Le Désespéré

Le Désespéré

de Léon Bloy

Partie 1

Chapitre 1

Quand vous recevrez cette lettre, mon cher ami, j’aurai achevé de tuer mon père. Le pauvre homme agonise, et mourra, dit-on, avant le jour.

Il est deux heures du matin. Je suis seul dans une chambre voisine, la vieille femme qui le garde m’ayant fait entendre qu’il valait mieux que les yeux du moribond ne me rencontrassent pas et qu’on m’avertirait_ quand il en serait temps.

Je ne sens actuellement aucune douleur ni aucune impression morale nettement distincte d’une confuse mélancolie, d’une indécise peur de ce qui va venir. J’ai déjà vu mourir et je sais que,demain, ce sera terrible. Mais, en ce moment, rien ; les vagues de mon coeur sont immobiles. J’ai l’anesthésie d’un assommé.Impossible de prier, impossible de pleurer, impossible de lire. Je vous écris donc, puisqu’une âme livrée à son propre néant n’a d’autre ressource que l’imbécile gymnastique littéraire de leformuler.

Je suis parricide, pourtant, telle est l’unique vision de monesprit ! J’entends d’ici l’intolérable hoquet de cette agoniequi est véritablement mon oeuvre, — oeuvre de damné qui s’estimposée à moi avec le despotisme du destin !

Ah ! le couteau eût mieux valu, sans doute, le rudimentairecouteau du chourineur filial ! La mort, du moins, eût été,pour mon père, sans préalables années de tortures, sans lerenaissant espoir toujours déçu de mon retour à l’auge à cochonsd’une sagesse bourgeoise ; je serais fixé sur la naturelégalement ignominieuse d’une probable expiation ; enfin, jene resterais pas avec cette hideuse incertitude d’avoir eu raisonde passer sur le coeur du malheureux homme pour me jeter auxréprobations et aux avanies démoniaques de la vie d’artiste.

Vous m’avez vu, mon cher Alexis, coiffé d’une ordurecylindrique, dénué de vêtements, de souliers, de tout enfin,excepté de l’apéritive espérance. Cependant, vous me supposiez undomicile conjecturable, un semblant de subsides intermittents, unemamelle quelconque aux flancs d’airain de ma chienne de destinée etvous ne connûtes pas l’irréprochable perfection de ma misère.

En réalité, je fus un des Dix-Mille retraitants sempiternels dela famine parisienne, – à qui manquera toujours un Xénophon, – quiprélèvent l’impôt de leur fringale sur les déjections de larichesse et qui assaisonnent à la fumée de marmites inaccessibleset pénombrales la croûte symbolique récoltée dans les ordures.

Tel a été le vestibule de mon existence d’écrivain, – existenceà peine changée, d’ailleurs, même aujourd’hui que je suis devenuquasi célèbre. Mon père le savait et en mourait de honte.

Excellent théologien maçonnique, adorateur de Rousseau et deBenjamin Franklin, toute sa jurisprudence critique était d’arpenterle mérite à la toise du succès. De ce point de vue, Dumas père etBéranger lui paraissaient des abreuvoirs suffisants pour toutes lessoifs esthétiques.

Il me chérissait, cependant, à sa manière. Avant que j’eussefini de baver dans mes langes, avant même que je vinsse au monde,il avait soigneusement marqué toutes les étapes de ma vie, avec laplus géométrique des sollicitudes. Rien n’avait été oublié, exceptél’éventualité d’une pente littéraire. Quand il devint impossible denier l’existence du chancroïde, sa confusion fut immense et sondésespoir sans bornes. Ne discernant qu’une révolte impie dans lesimple effet d’une intransgressable loi de nature, mais absolumentpénétré de son impuissance, il me donna, néanmoins, une dernièrepreuve de la plus inéclairable tendresse en ne me maudissant jamaistout à fait.

Mon Dieu ! que la vie est une horrible dégoûtation !Et combien il serait facile aux sages de ne jamais faired’enfants ! Quelle idiote rage de se propager ! Unecontinence éternelle serait-elle donc plus atroce que cetteinvasion de supplices qui s’appelle la naissance d’un enfant depauvre ?

Déjà, dans toutes les conditions imaginables, un père et un filssont comme deux âmes muettes qui se regardent de l’un à l’autrebord de l’abîme du flanc maternel, sans pouvoir presque jamais nise parler ni s’étreindre, à cause, sans doute, de la pénitentielleimmondicité de toute procréation humaine ! Mais si la misèrevient à rouler son torrent d’angoisses dans ce lit profané et quel’anathème effroyable d’une vocation supérieure soit prononcé,comment exprimer l’opaque immensité qui les sépare ?

Nous avions depuis longtemps cessé de nous écrire, mon père etmoi. Hélas ! nous n’avions rien à nous dire. Il ne croyait pasà mon avenir d’écrivain et je croyais moins encore, s’il eût étépossible, à la compétence de son diagnostic. Mépris pour mépris.Enfer et silence des deux côtés.

Seulement, il se mourait de désespoir et voilà monparricide ! Dans quelques heures, je me tordrai peut-être lesmains en poussant des cris, quand viendra l’énorme peine. Je serairuisselant de larmes, dévasté par toutes les tempêtes de la pitié,de l’épouvante et du remords. Et cependant, s’il fallait revivreces dix dernières années, je ne vois pas de quelle autre façon jepourrais m’y prendre. Si ma plume de pamphlétaire catholique avaitpu conquérir de grandes sommes, mon père, — le plus désintéressédes pères ! — aurait fait cent lieues pour venir s’asseoirdevant moi et me contempler à l’aise dans l’auréole de mon génie.Mais il était de ma destinée d’accomplir moi-même ce voyage et del’accomplir sans un sou pour l’abominable contemplation quevoici !

Vous ignorez, ô romancier plein de gloire, cette parfaite malicedu sort. La vie a été pour vous plus clémente. Vous reçûtes le donde plaire et la nature même de votre talent, si heureusementpondéré, éloigne jusqu’au soupçon du plus vague rêve de dictaturelittéraire.

Vous êtes, sans aucune recherche, ce que je ne pourrais jamaisêtre, un écrivain aimable et fin, et vous ne révolterez jamaispersonne, — ce que, pour mon malheur, j’ai passé ma vie à faire.Vos livres portés sur le flot des éditions innombrables vontd’eux-mêmes dans une multitude d’élégantes mains qui les propagentavec amour. Heureux homme qui m’avez autrefois nommé votre frère,je crie donc vers vous dans ma détresse et je vous appelle à monaide.

Je suis sans argent pour les funérailles de mon père et vousêtes le seul ami riche que je me connaisse. Gênez-vous un peu, s’ille faut, mais envoyez moi, dans les vingt-quatre heures, les dix ouquinze louis strictement indispensables pour que la chose soitdécente. Je suis isolé dans cette ville où je suis né, pourtant, etoù mon père a passé sa vie en faisant, je crois, quelque bien. Maisil meurt sans ressources et je ne trouverais probablement pascinquante centimes dans une poche de compatriote.

Donnez-vous la peine de considérer, mon favorisé confrère, queje ne vous ai jamais demandé un service d’argent, que le cas estgrave, et que je ne compte absolument que sur vous.

Votre anxieux ami.

CAÏN MARCHENOIR

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