Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

de Pierre Ponson du Terrail

Partie 1
LA BELLE JARDINIÈRE

Chapitre 1

M. de Montgeron n’avait vu dans l’expédition de l’avant-veille, quand on était parti du club,qu’une de ces aventures vulgaires d’amour parisien aussi ridicules pour celui qui les entreprend que pour ceux qui en sont les témoins.

Depuis longtemps Paris n’est plus le pays des échelles de corde, des romanceros et des sérénades ; le guerrier ôte son uniforme pour entrer chez ces petites dames, et les poètes ont recours, non à leur guitare, mais à de jolis chiffons de papier signés Garat et Soleil.

M. de Montgeron avait donc accompagné Gustave Marion par curiosité pure, quand il s’était agi d’enlever la Belle Jardinière, persuadé que l’expédition se terminerait par un souper au Café Anglais, dont la belle,peu farouche, ferait les honneurs sans bégueulerie.

Mais les choses avaient tourné autrement.

Alors, M. de Montgeron avait senti s’éveiller en lui une sorte de curiosité âpre, un besoin de savoir ardent.

Quelle était cette femme ?

Et qu’est-ce que Gustave Marion avait donc vu chez elle pour qu’il en perdît ainsi subitement la raison ?

M. de Montgeron s’était juré de pénétrer ce mystère.

Il avait remarqué, durant les quelques heures passées à Saint-Cloud au restaurant de la Tête-Noire, que les quatre jeunes gens qui avaient accompagné avec lui M. Gustave Marion étaient si vivement impressionnés de l’aventure qu’il ne devait pas compter sur eux.

Aussi ne leur avait-il pas dit un mot de son projet, en les quittant, sous le prétexte qu’il avait une affairepressante d’intérêt à régler, le soir même, à Paris.

Le sort, en désignant au club comme soncompagnon M. Casimir de Noireterre, lui avait paruintelligent.

Casimir de Noireterre était un garçon de vingtans, non moins brave que son cousin par alliance,M. de Montgeron.

Il était aspirant de marine et embarqué depuisdeux ans, lorsqu’un héritage considérable l’était venu chercher àRio-de-Janeiro, où son navire était en station.

Casimir avait fait comme Montgeron.

Il avait donné sa démission et était venumener à Paris la haute vie.

Montgeron, le cousin de sa belle-sœur, – ilavait un frère aîné, bon gentilhomme et vivant dans ses terres duPérigord, – Montgeron s’était fait son tuteur et l’avait présentépartout.

Tels étaient donc les deux hommes qui allaientessayer de pénétrer le mystère qui paraissait envelopper la BelleJardinière.

Les nuits se suivent à Paris, comme partoutailleurs, mais elles ne se ressemblent pas.

La veille et l’avant-veille, la nuit étaitclaire et lumineuse.

Ce soir-là, un brouillard épais et jaunecouvrait Paris, dégageant une pluie imperceptible qui pénétraitjusqu’aux os.

M. de Montgeron avait son coupé à laporte du club, sur le boulevard.

Il y fit monter Casimir et lui dit :

– Je suis homme de précaution. Tiens,prends…

Et il lui mit dans la main un joli styletcorse à gaine de velours bleu, garnie d’argent ciselé,ajoutant :

– Les pistolets, les revolvers sont desarmes de comédie, et tout au plus bonnes à vous fairearrêter ; ceci vaut mieux.

Le cocher avait ses ordres d’avance, sansdoute, car il rendit la main à son trotteur, qui démarralestement.

Au lieu de monter les Champs-Élysées et detraverser le Bois, le coupé suivit le bord de l’eau et les rails duchemin de fer américain jusqu’au pont de Sèvres.

Moins de trois quarts d’heure après, ils’arrêtait à l’endroit même où l’avant-veille Gustave Marion avaitlaissé son break.

Pendant le trajet, Montgeron et Casimir deNoireterre avaient à peine échangé quelques mots.

Mais lorsque, laissant le coupé, ilss’engagèrent à pied dans le chemin creux, Casimir dit àMontgeron :

– Comment entrerons-nous ?

– J’ai conservé la clé de la grille.

– Et celle de la maison ?

– Aussi. Marion les a payéesassez cher pour qu’on s’en serve…

Le bruit lointain d’une cloche leur arriva,tandis qu’ils marchaient.

C’était l’horloge de la manufacture de Sèvresqui sonnait minuit.

Au bout d’un quart d’heure et bien que la nuitfut sombre, M. de Montgeron étendit la main etdit :

– Voilà la maison.

La lumière brillait toujours au premier étage.Comme l’avant-veille, la campagne environnante étaitsilencieuse.

On n’entendait même pas les aboiements d’unchien de garde.

M. de Montgeron tira les deux clésde sa poche il ouvrit la grille.

– Maintenant, suis-moi, dit-il à Casimirde Noireterre et à la grâce de Dieu.

De la grille à la maison, qui n’était, à vraidire, qu’un pavillon carré, il y avait une centaine de pas.

Une allée d’arbres y conduisait.

Montgeron et Casimir se mirent à marcher avecprécaution pour ne pas faire crier le sable sous leurs pieds.

Durant le trajet, Montgeron s’arrêta deux foispour prêter l’oreille.

Il lui avait semblé entendre un légerbruit.

Mais, comme pour la seconde fois, et pensantqu’il s’était trompé, il se remettait en marche, une forme noire sedressa tout à coup devant lui.

– Attention ! dit Montgeron.

Et il porta la main à son poignard.

Casimir de Noireterre l’imita. La forme noires’avança, et bientôt Montgeron, qui l’attendait de pied ferme, vitse dessiner nettement la silhouette d’un homme :

– Qui est là ? dit une voix.

Montgeron ne répondit pas.

L’homme s’avança encore, et lorsqu’à fut toutprès, il répéta :

– Qui êtes-vous ? et quevoulez-vous ?

Mais soudain la main de Montgeron s’allongeavers lui et le saisit à la gorge :

– Qui êtes-vous ? et quevoulez-vous ?

– Si tu cries, dit le vicomte, tu esmort.

Et il appuya la pointe de son stylet sur lapoitrine de l’inconnu.

Celui-ci parut alors en proie à une grandeépouvante :

– Ne me tuez pas, balbutia-t-il. Si vousêtes des voleurs, vous vous adressez mal…

– Qui es-tu ?

– Un pauvre domestique.

Montgeron trouva plaisant de jouer le rôle devoleur au sérieux.

– Il y a des domestiques qui ont desépargnes, fit-il.

– Je n’en ai pas… je vous jure…

Mais la voix émue de cet homme était unepreuve qu’il mentait.

Un souvenir traversa l’esprit deM. de Montgeron.

– Quand tu n’aurais, dit-il, que les centlouis que t’a donnés M. Gustave Marion.

– Vous savez cela ? balbutia ledomestique.

– Et la preuve en est que je viens, pourentrer ici, de me servir de la clé que tu lui as vendue.

Soudain l’homme changea d’attitude, et safrayeur parut se calmer :

– Excusez-moi, dit-il, j’avais prismonsieur pour un voleur.

– Ah ! fit Montgeron en riant.

– Mais je vois bien que monsieur…

Et le domestique salua.

– Ah ! tu devines pourquoi nousvenons ?

– À peu près…

– Eh bien ! dit Montgeron, fais tesréflexions et fais-les vite.

– Que désire monsieur ?

– Je te donne a choisir : un coup depoignard ou cent autres louis.

– Monsieur plaisante, car monsieur saitbien qu’il n’y a pas à hésiter.

– Alors tu choisis les cent louis.

– Oh ! bien certainement.

– Parle, en ce cas.

– Que désire savoir monsieur ?

Montgeron étendit la main vers la fenêtreéclairée.

– Qu’y a-t-il là haut ?

– Monsieur, répondit le domestique, jesuis père de famille, j’ai trois enfants, je tiens à ma peau. J’aivendu une clé à M. Marion qui est un jeune fou ; mais jevois bien que monsieur est un autre homme… et…

– Après ? dit froidementMontgeron.

– Monsieur me paraît êtreraisonnable.

– Eh bien !

– Et si je donne un bon conseil àmonsieur.

– Je l’attends, parle…

– Monsieur fera bien de s’en retournerchez lui : la nuit est froide et le brouillard qui tombe estmauvais pour les rhumes de cerveau.

– Drôle ! fit Montgeron, je n’ai paste temps de plaisanter avec toi sur la pluie et le beau temps.

Si tu ne me donnes pas les renseignements dontj’ai besoin, je te tue !

Et il appuya de nouveau te stylet sur lagorge.

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