Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

de Pierre  Ponson du Terrail

Partie 1
LE FILS DE MILADY

Chapitre 1

Par une de ces splendides journées de février dont Paris a le secret, la foule des équipages et des cavaliers était grande vers deux heures de l’après-midi, au bois de Boulogne.

C’est l’endroit où ce monde de sportsmen et de gens à chevaux se reconnaît et s’observe, se salue ou échange un simple regard.

Le gandin ralentit son trotteur pour jeter une œillade à mademoiselle Cerisette qui sort pour la première fois en demi-daumont, le banquier surveille Coralie à qui il donne cinq mille francs par mois et qu’il soupçonne de ne venir aussi assidûment au Bois, chaque jour, que pour y rencontrer le petit vicomte R… qui croque son dernier oncle et monte son dernier cheval.

Enfin mademoiselle de Saint-Euverte qui s’appelait autrefois Joséphine, à qui la fuite de monsieur D… a fait des loisirs, cherche à les utiliser et couche en joue un Américain du Sud.

C’est, en un mot, le monde le plus élégant, le plus mêlé qu’on puisse voir.

Et ce monde-là, le jour dont nous parlons,paraissait fort ému, fort agité et semblait s’entretenir pargroupes, et d’une voiture à l’autre, d’un événementconsidérable.

L’Europe entière était en paix, cependant,aucune révolution n’avait eu lieu et on ne parlait même pas dequelque désastre financier important.

Non, c’était plus et moins que tout cela.

On venait de voir Aspasie.

Aspasie s’était montrée dans son coupé bienattelé de ses deux admirables trotteurs irlandais dont le princerusse K… avait offert cent mille francs, et qu’elle avait refusé devendre.

Qu’est-ce que Aspasie ?

Pour dire la vraie vérité, Aspasie s’appelaitpeut-être Caroline.

Mais Caroline est un nom de bourgeois etAspasie avait pour métier de ruiner des fils de croisés et desbarons autrichiens.

Aspasie était une femme de trente-deux ans,blonde et presque rousse, possédant un esprit d’enfer, renomméejadis pour son insensibilité, et que la mort du petit ducnapolitain Galipieri, qui s’était battu pour elle, avait mise à lamode sept ou huit ans auparavant.

Aspasie avait eu un salon, un vrai salon. Elleavait possédé les plus beaux diamants, les plus beaux chevaux, leplus coquet petit hôtel des Champs-Élysées.

Elle avait reçu des artistes, des gens delettres, des sénateurs et des princes.

Pendant sept ou huit ans on avait vanté sonesprit mordant, sa beauté originale, son manque de cœur absolu etcompté les désespoirs qu’elle avait semés sur son chemin.

Puis, un matin ou un soir on ne savait pas aujuste, Aspasie avait disparu.

Elle avait tout vendu, chevaux, hôtel,mobilier, dentelles et diamants.

Le petit X…, qui avait fait à la Bourse unefortune scandaleuse et la croquait à ses pieds, avait failli sebrûler la cervelle de désespoir.

Personne n’avait su ce qu’était devenueAspasie.

Le bruit avait couru cependant, que ce bloc deglace avait fondu au soleil, que ce cœur de bronze s’était ému, quecette femme qui faisait litière de l’honneur des familles ets’était constituée le minotaure de l’adolescence dorée, s’étaitprise à aimer…

Qu’elle aimait follement, avec passion, avecfurie, comme une tigresse et non comme une femme.

Il y avait un an de cela, et pendant un an onn’avait vu Aspasie nulle part, ni aux premières représentations, niaux courses, ni au Bois.

Cependant quelques jeunes gens affirmaientqu’elle n’avait pas quitté Paris.

Qu’elle vivait enfermée dans une petite maisonde la place Vintimille, quartier tranquille et retiré entretous ; ne sortait que le soir, dans une voiture sans luxe,avec un de ces voiles masques récemment inventés et qui dépistentsi bien les curieux.

Si on ne la voyait pas autour du lac, du moinson prétendait l’avoir rencontrée en compagnie d’un jeune hommeirréprochable de manières et de tenue, dans les allées désertes dubois de Vincennes.

Les dames du monde dans lequel vivaitautrefois Aspasie étaient divisées d’opinion.

Les unes, les plus damnées, celles qui avaientsi bien accroché leur cœur un peu partout qu’il n’était plus qu’uneloque, disaient avec un sentiment d’envie :

– Elle est bien heureuse !

Les autres, les jeunes, les effrontées et lesnaïves murmuraient avec dédain :

– On n’aurait jamais cru cela !…c’est une femme à la mer !

Puis tout le monde ayant dit son mot, lesilence s’était fait.

Au bout d’un an, on se souvenait à peined’Aspasie, lorsque tout à coup, Aspasie avait reparu.

On l’avait vue, on la voyait…

Car elle était là, à deux heures del’après-midi, par ce temps printanier, dans ce même coupé brun surles panneaux duquel on avait fait peindre, en guise d’armoiries,une salamandre en camaïeu.

Elle était là, promenant sur la foule sonregard calme et fier.

Deux jeunes gens qui trottaient côte à côtedans l’allée des cavaliers s’arrêtèrent stupéfaits.

– Ce n’est pas possible, dit l’und’eux.

– Je crois rêver, murmura l’autre.

– C’est pourtant bien Aspasie.

– Parbleu !

– D’où sort-elle ?

– Je l’ai crue morte !

– Moi aussi.

Et comme ils échangeaient toutes cesexclamations, échangées déjà par mille autres personnes, Aspasieles aperçut et leur fit un salut amical du bout de ses doigtsmignons merveilleusement gantés.

Le salut était une invitation que tous deuxcomprirent parfaitement.

Ils s’approchèrent.

– Bonjour, dit Aspasie en se penchant àla portière du coupé.

– Voyons, chère, dit l’un d’eux, est-cevous ? est-ce votre ombre ?

– C’est moi.

– Vivante !

– Mais sans doute…

Et elle leur montra ses dents éblouissantes enun sourire.

– D’où venez-vous ?

– Dieu seul le sait !

Elle eut dans l’œil un éclair.

– Aspasie, dit le premier des jeunesgens, savez-vous tout ce qu’on a dit de vous, en votreabsence ?

– Non, mais peu m’importe.

– On a prétendu que votre cœur avaitparlé.

– C’est vrai, dit-elle simplement.

– Vous avez aimé ?

– Avec frénésie.

– Et… vous aimez… toujours ?

– Je hais !

Elle prononça ces mots d’une voix sourde.

Les deux jeunes gens se regardèrent.

Aspasie avait une flamme sombre dans sesgrands yeux bleus.

– Baron, dit-elle, s’adressant aupremier, m’aimez-vous toujours ?

– Sans doute, répondit-il d’un tonléger.

– Et vous, marquis ?

Elle s’adressait au second, qui était un toutjeune homme.

– Ordonnez, répliqua ce dernier,j’obéirai.

– Venez me voir tous les deux, cesoir.

– Hein ! tous les deux, fit le baronun peu ébahi.

– Vrai.

– C’est bizarre !…

– Non. Vous verrez… je suis rentrée chezmoi, avenue de Marignan… On dîne à sept heures… venez.

Et elle leur donna la main.

– Mais pourquoi tous deux ? fit àson tour le marquis d’un ton boudeur.

– Je cherche un vengeur ! réponditAspasie, d’un ton qui les fit frissonner.

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