne pliez pas le genou… »

Et les deux jeunes gens glissaient,étroitement enlacés, au rythme de la musique, – cette musique précipitée et monotone, mélancolique et saccadée, qui caractérise les danses d’aujourd’hui. Depuis la guerre de 1914 et sa longue tragédie, il y a de la frénésie et de la tristesse, à la fois, dans les moindres gestes d’une société trop profondément ébranlée. Même ceux qui ne devraient, comme une sauterie dans un bal, n’être qu’un plaisir et qu’une détente, sont touchés de névropathie. Un ruban,noué à la boutonnière du veston ajusté du maître de danse,attestait que, peu d’années auparavant, – on était en 1925, – il prenait part en effet à cette terrible guerre et s’y distinguait.Ce martial épisode semblait bien absent de son visage, très viril certes dans sa joliesse, mais comment concilier de sanglants et sinistres souvenirs avec l’espèce de frivole ferveur qu’il mettait à conduire les pas de son élève : une jeune fille de vingt ans, souple, mince, et dont les traits délicats étaient comme éclairés par des prunelles bleues d’une intensité singulière ?Ce couple élégant, agile, uni dans un accord balancé de tous les mouvements, allait et venait ainsi, dans le décor banal et faussement stylisé de ce salon d’un hôtel de la Riviera, ouvert largement sur un lumineux et grandiose paysage.

La baie d’Hyères se développait, encadrée d’uncôté par le sombre massif des Maures, de l’autre par les montagnesde Toulon, et fermée par les îles que les Grecs appelaient jadisles Stœchades, les « rangées en lignes ». À la pointe del’une, celle de Porquerolles, surgissent les récifs des Mèdes,Mediae Rupes, – les Roches du Milieu. Ce nom justifiaitcelui de l’hôtel, britanniquement et barbarement baptiséMédes-Palace. Il était situé sur une hauteur, à mi-cheminentre la ville d’Hyères et la rivière du Gapeau.

Par ce clair et tiède matin du mois de mars,cet immense horizon était admirable de splendeur et de grâce. Lesombre azur de la mer, doucement marié au bleu plus léger du ciel,s’apercevait par delà le floconnement argenté des vastes champsd’oliviers qui dévalaient jusqu’au rivage, et, tout près, c’étaitle jardin de l’hôtel, fraîche oasis de palmiers et d’eucalyptusentre lesquels foisonnaient des roses et des mimosas en pleinefloraison. Comme ce salon servait aux leçons du danseurprofessionnel de l’établissement, le milieu en était vide.L’anglomanie qui avait présidé à l’appellation du Palace sereconnaissait à la forme des fauteuils et des chaises, évidemmentcommandés outre-Manche et qui plaquaient leur massif acajou contreles murs, décorés eux-mêmes de gravures anglaises. Il semblaitparadoxal qu’il y eût à cette minute, dans ce coin londonien,quatre personnes de nationalité française :Mlle Morange la pianiste, le maître de danse et sonélève, une femme plus âgée enfin, qui était la mère de la jeunefille. Leur seul aspect le disait assez et cette ressemblance desphysiologies qui décèle une analogie profonde des natures. Chezl’une et chez l’autre, une extrême sensibilité nerveuse sereconnaissait à vingt petits signes identiques : à la finessedes linéaments du visage, à celle des pieds et des mains, à lamobilité tour à tour et à la fixité de la bouche et du regard, à lagracilité fragile de tout l’être. Mais la flamme de la vie étaitintacte chez la jeune fille. Autrement, se serait-elle prêtée aveccette ardeur gaie à l’enfantin plaisir de cette leçon dedanse ? Mme Favy, elle, donnait, au contraire,l’idée d’un organisme usé, avec la pâleur de son visage amaigritaché de rouge aux pommettes. Son souffle, par moments si court, etla légère saillie de ses yeux trop brillants, comme il arrive danscertaines névroses du cœur, dénonçaient une maladie chronique, etaussi le léger tremblement de ses doigts, aux ongles cyanosés, quis’occupaient en ce moment à tricoter une casaque de laine, destinéesans doute à quelque vente de charité. Étendue parmi des coussins,sur une chaise longue en paille, apportée pour elle du jardin, ellerelevait sans cesse la tête et abaissait son ouvrage, pour secaresser avec tendresse à la gracieuse vision de sa charmanteenfant, naïvement amusée de ces tournoiements et de ces pas rythméssous la main conductrice du maître. La musicienne, elle aussi,regardait, dans la haute glace placée au-dessus du piano, l’imagemouvante du jeune couple, avec une tout autre expression d’amertumeet de déplaisir. Elle était jolie également, mais son masque sansjeunesse, quoiqu’elle eût à peine vingt-sept ans, disait lamélancolie d’une destinée sans horizon, emprisonnée dans desconditions trop dures. Elle tenait, au Mèdes-Palacel’emploi de danseuse professionnelle. Sachant l’un et l’autre unpeu de musique, elle et son camarade se rendaient le service des’accompagner dans leurs leçons, quand ils pouvaient, afind’épargner à leurs élèves et de s’épargner l’assourdissement dugramophone.

– « Cette fois, » dit le maîtrede danse, le piano à peine arrêté, « ça y est. Vous n’avez pasfait une faute, mademoiselle Favy. »

– « Savez-vous que nous avonsjoliment travaillé ce matin, monsieur Neyrial ? »répondit la jeune fille, en riant, « Scottish espagnole,Paso doble, Java, et, pour finir, Fox-blues, c’estquatre danses que j’ai bien dans les jambes maintenant. Je continueà préférer le Tango. Ces airs espagnols sont siprenants ! On les sent passer dans ses gestes. Ce n’est pascomme la Samba. »

– « Moi non plus, » fit lejeune homme, « je ne l’aime pas beaucoup. Tournée, pourtant,elle a son charme. Sautée, elle devient trop viteexcentrique. »

– « À la bonne heure, » ditMme Favy, qui se relevait de sa chaise longue,aidée par sa fille. « Voilà ce que j’apprécie en vous,monsieur Neyrial. Vous gardez du goût dans ces danses modernes.Elles en manquent si facilement ! »

– « C’est que je considère la dansecomme un art… » répondit vivement Neyrial. « La danse,c’est le rythme, c’est la mesure, c’est la beauté du mouvement, ceque mademoiselle vient de dire si justement, de la musiquegesticulée. »

– « Quel dommage ! »repartit Mme Favy, « que tous vos confrères nepensent pas de même ! Je vous avoue, quand Renée m’a demandé àprendre des leçons avec vous, j’ai eu un peu peur. Pensez donc. Demon temps, nous ne connaissions que le quadrille, la polka, lavalse… »

– « Je vous l’ai dit aussitôt,maman, » interjeta la jeune fille, « qu’avecM. Neyrial, ces danses d’aujourd’hui, qui vous déplaisenttant, s’ennoblissaient, s’idéalisaient… »

– « J’aime mon art,mademoiselle, » fit Neyrial en reconduisantMme Favy et son élève jusqu’à la porte, « et,ce que l’on aime vraiment, on le respecte. »

Les deux femmes étaient à peine sorties de lapièce que la pianiste, à demi tournée sur son tabouret, disait,avec une ironie singulière, au jeune homme en train d’allumer unecigarette :

– « Vous n’avez pas honte de luiservir de ces boniments, à cette pauvre petite ? »

– « Quels boniments ? »répondit-il.

– « J’aime mon art… Tout ce qu’onaime, on le respecte… »

Son accent se faisait de plus en plus railleurpour répéter les paroles de son camarade en contrefaisant sonaccent, et elle insistait :

– « Voyons. Nous nous sommes misdanseurs mondains, vous et moi, dans les hôtels, parce que noussavions bien danser et que nous n’avions pas le sou. Vous enprofitez pour avoir des histoires de femmes. Tant qu’il s’agit depersonnes qui ont de la défense, rien à dire ; mais bourrer lecrâne à une jeune fille, quand on ne peut pas l’épouser, ce n’estpas propre, et vous ne pouvez pas l’épouser. Jamais le colonelFavy, professeur à l’École de guerre et qui sera demain général, nedonnera sa fille à un danseur d’hôtel. Il n’est venu ici que peurvingt-quatre heures. De le voir passer m’a suffi pour le juger. Àvous aussi. Rappelez-vous. Il y avait un thé-dansant ce soir-là. Lapetite et sa mère n’en manquent pas un. Ont-elles paru ? Non.À cause du père évidemment… »

– « Vous voilà encorejalouse », dit Neyrial. « Vous n’en avez pourtant pas ledroit. Répondez ai-je été loyal avec vous ? »

– « Très loyal, » fit-elle surun ton de dépit qui ne s’accordait que trop avec la subitecontraction de son visage aigu.

– « Quand vous m’avezrapporté, » continua Neyrial, « cette conversation,entendue par hasard, qui calomniait nos rapports, vous ai-jeoffert, oui ou non, de rompre mon engagement ici, et d’aller, àTamaris, à l’Eden où j’avais, où j’ai encore uneoffre ? Vous m’avez prié de rester, en me disant que votresympathie pour moi vous rendrait cette séparation pénible. Vousm’avez, à ce propos, fait cette déclaration très nette, je vous enai estimée, qu’une fille, dans votre profession, ne devait pas selaisser courtiser. J’entends encore vos mots : le mariage ourien. Nous avons convenu alors qu’il n’y aurait jamais entre nousqu’une bonne et franche amitié. Il exclut la jalousie, ce pacte, etc’est si propre, pour employer votre mot de tout à l’heure, unerelation comme la nôtre, ce compagnonnage de deux artistes quiaiment profondément leur art… Vous allez encore parler deboniments… »

– « Dans ce moment-ci, non, »répondit-elle. « Ça n’empêche pas que j’avais raison tout àl’heure, et vous le savez bien… Mais voilà miss Oliver qui vientpour sa leçon. »

– « Vous n’allez pas de nouveau êtrejalouse ? Sinon… »

Il avait jeté cette phrase de taquinerie, enriant, cette fois, du rire d’un homme qui ne veut pas prendre ausérieux les sentimentalismes d’une femme qu’il n’aime pas. Ce futde nouveau d’un accent très sérieux queMlle Morange lui répondit :

– « Elle est bien belle, mais ellene vous regarde pas comme l’autre, ni vous non plus… »

Une jeune fille entrait maintenant, quioffrait un type accompli de la beauté anglaise grande, énergique,assouplie par le sport, son teint de rousse fouetté par la brise dela mer. Ses cheveux coupés « à la Jeanne d’Arc » ou« à la typhoïde », comme disent indifféremment lescoiffeurs d’aujourd’hui, lui donnaient un air garçonnier que sonverbe haut et trop direct accusait encore. Sa jupe courtedécouvrait des mollets vigoureux comme ceux d’un coureur, et soncorsage, presque sans manches, des bras tannés par le soleil, dontun boxeur eût envié la musculature. Quel contraste avec la frêle etmince Française qui s’essayait, dix minutes auparavant, à ceFox-blues qu’elle dansait si finement, et, tout de suite,l’arrivante dit avec un accent, qui rendait plus excentriques lestermes d’argot qu’elle croyait devoir employer pour « être àla page », – parlons comme elle :

– « Pas de Tango, n’est-cepas, monsieur Neyrial. C’est moche, le Tango, vous netrouvez pas ?… Un Two-steps d’abord, puis uneSamba, mais sautée, pour gigolos tortillards. Que ce motexprime bien la chose, pas ?… »

Et s’adressant à Mlle Morangequi attaquait le morceau demandé :

– « Parfait, mademoiselle. Rien quecet air me donne des fourmis dans les pieds… »

Les doigts de la pianiste continuaient decourir sur les touches, et plus allègrement, en effet, plusbrutalement, comme gagnés par la vitalité de la jeune Anglaise.Celle-ci virevoltait aux bras de Neyrial, qui, lui aussi, avaitchangé. Son allure, à présent, se faisait aussi alerte, aussitrépidante qu’elle était réservée et mesurée tout à l’heure. Si ladanse est un art, comme il disait, elle est également un sport. Ily a de l’athlétisme dans le métier de gymnaste que le jeune hommeexerçait au bénéfice de cet hôtel, et c’était le sportsman quidansait maintenant. Un témoin de deux leçons successives en fûtdemeuré saisi. À la façon dont il enserrait le corps de cettecréature animalement robuste, à la pression de sa main appuyée surcette taille presque carrée, il était visible qu’il se plaisait àpartager sa fougue, comme tout à l’heure le nervosisme un peumièvre de Renée Favy, et pas plus maintenant qu’alors, il necessait de garder au fond des yeux un je ne sais quoi de distant,de lointain, comme s’il assistait aux divers épisodes de sonétrange vie, sans se donner tout à fait à chacun. Mais qu’il s’yprêtait complaisamment ! Comme il semblait ne faire qu’un avecsa véhémente partenaire, tandis qu’ils attaquaient tour à tour laSamba demandée après le Two-steps, unShimmy après une Huppa-huppa, toujours plusfébrilement, sans que l’Anglaise prononçât d’autres paroles que desSo nice et des Fascinating, jusqu’à un moment oùl’apparition, sur le seuil de la porte, d’un jeune homme envêtements de tennis, une raquette à la main, la fit arrêter sondanseur !

– « Eh bien ! monsieurFavy », demanda-t-elle, « quel est lescore ? »

– « Six deux, six quatre, »répondit l’arrivant.

– « All right ! »fit-elle gaiement, – et serrant les mains alentour avec une énergiepresque masculine : – « Merci, mademoiselle Morange.Merci, monsieur Neyrial. Je vous retrouve au Golf cetaprès-midi, monsieur Favy ?… Je me sauve. Nous avons despersonnes un peu formal au lunch. Il faut que je montem’habiller plus vieux jeu. »

Et, riant de toutes ses belles dents, ellesortit de la pièce, suivie de Mlle Morange, à quila seule présence du frère de Renée avait rendu son expressionmécontente d’auparavant.

– « À deux heures, monsieur Neyrial,n’est-ce pas ? » avait-elle dit, en repliant sa musiqueet fermant le piano, « pour notre numéro. »

Pas un mot, pas un geste de tête à l’égard dunouveau venu, qui demanda, une fois les deux jeunes gensseuls :

– « Qu’est-ce que peut avoir contremoi Mlle Morange ? Je suis toujours correctavec elle, et quand il nous arrive de danser ensemble, je sens sonantipathie. Vous me l’avez dit un jour, je me rappelle, et c’est sijuste ça ne trompe pas, la danse. Rien ne révèle davantage lecaractère des gens et ce qu’ils pensent les uns desautres. »

– « Elle est un peu sauvage, »répondit Neyrial. « Elle n’est pas contente de sa vie. Ça secomprend. Son père tenait un gros commerce. Il s’est ruiné. Onl’avait élevée pour devenir une dame. Elle a besoin de gagner sonpain, comme moi. Elle a pris le métier qu’elle a trouvé. Il y adeux différences entre nous. Elle a sa mère, à qui elle peut donnerdu bien-être, au lieu que moi, je n’ai plus de famille. Et puis,j’aime mon métier et elle subit le sien. Il est vrai que, pour unefemme, ce métier est moins amusant. Nous, les hommes, nous nesommes guère intéressants à étudier, tandis que chaque danseuse,c’est un petit monde. »

– « Et quelquefois mieux… »répondit Gilbert Favy, – et sur une protestation de l’autre :– « Mais oui, mais oui…, » insista-t-il, « joligarçon, comme vous êtes, distingué, vous devez en avoir eu desaventures !… Surtout qu’une femme dans un hôtel, c’est libre.Le mari est loin. On ne se retrouvera pas. Donc, pas de chaîne. Lecaprice, dans toute sa fantaisie et sa sécurité. Il suffit decauser avec vous, deux ou trois fois, pour constater que vousn’êtes pas bavard. »

– « Et c’est pour cela que vousvoudriez me faire parler ? Le futur diplomate s’exerce à sonmétier, qui consiste à surprendre les secrets des autres, enflattant leur vanité. »

– « Vous désirez bien tout de mêmeque l’on sache que vous êtes un monsieur et que votre famille nevous destinait pas à enseigner la valse-hésitation dans lespalaces ?… Mais, pardon, » – et il eut un gestecaressant, – « me voilà en train de vous froisser, et, jugezsi je suis un mauvais diplomate, au moment où j’ai un service àvous demander… »

– « J’espère que ce n’est pas lemême que celui de l’autre jour ? »

« – Eh bien ! si, » réponditGilbert Favy.

Une expression d’anxiété, presque d’angoisse,contractait ses traits, tandis qu’il continuait :

– « Vous ne savez pas ce que jetraverse, depuis ces trois jours !… »

– « Vous avez encorejoué ? » interrogea Neyrial. « J’espérais que non,en vous voyant passer ces dernières soirées dans le hall, encompagnie de madame votre mère et deMlle Renée… »

– « C’est dimanche que ça m’estarrivé.

J’étais allé au Casino, pour le concert,simplement. D’avoir dû vous emprunter de l’argent, une fois déjà,m’avait été si pénible ! Ça m’est si pénible, en ce moment, devous parler comme je vous parle Un Américain tenait la banque etperdait tout ce qu’il voulait. La tentation me prend. Je merappelle ma chance de la semaine dernière, qui m’a permis de vousrendre ce que je vous devais, aussitôt… Je risque vingt francsd’abord… »

– « Et puis vingt autres, et puiscent, et c’est vous qui perdez tout ce que vous ne voulezpas, » interrompit Neyrial, « et maintenant, vous n’avezplus qu’une idée : retourner là-bas, prendre votrerevanche… »

– « Oh » fit Gilbert, « sice n’était que cela ! »…

– « Quoi alors ? Que sepasse-t-il ?… »

– « Il se passe que le délire du jeum’a grisé. On m’avait raconté qu’un des employés, – on me l’avaitnommé, – prêtait de l’argent aux décavés qui présentaient desgaranties sérieuses. Je me suis adressé à lui. J’ai eu millefrancs. Je les ai perdus encore. Je me suis engagé par écrit, à leslui rendre dans la semaine. C’était dimanche, je vous répète, ilfaut que je les aie pour dimanche prochain au plus tard.Pouvez-vous m’aider ?… »

– « Je ne veux pas vousaider, » répondit Neyrial, en insistant sur ce : je neveux pas. « Votre dette réglée, c’est le Casino de nouveauouvert, d’autres parties en perspective, et d’autres pertes, plusgraves peut-être… »

– « Mais si je ne les rends pas, cesmille francs, à la date fixée… »

– « Vous les rendrez plus tard,semaine par semaine, sur votre pension. »

– « Et si mon prêteur s’adresse à mamère ? Malade du cœur comme elle est, à la merci des moindresémotions… »

– « Il ne s’adressera pas à elle. LeCasino défend expressément à ses employés d’avancer de l’argent auxjoueurs. Madame votre mère parlerait, et cet homme serait renvoyé.Non, il sait qui vous êtes. Il sera parfaitement sûr que le fils ducolonel Favy paiera aux échéances convenues, d’autant qu’il nemanquera pas de vous demander des intérêts. Vous serez un peu gêné.Ça vous fera réfléchir, et, en attendant, vous ne jouerezplus… »

À la simple mention du nom du colonel, Gilbertavait eu un sursaut, vite réprimé, comme si cette image, évoquée àcette seconde, lui était insupportable.

– « C’est bien, » dit-il d’unevoix âpre et avec un regard sombre. « Je trouverai un autremoyen. »

– « Il y en a un plus simple, eneffet, s’il vous répugne trop de discuter avec votreprêteur, » reprit Neyrial, qui avait remarqué le mouvement deson interlocuteur. « Vous ne voulez pas vous adresser à madamevotre mère, à cause de son état de santé ? Écrivez la vérité àvotre père, tout franchement, tout simplement… »

– « Mon père !… » fitGilbert. Cette fois, une véritable terreur décomposait son visage.« Je me couperais la main plutôt que d’écrire cette lettre-là.Mon père, vous ne le connaissez que de réputation. C’est unmagnifique soldat. Il a été admirable à Charleroi, à Verdun, sur laSomme, partout. Et l’homme vaut le soldat. Depuis que j’existe, jene lui ai pas vu commettre une seule faute, de quelque ordre que cesoit, et cela, du grand au petit. Un exemple quelque affaire qu’ilait, il ne se presse jamais en écrivant, de sorte que vous diriezque ses lettres sont imprimées, tant les caractères sont bienformés. Ses élèves à l’École de guerre sont unanimes à reconnaîtreque son cours est une perfection. Son régiment, quand il commandaità Poitiers, faisait l’admiration de tous. Mais cette impeccabilitéqui est la sienne, il exige qu’elle soit celle de tous autour delui, et cela fait chez nous une atmosphère dans laquelle onétouffe. Cette discipline de chaque heure, de chaque minute, avecce témoin toujours impassible, qui ne se permet, qui ne vous permetpas une négligence, une spontanéité, c’est accablant. Un autreexemple. Il est venu ici. Renée n’a pas osé danser pendant sonséjour. Il adore maman, et si elle a perdu sa santé, j’en suis sûr,c’est qu’elle est trop sensible et qu’il ne s’en est jamais douté.Il l’a écrasée, et ne s’en rendra jamais compte, comme il nous aécrasés, ma sœur et moi. Seulement, nous sommes jeunes, nous, etquand un être jeune est trop comprimé, il explose. Nous en sommesvenus à nous réjouir que les médecins aient envoyé maman dans leMidi. Au moins, ici, nous respirons librement. Cette joie de Renéede courir à bicyclette, de jouer au tennis, de danser, c’est salibération à elle. La mienne, à moi, c’est le casino et le jeu.Pour que mon père comprît comment je me suis laissé entraîner, etme le pardonnât, il faudrait lui expliquer tout cela, est-ce que jepeux ?… »

– « Vous appelez le jeu unelibération, vous ? » dit Neyrial. « Mais c’estl’esclavage des esclavages, la passion à laquelle on fait le plusdifficilement sa part ! »

– « Je n’ai pas joué parpassion, » répondit Gilbert. « Je me suis assis à latable de baccara, je viens de vous le dire, par amusement etsurtout avec l’idée d’avoir un peu d’argent, quand je reviendraireprendre ma préparation aux Affaires étrangères. Avec les centfrancs par mois que mon père m’alloue, pour toute pension,qu’est-ce qu’un garçon de mon âge peut devenir à Paris ? Pasde théâtre. Pas de restaurant. Rien que le travail tout le jour, etle soir, la maison, le silence entre papa qui ne prononce pas dixmots par heure, quelquefois, et maman, occupée avec Renée à unetapisserie… Je me suis dit : Si je rentrais avec trois ouquatre billets de mille francs, tout de même ?… Et sans cetteguigne… »

– « Oui, on commence ainsi, »interrompit Neyrial. « Et puis… C’est un Anglais, Sheridan,qui prétendait qu’au jeu, il y a deux bonheurs le premier degagner, l’autre de perdre. Autant dire que l’attrait du jeu, cen’est pas le gain seulement, c’est le risque. Oui, on commence,comme vous, par penser aux quelques billets de banque à ramassersur le tapis vert avec une carte heureuse, et, bien vite, ce nesont plus ces chiffons de papier bleu qui vous remuent le cœur,mais cette inexprimable et toute-puissante sensation, faited’incertitude, d’audace, d’avantages et de désastres possibles, –le risque enfin, je le répète. Quand une fois on a goûté à cepoison-là, il vous mord à fond. Il devient un besoin, commel’alcool, la morphine, la cocaïne, l’opium, – toutes les droguesqui portent à son paroxysme la tension de notre être intérieur.Voilà pourquoi je vous ai refusé, tout à l’heure, l’argent que vousme demandiez. Vous ne jouerez plus, du moins ici, et chaque mois,la somme à prélever sur votre pension vous causera un petit ennuibien salutaire… »

– « Pour que vous parliez du jeu surce ton, » répliqua Gilbert, « il faut que vous l’ayezpratiqué vous-même. Vous en êtes guéri. Ce n’est donc pas uneintoxication si dangereuse. »

– « On peut faire tant de mal auxautres, sans le vouloir, avec le jeu, » continua Neyrial. – Ilne relevait pas directement cette interruption. Mais son fronts’était soudain barré d’une ride. Sa bouche se serrait.Visiblement, des souvenirs, restés trop présents, l’obsédaient.« Vous parlez de votre père… Si le mien, à moi, n’avait pasété un joueur, ma mère n’aurait pas vécu ses derniers jours dans lagêne, et je ne serais pas danseur mondain dans unpalace… »

Gilbert Favy ne répondit rien. Le contrasteétait trop grand entre le sourire habituel de Neyrial et laphysionomie qu’il venait d’avoir, presque tragique, celle d’unhomme qui a beaucoup souffert, et devant qui se dresse brusquementsa destinée. Le fils du colonel tenait de sa mère une sensibilitétrop vive pour ne pas le deviner il toucherait à des plaiessecrètes en interrogeant davantage son interlocuteur. Celui-cis’étant arrêté soudain de sa plainte et de sa confidence, les deuxjeunes gens sortirent de la chambre, sans prolonger un entretienqui leur laissait à chacun l’impression d’une énigme pressentiechez l’autre.

« Mais qui est-il ? » sedemandait Gilbert Favy. « Il est tellement supérieur à sonmétier par sa tenue, sa conversation, ses façons de sentir. Quelétait ce père qui l’a ruiné ? Pourquoi s’est-il faitdanseur ? Ce nom de Neyrial est-il son nom ? Si je luiavais dit toute la vérité, toute, m’aurait-il refusé ces millefrancs ? Mais lui avouer ce que j’ai osé et ma honte, ça,c’était trop dur. Comment me tirer d’affaire ? Il y a sonmoyen, à lui, demander ce délai à ce Gibeuf… » C’était le nomde l’usurier du Casino. « C’est bien dur aussi, et, il a beaudire, inutile sans doute. Le mieux est d’aller à Marseille. Lesbrocanteurs véreux n’y manquent certainement pas. Quand on a faitce que j’ai fait, on va jusqu’au bout… On est dans l’irréparable.Mais le prétexte pour expliquer ce voyage à maman ? Il fautcependant sortir de là… Il le faut… »

« Comme il a peur de sonpère ! » se disait, de son côté, Neyrial. « Unedette de jeu, ce n’est pas si grave ! Qu’a-t-il d’autre danssa vie dont il tremble que son père ne le découvre ?… Ai-je euraison de ne pas l’aider ? Si pourtant son créancier du Casinos’adressait à sa mère ?… Non. Ces coquins-là sont des usuriersadroits qui redoutent trop le scandale. Et puis, je reparlerai à cepauvre garçon. S’il n’a pas obtenu ce que je lui ai suggéré, cerèglement par échéances, je serai toujours à temps de lui avancerla somme, en exigeant sa parole de ne plus toucher une carte. C’estce que j’aurais dû faire peut-être… En attendant, pensons à notre« numéro… » Il y a une figure à changer. »

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