Le Diable au corps

Le Diable au corps

de Raymond Radiguet

Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je ? Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette période extraordinaire furent d’une sorte qu’on n’éprouve jamais à cet âge ; mais comme il n’existe rien d’assez fort pour nous vieillir malgré les apparences, c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l’embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aînés. Que ceux déjà qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances.

Nous habitions à F…, au bord de la Marne.

Mes parents condamnaient plutôt la camaraderie mixte. La sensualité, qui naît avec nous et se manifeste encore aveugle, y gagna au lieu de s’y perdre.

Je n’ai jamais été un rêveur. Ce qui me semble rêve aux autres, plus crédules, me paraissait à moi aussi réel que le fromage au chat, malgré la cloche de verre. Pourtant la cloche existe.

La cloche se cassant, le chat en profite, même si ce sont ses maîtres qui la cassent et s’y coupent les mains.

Jusqu’à douze ans, je ne me vois aucune amourette, sauf pour une petite fille, nommée Carmen, à qui je fis tenir, par un gamin plus jeune que moi, une lettre dans laquelle je lui exprimais mon amour. Je m’autorisai de cet amour pour solliciter un rendez-vous. Ma lettre lui avait été remise le matin avant qu’elle se rendît en classe. J’avais distingué la seule fillette qui me ressemblât, parce qu’elle était propre, et allait à l’école accompagnée d’une petite, comme moi de mon petit frère.Afin que ces deux témoins se tussent, j’imaginai de les marier, enquelque sorte. À ma lettre, j’en joignis donc une de la part de monfrère, qui ne savait pas écrire, pourMlle&|160;Fauvette. J’expliquai à mon frère monentremise, et notre chance de tomber juste sur deux sœurs de nosâges et douées de noms de baptêmes aussi exceptionnels. J’eus latristesse de voir que je ne m’étais pas mépris sur le bon genre deCarmen, lorsque, après avoir déjeuné avec mes parents qui megâtaient et ne me grondaient jamais, je rentrai en classe.

À peine mes camarades à leurs pupitres – moien haut de la classe, accroupi pour prendre dans un placard, en maqualité de premier, les volumes de la lecture à haute voix –, ledirecteur entra. Les élèves se levèrent. Il tenait une lettre à lamain. Mes jambes fléchirent, les volumes tombèrent, et je lesramassai, tandis que le directeur s’entretenait avec le maître.Déjà, les élèves des premiers bancs se tournaient vers moi,écarlate, au fond de la classe, car ils entendaient chuchoter monnom. Enfin, le directeur m’appela, et pour me punir finement, touten n’éveillant, croyait-il, aucune mauvaise idée chez les élèves,me félicita d’avoir écrit une lettre de douze lignes sans aucunefaute. Il me demanda si je l’avais bien écrite seul, puis il mepria de le suivre dans son bureau. Nous n’y allâmes point. Il memorigéna dans la cour, sous l’averse. Ce qui troubla fort mesnotions de morale, fut qu’il considérait comme aussi grave d’avoircompromis la jeune fille (dont les parents lui avaient communiquéma déclaration), que d’avoir dérobé une feuille de papier àlettres. Il me menaça d’envoyer cette feuille chez moi. Je lesuppliai de n’en rien faire. Il céda, mais me dit qu’il conservaitla lettre, et qu’à la première récidive il ne pourrait plus cacherma mauvaise conduite.

Ce mélange d’effronterie et de timiditédéroutait les miens et les trompait, comme, à l’école, ma facilité,véritable paresse, me faisait prendre pour un bon élève.

Je rentrai en classe. Le professeur, ironique,m’appela Don Juan. J’en fus extrêmement flatté, surtout de ce qu’ilme citât le nom d’une œuvre que je connaissais et que neconnaissaient pas mes camarades. Son «&|160;Bonjour, DonJuan&|160;» et mon sourire entendu transformèrent la classe à monégard. Peut-être avait-elle déjà su que j’avais chargé un enfantdes petites classes de porter une lettre à une «&|160;fille&|160;»,comme disent les écoliers dans leur dur langage. Cet enfants’appelait Messager&|160;; je ne l’avais pas élu d’après son nom,mais, quand même, ce nom m’avait inspiré confiance.

À une heure, j’avais supplié le directeur dene rien dire à mon père&|160;; à quatre, je brûlais de lui racontertout. Rien ne m’y obligeait. Je mettrais cet aveu sur le compte dela franchise. Sachant que mon père ne se fâcherait pas, j’étais,somme toute, ravi qu’il connût ma prouesse.

J’avouai donc, ajoutant avec orgueil que ledirecteur m’avait promis une discrétion absolue (comme à une grandepersonne). Mon père voulait savoir si je n’avais pas forgé detoutes pièces ce roman d’amour. Il vint chez le directeur. Au coursde cette visite, il parla incidemment de ce qu’il croyait être unefarce. – Quoi&|160;? dit alors le directeur surpris et trèsennuyé&|160;; il vous a raconté cela&|160;? Il m’avait supplié deme taire, disant que vous le tueriez.

Ce mensonge du directeur l’excusait&|160;; ilcontribua encore à mon ivresse d’homme. J’y gagnai séance tenantel’estime de mes camarades et des clignements d’yeux du maître. Ledirecteur cachait sa rancune. Le malheureux ignorait ce que jesavais déjà&|160;: mon père, choqué par sa conduite, avait décidéde me laisser finir mon année scolaire, et de me reprendre. Nousétions alors au commencement de juin. Ma mère ne voulant pas quecela influât sur mes prix, mes couronnes, se réservait de dire lachose, après la distribution. Ce jour venu, grâce à une injusticedu directeur qui craignait confusément les suites de son mensonge,seul de la classe, je reçus la couronne d’or que méritait aussi leprix d’excellence. Mauvais calcul&|160;: l’école y perdit ses deuxmeilleurs élèves, car le père du prix d’excellence retira sonfils.

Des élèves comme nous servaient d’appeaux pouren attirer d’autres.

Ma mère me jugeait trop jeune pour aller àHenri-IV. Dans son esprit, cela voulait dire&|160;: pour prendre letrain. Je restai deux ans à la maison et travaillai seul.

Je me promettais des joies sans bornes, car,réussissant à faire en quatre heures le travail que nefournissaient pas en deux jours mes anciens condisciples, j’étaislibre plus de la moitié du jour. Je me promenais seul au bord de laMarne qui était tellement notre rivière que mes sœurs disaient, enparlant de la Seine, «&|160;une Marne&|160;». J’allais même dans lebateau de mon père, malgré sa défense&|160;; mais je ne ramais pas,et sans m’avouer que ma peur n’était pas celle de lui désobéir,mais la peur tout court. Je lisais, couché dans ce bateau. En 1913et 1914, deux cents livres y passent. Point ce que l’on nomme demauvais livres, mais plutôt les meilleurs, sinon pour l’esprit, dumoins pour le mérite. Aussi, bien plus tard, à l’âge oùl’adolescent méprise les livres de la Bibliothèque rose, je prisgoût à leur charme enfantin, alors qu’à cette époque je ne lesaurais voulu lire pour rien au monde.

Le désavantage de ces récréations alternantavec le travail était de transformer pour moi toute l’année enfausses vacances. Ainsi, mon travail de chaque jour était-il peu dechose, mais, comme, travaillant moins de temps que les autres, jetravaillais en plus pendant leurs vacances, ce peu de chose étaitle bouchon de liège qu’un chat garde toute sa vie au bout de laqueue, alors qu’il préférerait sans doute un mois de casserole.

Les vraies vacances approchaient, et je m’enoccupais fort peu puisque c’était pour moi le même régime. Le chatregardait toujours le fromage sous la cloche. Mais vint la guerre.Elle brisa la cloche. Les maîtres eurent d’autres chats à fouetteret le chat se réjouit.

À vrai dire, chacun se réjouissait en France.Les enfants, leurs livres de prix sous le bras, se pressaientdevant les affiches. Les mauvais élèves profitaient du désarroi desfamilles.

Nous allions chaque jour, après dîner, à lagare de J…, à deux kilomètres de chez nous, voir passer les trainsmilitaires. Nous emportions des campanules et nous les lancions auxsoldats. Des dames en blouse versaient du vin rouge dans les bidonset en répandaient des litres sur le quai jonché de fleurs. Tout cetensemble me laisse un souvenir de feu d’artifice. Et jamais autantde vin gaspillé, de fleurs mortes. Il fallut pavoiser les fenêtresde notre maison.

Bientôt, nous n’allâmes plus à J… Mes frèreset mes sœurs commençaient d’en vouloir à la guerre, ils latrouvaient longue. Elle leur supprimait le bord de la mer. Habituésà se lever tard, il leur fallait acheter les journaux à six heures.Pauvre distraction&|160;! Mais vers le vingt août, ces jeunesmonstres reprennent espoir. Au lieu de quitter la table où lesgrandes personnes s’attardent, ils y restent pour entendre mon pèreparler de départ. Sans doute n’y aurait-il plus de moyens detransport. Il faudrait voyager très loin à bicyclette. Mes frèresplaisantent ma petite sœur. Les roues de sa bicyclette ont à peinequarante centimètres de diamètre&|160;: «&|160;On te laissera seulesur la route.&|160;» Ma sœur sanglote. Mais quel entrain pourastiquer les machines&|160;! Plus de paresse. Ils proposent deréparer la mienne. Ils se lèvent dès l’aube pour connaître lesnouvelles. Tandis que chacun s’étonne, je découvre enfin lesmobiles de ce patriotisme&|160;: un voyage à bicyclette&|160;!jusqu’à la mer&|160;! et une mer plus loin, plus jolie qued’habitude. Ils eussent brûlé Paris pour partir plus vite. Ce quiterrifiait l’Europe était devenu leur unique espoir.

L’égoïsme des enfants est-il différent dunôtre&|160;? L’été, à la campagne, nous maudissons la pluie quitombe, et les cultivateurs la réclament.

*****

&|160;

Il est rare qu’un cataclysme se produise sansphénomènes avant-coureurs. L’attentat autrichien, l’orage du procèsCaillaux répandaient une atmosphère irrespirable, propice àl’extravagance. Aussi mon vrai souvenir de guerre précède laguerre.

Voici comment&|160;:

Nous nous moquions, mes frères et moi, d’un denos voisins, homme grotesque, nain à barbiche blanche et àcapuchon, conseiller municipal, nommé Maréchaud. Tout le mondel’appelait le père Maréchaud. Bien que porte à porte, nous nousdéfendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort, qu’un jour,n’y tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit&|160;:«&|160;Eh bien&|160;! on ne salue pas un conseillermunicipal&|160;?&|160;» Nous nous sauvâmes. À partir de cetteimpertinence, les hostilités furent déclarées. Mais que pouvaitcontre nous un conseiller municipal&|160;? En revenant de l’école,et en y allant, mes frères tiraient sa sonnette, avec d’autant plusd’audace que le chien, qui pouvait avoir mon âge, n’était pas àcraindre.

La veille du 14 juillet 1914, en allant à larencontre de mes frères, quelle ne fut pas ma surprise de voir unattroupement devant la grille des Maréchaud. Quelques tilleulsélagués cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deuxheures de l’après-midi, leur jeune bonne étant devenue folle seréfugiait sur le toit et refusait de descendre. Déjà les Maréchaud,épouvantés par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien quele tragique de cette folle sur un toit s’augmentait de ce que lamaison parût abandonnée. Des gens criaient, s’indignaient que sesmaîtres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elletitubait sur les tuiles, sans, d’ailleurs, avoir l’air d’uneivrogne. J’eusse voulu pouvoir rester là toujours, mais notrebonne, envoyée par ma mère, vint nous rappeler au travail. Sanscela, je serais privé de fête. Je partis la mort dans l’âme, etpriant Dieu que la bonne fût encore sur le toit, lorsque j’iraischercher mon père à la gare.

Elle était à son poste, mais les rarespassants revenaient de Paris, se dépêchaient pour rentrer dîner, etne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient qu’une minutedistraite.

Du reste, jusqu’ici, pour la bonne, il nes’agissait encore que de répétition plus ou moins publique. Elledevait débuter le soir, selon l’usage, les girandoles lumineuseslui formant une véritable rampe. Il y avait à la fois celle del’avenue et celles du jardin, car les Maréchaud, malgré leurabsence feinte, n’avaient osé se dispenser d’illuminer, commenotables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit delaquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavoisé, unefemme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cettefemme&|160;: inhumaine, gutturale, d’une douceur qui donnait lachair de poule.

Les pompiers d’une petite commune étant des«&|160;volontaires&|160;», ils s’occupent tout le jour d’autrechose que de pompes. C’est le laitier, le pâtissier, le serrurier,qui, leur travail fini, viendront éteindre l’incendie, s’il nes’est pas éteint de lui-même. Dès la mobilisation, nos pompiersformèrent en outre une sorte de milice mystérieuse faisant despatrouilles, des manœuvres et des rondes de nuit. Ces bravesarrivèrent enfin et fendirent la foule.

Une femme s’avança. C’était l’épouse d’unconseiller municipal, adversaire de Maréchaud, et qui, depuisquelques minutes, s’apitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit desrecommandations au capitaine&|160;: «&|160;Essayez de la prendrepar la douceur&|160;; elle en est tellement privée, la pauvrepetite, dans cette maison où on la bat. Surtout, si c’est lacrainte d’être renvoyée, de se trouver sans place, qui la faitagir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai sesgages.&|160;»

Cette charité bruyante produisit un effetmédiocre sur la foule. La dame l’ennuyait. On ne pensait qu’à lacapture. Les pompiers, au nombre de six, escaladèrent la grille,cernèrent la maison, grimpant de tous les côtés. Mais à peine l’und’eux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants àGuignol, se mit à vociférer, à prévenir la victime.

–&|160;Taisez-vous donc&|160;! criait la dame,ce qui excitait les «&|160;En voilà un&|160;! En voilàun&|160;!&|160;» du public. À ces cris, la folle, s’armant detuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au faîte.Les cinq autres redescendirent aussitôt.

Tandis que les tirs, les manèges, lesbaraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu declientèle, une nuit où la recette devait être fructueuse, les plushardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelousepour suivre la chasse. La folle disait des choses que j’aioubliées, avec cette profonde mélancolie résignée que donne auxvoix la certitude qu’on a raison, que tout le monde se trompe. Lesvoyous, qui préféraient ce spectacle à la foire, voulaientcependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblant que la folle fûtprise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevauxde bois. D’autres, plus sages, installés sur les branches destilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaientd’allumer des feux de Bengale, des pétards.

On imagine l’angoisse du couple Maréchaud,chez soi, enfermé au milieu de ce bruit et de ces lueurs.

Le conseiller municipal, époux de la damecharitable, grimpé sur un petit mur de la grille, improvisait undiscours sur la couardise des propriétaires. On l’applaudit.

Croyant que c’était elle qu’on applaudissait,la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle enjetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voixinhumaine, elle remerciait qu’on l’eût enfin comprise. Je pensai àquelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau quisombre.

La foule se dispersait, un peu lasse. J’avaisvoulu rester avec mon père, tandis que ma mère, pour assouvir cebesoin de mal au cœur qu’ont les enfants, conduisait les siens aumanège en montagnes russes. Certes, j’éprouvais cet étrange besoinplus vivement que mes frères. J’aimais que mon cœur batte plus viteet irrégulièrement. Ce spectacle, d’une poésie profonde, mesatisfaisait davantage. «&|160;Comme tu es pâle&|160;», avait ditma mère. Je trouvai le prétexte des feux de Bengale. Ils medonnaient, dis-je, une couleur verte.

–&|160;Je crains tout de même que celal’impressionne trop, dit-elle à mon père.

–&|160;Oh, répondit-il, personne n’est plusinsensible. Il peut regarder n’importe quoi, sauf un lapin qu’onécorche.

Mon père disait cela pour que je restasse.Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu’ille bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur sesépaules pour mieux voir. En réalité, j’allais m’évanouir, mesjambes ne me portaient plus.

Maintenant, on ne comptait qu’une vingtaine depersonnes. Nous entendîmes les clairons. C’était la retraite auxflambeaux.

Cent torches éclairaient soudain la folle,comme, après la lumière douce des rampes, le magnésium éclate pourphotographier une nouvelle étoile. Alors, agitant ses mains ensigne d’adieu, et croyant à la fin du monde, ou simplement qu’onallait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sachute, avec un fracas épouvantable, pour venir s’aplatir sur lesmarches de pierre. Jusqu’ici j’avais essayé de supporter tout, bienque mes oreilles tintassent et que le cœur me manquât. Mais quandj’entendis des gens crier&|160;: «&|160;Elle vit encore&|160;», jetombai, sans connaissance, des épaules de mon père.

Revenu à moi, il m’entraîna au bord de laMarne. Nous y restâmes très tard, en silence, allongés dansl’herbe.

Au retour, je crus voir derrière la grille unesilhouette blanche, le fantôme de la bonne&|160;! C’était le pèreMaréchaud en bonnet de coton, contemplant les dégâts, sa marquise,ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes desang, son prestige détruit.

Si j’insiste sur un tel épisode, c’est qu’ilfait comprendre mieux que tout autre l’étrange période de laguerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésiedes choses.

*****

&|160;

Nous entendîmes le canon. On se battait prèsde Meaux. On racontait que des uhlans avaient été capturés près deLagny, à quinze kilomètres de chez nous. Tandis que ma tanteparlait d’une amie, enfuie dès les premiers jours, après avoirenterré dans son jardin des pendules, des boîtes de sardines, jedemandai à mon père le moyen d’emporter nos vieux livres&|160;;c’est ce qu’il me coûtait le plus de perdre.

Enfin, au moment où nous nous apprêtions à lafuite, les journaux nous apprirent que c’était inutile.

Mes sœurs, maintenant, allaient à J… porterdes paniers de poires aux blessés. Elles avaient découvert undédommagement, médiocre, il est vrai, à tous leurs beaux projetsécroulés. Quand elles arrivaient à J…, les paniers étaient presquevides&|160;!

Je devais entrer au lycée Henri-IV&|160;; maismon père préféra me garder encore un an à la campagne. Ma seuledistraction de ce morne hiver fut de courir chez notre marchande dejournaux, pour être sûr d’avoir un exemplaire du Mot,journal qui me plaisait et paraissait le samedi. Ce jour-là, jen’étais jamais levé tard.

Mais le printemps arriva, qu’égayèrent mespremières incartades. Sous prétexte de quêtes, ce printemps,plusieurs fois, je me promenai, endimanché, une jeune personne à madroite. Je tenais le tronc&|160;; elle, la corbeille d’insignes.Dès la seconde quête, des confrères m’apprirent à profiter de cesjournées libres où l’on me jetait dans les bras d’une petite fille.Dès lors, nous nous empressions de recueillir, le matin, le plusd’argent possible, remettions à midi notre récolte à la damepatronnesse et allions toute la journée polissonner sur les coteauxde Chennevières. Pour la première fois, j’eus un ami. J’aimais àquêter avec sa sœur. Pour la première fois, je m’entendais avec ungarçon aussi précoce que moi, admirant même sa beauté, soneffronterie. Notre mépris commun pour ceux de notre âge nousrapprochait encore. Nous seuls, nous jugions capables de comprendreles choses&|160;; et, enfin, nous seuls, nous trouvions dignes desfemmes. Nous nous croyions des hommes. Par chance, nous n’allionspas être séparés. René allait au lycée Henri-IV, et je serais danssa classe, en troisième. Il ne devait pas apprendre le grec&|160;;il me fit cet extrême sacrifice de convaincre ses parents de le luilaisser apprendre. Ainsi nous serions toujours ensemble. Comme iln’avait pas fait sa première année, c’était s’obliger à desrépétitions particulières. Les parents de René n’y comprirent rien,qui, l’année précédente, devant ses supplications, avaient consentià ce qu’il n’étudiât pas le grec. Ils y virent l’effet de ma bonneinfluence, et, s’ils supportaient ses autres camarades, j’étais, dumoins, le seul ami qu’ils approuvassent.

Pour la première fois, nul jour des vacancesde cette année ne me fut pesant. Je connus donc que personnen’échappe à son âge, et que mon dangereux mépris s’était fonducomme glace dès que quelqu’un avait bien voulu prendre garde à moi,de la façon qui me convenait. Nos communes avances raccourcirent demoitié la route que l’orgueil de chacun de nous avait à faire.

Le jour de la rentrée des classes, René me futun guide précieux.

Avec lui tout me devenait plaisir, et moi qui,seul, ne pouvais avancer d’un pas, j’aimais faire à pied, deux foispar jour, le trajet qui sépare Henri-IV de la gare de la Bastille,où nous prenions notre train.

Trois ans passèrent ainsi, sans autre amitiéet sans autre espoir que les polissonneries du jeudi – avec lespetites filles que les parents de mon ami nous fournissaientinnocemment, invitant ensemble à goûter les amis de leur fils etles amies de leur fille –, menues faveurs que nous dérobions, etqu’elles nous dérobaient, sous prétexte de jeux à gages.

*****

&|160;

La belle saison venue, mon père aimait à nousemmener, mes frères et moi, dans de longues promenades. Un de nosbuts favoris était Ormesson, et de suivre le Morbras, rivière larged’un mètre, traversant des prairies où poussent des fleurs qu’on nerencontre nulle part ailleurs, et dont j’ai oublié le nom. Destouffes de cresson ou de menthe cachent au pied qui se hasardel’endroit où commence l’eau. La rivière charrie au printemps desmilliers de pétales blancs et roses. Ce sont les aubépines.

Un dimanche d’avril 1917, comme cela nousarrivait souvent, nous prîmes le train pour La Varenne, d’où nousdevions nous rendre à pied à Ormesson. Mon père me dit que nousretrouverions à La Varenne des gens agréables, les Grangier. Je lesconnaissais pour avoir vu le nom de leur fille, Marthe, dans lecatalogue d’une exposition de peinture. Un jour, j’avais entendumes parents parler de la visite d’un M.&|160;Grangier. Il étaitvenu, avec un carton empli des œuvres de sa fille, âgée de dix-huitans. Marthe était malade. Son père aurait voulu lui faire unesurprise&|160;: que ses aquarelles figurassent dans une expositionde charité dont ma mère était présidente. Ces aquarelles étaientsans nulle recherche&|160;; on y sentait la bonne élève de cours dedessin, tirant la langue, léchant les pinceaux.

Sur le quai de la gare de La Varenne, lesGrangier nous attendaient. M.&|160;et Mme&|160;Grangierdevaient être du même âge, approchant de la cinquantaine. MaisMme&|160;Grangier paraissait l’aînée de son mari&|160;;son inélégance, sa taille courte, firent qu’elle me déplut aupremier coup d’œil.

Au cours de cette promenade, je devaisremarquer qu’elle fronçait souvent les sourcils, ce qui couvraitson front de rides auxquelles il fallait une minute pourdisparaître. Afin qu’elle eût tous les motifs de me déplaire, sansque je me reprochasse d’être injuste, je souhaitais qu’elleemployât des façons de parler assez communes. Sur ce point, elle medéçut.

Le père, lui, avait l’air d’un brave homme,ancien sous-officier, adoré de ses soldats. Mais où étaitMarthe&|160;? Je tremblais à la perspective d’une promenade sansautre compagnie que celle de ses parents. Elle devait venir par leprochain train, «&|160;dans un quart d’heure, expliquaMme&|160;Grangier, n’ayant pu être prête à temps. Sonfrère arriverait avec elle&|160;».

Quand le train entra en gare, Marthe étaitdebout sur le marchepied du wagon. «&|160;Attends bien que le trains’arrête&|160;», lui cria sa mère… Cette imprudente me charma.

Sa robe, son chapeau, très simples, prouvaientson peu d’estime pour l’opinion des inconnus. Elle donnait la mainà un petit garçon qui paraissait avoir onze ans. C’était son frère,enfant pâle, aux cheveux d’albinos, et dont tous les gestestrahissaient la maladie.

Sur la route, Marthe et moi marchions en tête.Mon père marchait derrière, entre les Grangier.

Mes frères, eux, bâillaient avec ce nouveaupetit camarade chétif, à qui l’on défendait de courir.

Comme je complimentais Marthe sur sesaquarelles, elle me répondit modestement que c’étaient des études.Elle n’y attachait aucune importance. Elle me montrerait mieux, desfleurs «&|160;stylisées&|160;». Je jugeai bon, pour la premièrefois, de ne pas lui dire que je trouvais ces sortes de fleursridicules.

Sous son chapeau, elle ne pouvait bien mevoir. Moi, je l’observais.

–&|160;Vous ressemblez peu à madame votremère, lui dis-je. C’était un madrigal.

–&|160;On me le dit quelquefois&|160;; mais,quand vous viendrez à la maison, je vous montrerai desphotographies de maman lorsqu’elle était jeune, je lui ressemblebeaucoup.

Je fus attristé de cette réponse, et je priaiDieu de ne point voir Marthe quand elle aurait l’âge de samère.

Voulant dissiper le malaise de cette réponsepénible, et ne comprenant pas que, pénible, elle ne pouvait l’êtreque pour moi, puisque heureusement Marthe ne voyait point sa mèreavec mes yeux, je lui dis&|160;:

–&|160;Vous avez tort de vous coiffer de lasorte, les cheveux lisses vous iraient mieux.

Je restai terrifié, n’ayant jamais ditpareille chose à une femme. Je pensais à la façon dont j’étaiscoiffé, moi.

–&|160;Vous pourrez le demander à maman (commesi elle avait besoin de se justifier&|160;!)&|160;; d’habitude, jene me coiffe pas si mal, mais j’étais déjà en retard et jecraignais de manquer le second train. D’ailleurs, je n’avais pasl’intention d’ôter mon chapeau.

«&|160;Quelle fille était-ce donc, pensais-je,pour admettre qu’un gamin la querelle à propos de sesmèches&|160;?&|160;»

J’essayais de deviner ses goûts enlittérature&|160;; je fus heureux qu’elle connût Baudelaire etVerlaine, charmé de la façon dont elle aimait Baudelaire, quin’était pourtant pas la mienne. J’y discernais une révolte. Sesparents avaient fini par admettre ses goûts. Marthe leur en voulaitque ce fût par tendresse. Son fiancé, dans ses lettres, lui parlaitde ce qu’il lisait, et s’il lui conseillait certains livres, il luien défendait d’autres. Il lui avait défendu Les Fleurs dumal. Désagréablement surpris d’apprendre qu’elle étaitfiancée, je me réjouis de savoir qu’elle désobéissait à un soldatassez nigaud pour craindre Baudelaire. Je fus heureux de sentirqu’il devait souvent choquer Marthe. Après la première surprisedésagréable, je me félicitai de son étroitesse, d’autant mieux quej’eusse craint, s’il avait lui aussi goûté Les Fleurs dumal, que leur futur appartement ressemblât à celui de LaMort des amants. Je me demandai ensuite ce que cela pouvaitbien me faire.

Son fiancé lui avait aussi défendu lesacadémies de dessin. Moi qui n’y allais jamais, je lui proposai del’y conduire, ajoutant que j’y travaillais souvent. Mais, craignantensuite que mon mensonge fût découvert, je la priai de n’en pointparler à mon père. Il ignorait, dis-je, que je manquais des coursde gymnastique pour me rendre à la Grande-Chaumière. Car je nevoulais pas qu’elle pût se figurer que je cachais l’académie à mesparents, parce qu’ils me défendaient de voir des femmes nues.J’étais heureux qu’il se fit un secret entre nous, et moi, timide,me sentais déjà tyrannique avec elle.

J’étais fier aussi d’être préféré à lacampagne, car nous n’avions pas encore fait allusion au décor denotre promenade. Quelquefois ses parents l’appelaient&|160;:«&|160;Regarde, Marthe, à ta droite, comme les coteaux deChennevières sont jolis&|160;», ou bien, son frère s’approchaitd’elle et lui demandait le nom d’une fleur qu’il venait decueillir. Elle leur accordait d’attention distraite juste assezpour qu’ils ne se fâchassent point.

Nous nous assîmes dans les prairiesd’Ormesson. Dans ma candeur, je regrettais d’avoir été si loin, etd’avoir tellement précipité les choses. «&|160;Après uneconversation moins sentimentale, plus naturelle, pensai-je, jepourrais éblouir Marthe, et m’attirer la bienveillance de sesparents, en racontant le passé de ce village.&|160;» Je m’enabstins. Je croyais avoir des raisons profondes, et pensaisqu’après tout ce qui s’était passé, une conversation tellement endehors de nos inquiétudes communes ne pourrait que rompre lecharme. Je croyais qu’il s’était passé des choses graves. C’étaitd’ailleurs vrai, simplement, je le sus dans la suite, parce queMarthe avait faussé notre conversation dans le même sens que moi.Mais moi qui ne pouvais m’en rendre compte, je me figurais luiavoir adressé des paroles significatives. Je croyais avoir déclarémon amour à une personne insensible. J’oubliais que M.&|160;etMme&|160;Grangier eussent pu entendre sans le moindreinconvénient tout ce que j’avais dit à leur fille&|160;; mais, moi,aurais-je pu le lui dire en leur présence&|160;?

–&|160;Marthe ne m’intimide pas, merépétais-je. Donc, seuls, ses parents et mon père m’empêchent de mepencher sur son cou et de l’embrasser.

Profondément en moi, un autre garçon sefélicitait de ces trouble-fête. Celui-ci pensait&|160;:

–&|160;Quelle chance que je ne me trouve passeul avec elle&|160;! Car je n’oserais pas davantage l’embrasser,et n’aurais aucune excuse.

Ainsi triche le timide.

Nous reprenions le train à la gare de Sucy.Ayant une bonne demi-heure à l’attendre, nous nous assîmes à laterrasse d’un café. Je dus subir les compliments deMme&|160;Grangier. Ils m’humiliaient. Ils rappelaient àsa fille que je n’étais encore qu’un lycéen, qui passerait sonbaccalauréat dans un an. Marthe voulut boire de la grenadine&|160;;j’en commandai aussi. Le matin encore, je me serais cru déshonoréen buvant de la grenadine. Mon père n’y comprenait rien. Il melaissait toujours servir des apéritifs. Je tremblai qu’il meplaisantât sur ma sagesse. Il le fit, mais à mots couverts, defaçon que Marthe ne devinât pas que je buvais de la grenadine pourfaire comme elle.

Arrivés à F…, nous dîmes adieu aux Grangier.Je promis à Marthe de lui porter, le jeudi suivant, la collectiondu journal Le Mot et Une saison en enfer.

–&|160;Encore un titre qui plairait à monfiancé&|160;!

Elle riait.

–&|160;Voyons, Marthe&|160;! dit, fronçant lessourcils, sa mère qu’un tel manque de soumission choquaittoujours.

Mon père et mes frères s’étaient ennuyés,qu’importe&|160;! Le bonheur est égoïste.

*****

&|160;

Le lendemain, au lycée, je n’éprouvai pas lebesoin de raconter à René, à qui je disais tout, ma journée dudimanche. Mais je n’étais pas d’humeur à supporter qu’il me raillâtde n’avoir pas embrassé Marthe en cachette. Autre chosem’étonnait&|160;; c’est qu’aujourd’hui je trouvai René moinsdifférent de mes camarades.

Ressentant de l’amour pour Marthe, j’en ôtaisà René, à mes parents, à mes sœurs.

Je me promettais bien cet effort de volonté dene pas venir la voir avant le jour de notre rendez-vous. Pourtant,le mardi soir, ne pouvant attendre, je sus trouver à ma faiblessede bonnes excuses qui me permissent de porter après le dîner lelivre et les journaux. Dans cette impatience, Marthe verrait lapreuve de mon amour, disais-je, et si elle refuse de la voir, jesaurais bien l’y contraindre.

Pendant un quart d’heure, je courus comme unfou jusqu’à sa maison. Alors, craignant de la déranger pendant sonrepas, j’attendis, en nage, dix minutes, devant la grille. Jepensais que pendant ce temps mes palpitations de cœurs’arrêteraient. Elles augmentaient, au contraire. Je manquaitourner bride, mais depuis quelques minutes, d’une fenêtre voisine,une femme me regardait curieusement, voulant savoir ce que jefaisais, réfugié contre cette porte. Elle me décida. Je sonnai.J’entrai dans la maison. Je demandai à la domestique si Madameétait chez elle. Presque aussitôt, Mme&|160;Grangierparut dans la petite pièce où l’on m’avait introduit.

Je sursautai, comme si la domestique eût dûcomprendre que j’avais demandé «&|160;Madame&|160;» par convenanceet que je voulais voir «&|160;Mademoiselle&|160;». Rougissant, jepriai Mme&|160;Grangier de m’excuser de la déranger àpareille heure, comme s’il eût été une heure du matin&|160;: nepouvant venir jeudi, j’apportais le livre et les journaux à safille.

–&|160;Cela tombe à merveille, me ditMme&|160;Grangier, car Marthe n’aurait pu vous recevoir.Son fiancé a obtenu une permission, quinze jours plus tôt qu’il nepensait. Il est arrivé hier, et Marthe dîne ce soir chez ses futursbeaux-parents.

Je m’en allai donc, et puisque je n’avais plusde chance de la revoir jamais, croyais-je, m’efforçais de ne pluspenser à Marthe, et, par cela même, ne pensant qu’à elle.

Pourtant, un mois après, un matin, sautant demon wagon à la gare de la Bastille, je la vis qui descendait d’unautre. Elle allait choisir dans des magasins différentes choses, envue de son mariage. Je lui demandai de m’accompagner jusqu’àHenri-IV.

–&|160;Tiens, dit-elle, l’année prochaine,quand vous serez en seconde, vous aurez mon beau-père pourprofesseur de géographie.

Vexé qu’elle me parlât études, comme si aucuneautre conversation n’eût été de mon âge, je lui répondis aigrementque ce serait assez drôle.

Elle fronça les sourcils. Je pensai à samère.

Nous arrivions à Henri-IV, et, ne voulant pasla quitter sur ces paroles que je croyais blessantes, je décidaid’entrer en classe une heure plus tard, après le cours de dessin.Je fus heureux qu’en cette circonstance Marthe ne montrât pas desagesse, ne me fit aucun reproche, et, plutôt, semblât me remercierd’un tel sacrifice, en réalité nul. Je lui fus reconnaissant qu’enéchange elle ne me proposât point de l’accompagner dans sescourses, mais qu’elle me donnât son temps comme je lui donnais lemien.

Nous étions maintenant dans le jardin duLuxembourg&|160;; neuf heures sonnèrent à l’horloge du Sénat. Jerenonçai au lycée. J’avais dans ma poche, par miracle, plusd’argent que n’en a d’habitude un collégien en deux ans, ayant laveille vendu mes timbres-poste les plus rares à la Bourse auxtimbres, qui se tient derrière le Guignol des Champs-Élysées.

Au cours de la conversation, Marthe m’ayantappris qu’elle déjeunait chez ses beaux-parents, je décidai de larésoudre à rester avec moi. La demie de neuf heures sonnait. Marthesursauta, point encore habituée à ce qu’on abandonnât pour elletous ses devoirs de classe. Mais, voyant que je restais sur machaise de fer, elle n’eut pas le courage de me rappeler quej’aurais dû être assis sur les bancs de Henri-IV.

Nous restions immobiles. Ainsi doit être lebonheur. Un chien sauta du bassin et se secoua. Marthe se leva,comme quelqu’un qui, après la sieste, et le visage encore enduit desommeil, secoue ses rêves. Elle faisait avec ses bras desmouvements de gymnastique. J’en augurai mal pour notre entente.

–&|160;Ces chaises sont trop dures, medit-elle, comme pour s’excuser d’être debout.

Elle portait une robe de foulard, chiffonnéedepuis qu’elle s’était assise. Je ne pus m’empêcher d’imaginer lesdessins que le cannage imprime sur la peau.

–&|160;Allons, accompagnez-moi dans lesmagasins, puisque vous êtes décidé à ne pas aller en classe, ditMarthe, faisant pour la première fois allusion à ce que jenégligeais pour elle.

Je l’accompagnai dans plusieurs maisons delingerie, l’empêchant de commander ce qui lui plaisait et ne meplaisait pas&|160;; par exemple, évitant le rose, qui m’importune,et qui était sa couleur favorite.

Après ces premières victoires, il fallaitobtenir de Marthe qu’elle ne déjeunât pas chez ses beaux-parents.Ne pensant pas qu’elle pouvait leur mentir pour le simple plaisirde rester en ma compagnie, je cherchai ce qui la déterminerait à mesuivre dans l’école buissonnière. Elle rêvait de connaître un baraméricain. Elle n’avait jamais osé demander à son fiancé de l’yconduire. D’ailleurs, il ignorait les bars. Je tenais mon prétexte.À son refus, empreint d’une véritable déception, je pensai qu’elleviendrait. Au bout d’une demi-heure, ayant usé de tout pour laconvaincre, et n’insistant même plus, je l’accompagnai chez sesbeaux-parents, dans l’état d’esprit d’un condamné à mort espérantjusqu’au dernier moment qu’un coup de main se fera sur la route dusupplice. Je voyais s’approcher la rue, sans que rien ne seproduisît. Mais soudain, Marthe, frappant à la vitre, arrêta lechauffeur du taxi devant un bureau de poste.

Elle me dit&|160;:

–&|160;Attendez-moi une seconde. Je vaistéléphoner à ma belle-mère que je suis dans un quartier tropéloigné pour arriver à temps.

Au bout de quelques minutes, n’en pouvant plusd’impatience, j’avisai une marchande de fleurs et je choisis une àune des roses rouges, dont je fis faire une botte. Je ne pensaispas tant au plaisir de Marthe qu’à la nécessité pour elle de mentirencore ce soir pour expliquer à ses parents d’où venaient lesroses. Notre projet, lors de la première rencontre, d’aller à uneacadémie de dessin&|160;; le mensonge du téléphone qu’ellerépéterait, ce soir, à ses parents, mensonge auquel s’ajouteraitcelui des roses, m’étaient des faveurs plus douces qu’un baiser.Car, ayant souvent embrassé, sans grand plaisir, des lèvres depetites filles, et oubliant que c’était parce que je ne les aimaispas, je désirais peu les lèvres de Marthe. Tandis qu’une tellecomplicité m’était restée, jusqu’à ce jour, inconnue.

Marthe sortait de la poste, rayonnante, aprèsle premier mensonge. Je donnai au chauffeur l’adresse d’un bar dela rue Daunou.

Elle s’extasiait, comme une pensionnaire, surla veste blanche du barman, la grâce avec laquelle il secouait lesgobelets d’argent, les noms bizarres ou poétiques des mélanges.Elle respirait de temps en temps les roses rouges dont elle sepromettait de faire une aquarelle, qu’elle me donnerait en souvenirde cette journée. Je lui demandai de me montrer une photographie deson fiancé. Je le trouvai beau. Sentant déjà quelle importance elleattachait à mes opinions, je poussai l’hypocrisie jusqu’à lui direqu’il était très beau, mais d’un air peu convaincu, pour lui donnerà penser que je le lui disais par politesse. Ce qui, selon moi,devait jeter le trouble dans l’âme de Marthe, et, de plus,m’attirer sa reconnaissance.

Mais, l’après-midi, il fallut songer au motifde son voyage. Son fiancé, dont elle savait les goûts, s’en étaitremis complètement à elle du soin de choisir leur mobilier. Mais samère voulait à toute force la suivre. Marthe, enfin, en luipromettant de ne pas faire de folies, avait obtenu de venir seule.Elle devait, ce jour-là, choisir quelques meubles pour leur chambreà coucher. Bien que je me fusse promis de ne montrer d’extrêmeplaisir ou déplaisir à aucune des paroles de Marthe, il me fallutfaire un effort pour continuer de marcher sur le boulevard d’un pastranquille qui maintenant ne s’accordait plus avec le rythme de moncœur.

Cette obligation d’accompagner Marthem’apparut comme une malchance. Il fallait donc l’aider à choisirune chambre pour elle et un autre&|160;! Puis, j’entrevis le moyende choisir une chambre pour Marthe et pour moi.

J’oubliais si vite son fiancé, qu’au bout d’unquart d’heure de marche, on m’aurait surpris en me rappelant que,dans cette chambre, un autre dormirait auprès d’elle.

Son fiancé goûtait le style Louis XV.

Le mauvais goût de Marthe était autre&|160;;elle aurait plutôt versé dans le japonais. Il me fallut donc lescombattre tous deux. C’était à qui jouerait le plus vite. Aumoindre mot de Marthe, devinant ce qui la tentait, il me fallaitlui désigner le contraire, qui ne me plaisait pas toujours, afin deme donner l’apparence de céder à ses caprices, quandj’abandonnerais un meuble pour un autre, qui dérangeait moins sonœil.

Elle murmurait&|160;: «&|160;Lui qui voulaitune chambre rose.&|160;» N’osant même plus m’avouer ses propresgoûts, elle les attribuait à son fiancé. Je devinai que dansquelques jours nous les raillerions ensemble.

Pourtant je ne comprenais pas bien cettefaiblesse. «&|160;Si elle ne m’aime pas, pensai-je, quelle raisona-t-elle de me céder, de sacrifier ses préférences, et celles de cejeune homme, aux miennes&|160;?&|160;» Je n’en trouvai aucune. Laplus modeste eût été encore de me dire que Marthe m’aimait.Pourtant j’étais sûr du contraire.

Marthe m’avait dit&|160;: «&|160;Au moinslaissons-lui l’étoffe rose.&|160;» –«&|160;Laissons-lui&|160;!&|160;» Rien que pour ce mot, je mesentais près de lâcher prise. Mais «&|160;lui laisser l’étofferose&|160;» équivalait à tout abandonner. Je représentai à Marthecombien ces murs roses gâcheraient les meubles simples que«&|160;nous avions choisis&|160;», et, reculant encore devant lescandale, lui conseillai de faire peindre les murs de sa chambre àla chaux&|160;!

C’était le coup de grâce. Toute la journée,Marthe avait été tellement harcelée qu’elle le reçut sans révolte.Elle se contenta de me dire&|160;: «&|160;En effet, vous avezraison.&|160;»

À la fin de cette journée éreintante, je mefélicitai du pas que j’avais fait. J’étais parvenu à transformer,meuble à meuble, ce mariage d’amour, ou plutôt d’amourette, en unmariage de raison, et lequel&|160;! puisque la raison n’y tenaitaucune place, chacun ne trouvant chez l’autre que les avantagesqu’offre un mariage d’amour.

En me quittant, ce soir-là, au lieu d’éviterdésormais mes conseils, elle m’avait prié de l’aider les jourssuivants dans le choix de ses autres meubles. Je le lui promis,mais à condition qu’elle me jurât de ne jamais le dire à sonfiancé, puisque la seule raison qui pût à la longue lui faireadmettre ces meubles, s’il avait de l’amour pour Marthe, c’était depenser que tout sortait d’elle, de son bon plaisir, qui deviendraitle leur.

Quand je rentrai à la maison, je crus liredans le regard de mon père qu’il avait déjà appris mon escapade.Naturellement il ne savait rien&|160;; comment eût-il pu lesavoir&|160;?

«&|160;Bah&|160;! Jacques s’habituera bien àcette chambre&|160;», avait dit Marthe. En me couchant, je merépétai que, si elle songeait à son mariage avant de dormir, elledevait, ce soir, l’envisager de tout autre sorte qu’elle ne l’avaitfait les jours précédents. Pour moi, quelle que fût l’issue decette idylle, j’étais, d’avance, bien vengé de son Jacques&|160;:je pensais à la nuit de noces dans cette chambre austère, dans«&|160;ma&|160;» chambre&|160;!

Le lendemain matin, je guettai dans la rue lefacteur qui devait apporter une lettre d’absence. Il me la remit,je l’empochai, jetant les autres dans la boîte de notre grille.Procédé trop simple pour ne pas en user toujours.

Manquer la classe voulait dire, selon moi, quej’étais amoureux de Marthe. Je me trompais. Marthe ne m’était quele prétexte de cette école buissonnière. Et la preuve, c’estqu’après avoir goûté en compagnie de Marthe aux charmes de laliberté, je voulus y goûter seul, puis faire des adeptes. Laliberté me devint vite une drogue.

L’année scolaire touchait à sa fin, et jevoyais avec terreur que ma paresse allait rester impunie, alors queje souhaitais le renvoi du collège, un drame, enfin, qui clôturâtcette période.

À force de vivre dans les mêmes idées, de nevoir qu’une chose, si on la veut avec ardeur, on ne remarque plusle crime de ses désirs. Certes, je ne cherchais pas à faire de lapeine à mon père&|160;; pourtant, je souhaitais la chose quipourrait lui en faire le plus. Les classes m’avaient toujours étéun supplice&|160;; Marthe et la liberté avaient achevé de me lesrendre intolérables. Je me rendais bien compte que, si j’aimaismoins René, c’était simplement parce qu’il me rappelait quelquechose du collège. Je souffrais, et cette crainte me rendait mêmephysiquement malade, à l’idée de me retrouver, l’année suivante,dans la niaiserie de mes condisciples.

Pour le malheur de René, je lui avais tropbien fait partager mon vice. Aussi, lorsque, moins habile que moi,il m’annonça qu’il était renvoyé de Henri-IV, je crus l’êtremoi-même. Il fallait l’apprendre à mon père, car il me saurait gréde le lui dire moi-même, avant la lettre du censeur, lettre tropgrave à subtiliser.

Nous étions un mercredi. Le lendemain, jour decongé, j’attendis que mon père fût à Paris pour prévenir ma mère.La perspective de quatre jours de trouble dans son ménage l’alarmaplus que la nouvelle. Puis, je partis au bord de la Marne, oùMarthe m’avait dit qu’elle me rejoindrait peut-être. Elle n’y étaitpas. Ce fut une chance. Mon, amour puisant dans cette rencontre unemauvaise énergie, j’aurais pu, ensuite, lutter contre monpère&|160;; tandis que l’orage éclatant après une journée de vide,de tristesse, je rentrai le front bas, comme il convenait. Jerevins chez nous un peu après l’heure où je savais que mon pèreavait coutume d’y être. Il «&|160;savait&|160;» donc. Je mepromenai dans le jardin, attendant que mon père me fît venir. Messœurs jouaient en silence. Elles devinaient quelque chose. Un demes frères, assez excité par l’orage, me dit de me rendre dans lachambre où mon père s’était étendu.

Des éclats de voix, des menaces, m’eussentpermis la révolte. Ce fut pire. Mon père se taisait&|160;; ensuite,sans aucune colère, avec une voix même plus douce que de coutume,il me dit&|160;:

–&|160;Eh bien que comptes-tu fairemaintenant&|160;?

Les larmes qui ne pouvaient s’enfuir par mesyeux, comme un essaim d’abeilles, bourdonnaient dans ma tête. À unevolonté, j’eusse pu opposer la mienne, même impuissante. Maisdevant une telle douceur, je ne pensais qu’à me soumettre.

–&|160;Ce que tu m’ordonneras de faire.

–&|160;Non, ne mens pas encore. Je t’aitoujours laissé agir comme tu voulais&|160;; continue. Sans douteauras-tu à cœur de m’en faire repentir.

Dans l’extrême jeunesse, l’on est trop enclin,comme les femmes, à croire que les larmes dédommagent de tout. Monpère ne me demandait même pas de larmes. Devant sa générosité,j’avais honte du présent et de l’avenir. Car je sentais que quoique je lui dise, je mentirais. «&|160;Au moins que ce mensonge leréconforte, pensai-je, en attendant de lui être une source denouvelles peines.&|160;» Ou plutôt non, je cherche encore à mementir à moi-même. Ce que je voulais, c’était faire un travail,guère plus fatigant qu’une promenade, et qui laissât comme elle, àmon esprit, la liberté de ne pas se détacher de Marthe une minute.Je feignis de vouloir peindre et de n’avoir jamais osé le dire.Encore une fois, mon père ne dit pas non, à condition que jecontinuasse d’apprendre chez nous ce que j’aurais dû apprendre aucollège, mais avec la liberté de peindre.

Quand des liens ne sont pas encore solides,pour perdre quelqu’un de vue, il suffit de manquer une fois unrendez-vous. À force de penser à Marthe, j’y pensai de moins enmoins. Mon esprit agissait, comme nos yeux agissent avec le papierdes murs de notre chambre. À force de le voir, ils ne le voientplus.

Chose incroyable&|160;! J’avais même pris goûtau travail. Je n’avais pas menti comme je le craignais.

Lorsque quelque chose, venu de l’extérieur,m’obligeait à penser moins paresseusement à Marthe, j’y pensaissans amour, avec la mélancolie que l’on éprouve pour ce qui auraitpu être. «&|160;Bah&|160;! me disais-je, c’eût été trop beau. On nepeut à la fois choisir le lit et coucher dedans.&|160;»

*****

&|160;

Une chose étonnait mon père. La lettre ducenseur n’arrivait pas. Il me fit à ce sujet sa première scène,croyant que j’avais soustrait la lettre, que j’avais feint ensuitede lui annoncer gratuitement la nouvelle, que j’avais ainsi obtenuson indulgence. En réalité, cette lettre n’existait pas. Je mecroyais renvoyé du collège, mais je me trompais. Aussi, mon père necomprit-il rien lorsque, au début des vacances, nous reçûmes unelettre du proviseur.

Il demandait si j’étais malade et s’il fallaitm’inscrire pour l’année suivante.

*****

&|160;

La joie de donner enfin satisfaction à monpère comblait un peu le vide sentimental dans lequel je me trouvaiscar, si je croyais ne plus aimer Marthe, je la considérais du moinscomme le seul amour qui eût été digne de moi. C’est dire que jel’aimais encore.

J’étais dans ces dispositions de cœur quand, àla fin de novembre, un mois après avoir reçu une lettre defaire-part de son mariage, je trouvai, en rentrant chez nous, uneinvitation de Marthe qui commençait par ces lignes&|160;: «&|160;Jene comprends rien à votre silence. Pourquoi ne venez-vous pas mevoir&|160;? Sans doute avez-vous oublié que vous avez choisi mesmeubles&|160;?…&|160;»

Marthe habitait J…&|160;; sa rue descendaitjusqu’à la Marne. Chaque trottoir réunissait au plus une douzainede villas. Je m’étonnai que la sienne fût si grande. En réalité,Marthe habitait seulement le haut, les propriétaires et un vieuxménage se partageant le bas.

Quand j’arrivai pour goûter, il faisait déjànuit. Seule une fenêtre, à défaut d’une présence humaine, révélaitcelle du feu. À voir cette fenêtre illuminée par des flammesinégales, comme des vagues, je crus à un commencement d’incendie.La porte de fer du jardin était entrouverte. Je m’étonnai d’unesemblable négligence. Je cherchai la sonnette&|160;: je ne latrouvai point. Enfin, gravissant les trois marches du perron, je medécidai à frapper contre les vitres du rez-de-chaussée de droite,derrière lesquelles j’entendais des voix. Une vieille femme ouvritla porte&|160;: je lui demandai où demeuraitMme&|160;Lacombe (tel était le nouveau nom deMarthe)&|160;: «&|160;C’est au-dessus.&|160;» Je montai l’escalierdans le noir, trébuchant, me cognant, et mourant de crainte qu’ilfût arrivé quelque malheur. Je frappai. C’est Marthe qui vintm’ouvrir. Je faillis lui sauter au cou, comme les gens qui seconnaissent à peine, après avoir échappé au naufrage. Elle n’y eûtrien compris. Sans doute me trouva-t-elle l’air égaré, car, avanttoute chose, je lui demandai pourquoi «&|160;il y avait lefeu&|160;».

–&|160;C’est qu’en vous attendant, j’avaisfait dans la cheminée du salon un feu de bois d’olivier, à la lueurduquel je lisais.

En entrant dans la petite chambre qui luiservait de salon, peu encombrée de meubles, et que les tentures,les gros tapis doux comme un poil de bête, rétrécissaient jusqu’àlui donner l’aspect d’une boîte, je fus à la fois heureux etmalheureux comme un dramaturge qui, voyant sa pièce, y découvretrop tard des fautes.

Marthe s’était de nouveau étendue le long dela cheminée, tisonnant la braise, et prenant garde à ne pas mêlerquelque parcelle noire aux cendres.

–&|160;Vous n’aimez peut-être pas l’odeur del’olivier&|160;? Ce sont mes beaux-parents qui en ont fait venirpour moi une provision de leur propriété du Midi.

Marthe semblait s’excuser d’un détail de soncru, dans cette chambre qui était mon œuvre. Peut-être cet élémentdétruisait-il un tout, qu’elle comprenait mal.

Au contraire. Ce feu me ravit, et aussi devoir qu’elle attendait comme moi de se sentir brûlante d’un côté,pour se retourner de l’autre. Son visage calme et sérieux nem’avait jamais paru plus beau que dans cette lumière sauvage. À nepas se répandre dans la pièce, cette lumière gardait toute saforce. Dès qu’on s’en éloignait, il faisait nuit, et on se cognaitaux meubles.

Marthe ignorait ce que c’est que d’êtremutine. Dans son enjouement, elle restait grave.

Mon esprit s’engourdissait peu à peu auprèsd’elle, je la trouvai différente. C’est que, maintenant que j’étaissûr de ne plus l’aimer, je commençais à l’aimer. Je me sentaisincapable de calculs, de machinations, de tout ce dont,jusqu’alors, et encore à ce moment-là, je croyais que l’amour nepeut se passer. Tout à coup, je me sentais meilleur. Ce brusquechangement aurait ouvert les yeux de tout autre&|160;: je ne vispas que j’étais amoureux de Marthe. Au contraire, j’y vis la preuveque mon amour était mort, et qu’une belle amitié le remplacerait.Cette longue perspective d’amitié me fit admettre soudain combienun autre sentiment eût été criminel, lésant un homme qui l’aimait,à qui elle devait appartenir, et qui ne pouvait la voir.

Pourtant, autre chose m’aurait dû renseignersur mes véritables sentiments. Il y a quelques mois, quand jerencontrais Marthe, mon prétendu amour ne m’empêchait pas de lajuger, de trouver laides la plupart des choses qu’elle trouvaitbelles, la plupart des choses qu’elle disait, enfantines.Aujourd’hui, si je ne pensais pas comme elle, je me donnais tort.Après la grossièreté de mes premiers désirs, c’était la douceurd’un sentiment plus profond qui me trompait. Je ne me sentais pluscapable de rien entreprendre de ce que je m’étais promis. Jecommençais à respecter Marthe, parce que je commençais àl’aimer.

Je revins tous les soirs&|160;; je ne pensaimême pas à la prier de me montrer sa chambre, encore moins à luidemander comment Jacques trouvait nos meubles. Je ne souhaitaisrien d’autre que ces fiançailles éternelles, nos corps étendus prèsde la cheminée, se touchant l’un l’autre, et moi, n’osant bouger,de peur qu’un seul de mes gestes suffît à chasser le bonheur.

Mais Marthe, qui goûtait le même charme,croyait le goûter seule. Dans ma paresse heureuse, elle lut del’indifférence. Pensant que je ne l’aimais pas, elle s’imagina queje me lasserais vite de ce salon silencieux, si elle ne faisaitrien pour m’attacher à elle.

Nous nous taisions. J’y voyais une preuve dubonheur.

Je me sentais tellement près de Marthe, avecla certitude que nous pensions en même temps aux mêmes choses, quelui parler m’eût semblé absurde, comme de parler haut quand on estseul. Ce silence accablait la pauvre petite. La sagesse eût été deme servir de moyens de correspondre aussi grossiers que la paroleou le geste, tout en déplorant qu’il n’en existât point de plussubtils.

À me voir tous les jours m’enfoncer de plus enplus dans ce mutisme délicieux, Marthe se figura que je m’ennuyaisde plus en plus. Elle se sentait prête à tout pour medistraire.

Sa chevelure dénouée, elle aimait dormir prèsdu feu. Ou plutôt je croyais qu’elle dormait. Son sommeil lui étaitprétexte, pour mettre ses bras autour de mon cou, et une foisréveillée, les yeux humides, me dire qu’elle venait d’avoir un rêvetriste. Elle ne voulait jamais me le raconter. Je profitais de sonfaux sommeil pour respirer ses cheveux, son cou, ses jouesbrûlantes, et en les effleurant à peine pour qu’elle ne seréveillât point&|160;; toutes caresses qui ne sont pas, comme oncroit, la menue monnaie de l’amour, mais, au contraire, la plusrare, et auxquelles seule la passion puisse recourir. Moi, je lescroyais permises à mon amitié. Pourtant, je commençai à medésespérer sérieusement de ce que seul l’amour nous donnât desdroits sur une femme. Je me passerai bien de l’amour, pensai-je,mais jamais de n’avoir aucun droit sur Marthe. Et, pour en avoir,j’étais même décidé à l’amour, tout en croyant le déplorer. Jedésirais Marthe et ne le comprenais pas.

Quand elle dormait ainsi, sa tête appuyéecontre un de mes bras, je me penchais sur elle pour voir son visageentouré de flammes. C’était jouer avec le feu. Un jour que jem’approchais trop sans pourtant que mon visage touchât le sien, jefus comme l’aiguille qui dépasse d’un millimètre la zone interditeet appartient à l’aimant. Est-ce la faute de l’aimant ou del’aiguille&|160;? C’est ainsi que je sentis mes lèvres contre lessiennes. Elle fermait encore les yeux, mais visiblement commequelqu’un qui ne dort pas. Je l’embrassai, stupéfait de mon audace,alors qu’en réalité c’était elle qui, lorsque j’approchais de sonvisage, avait attiré ma tête contre sa bouche. Ses deux mainss’accrochaient à mon cou&|160;; elles ne se seraient pas accrochéesplus furieusement dans un naufrage. Et je ne comprenais pas si ellevoulait que je la sauve, ou bien que je me noie avec elle.

Maintenant, elle s’était assise, elle tenaitma tête sur ses genoux, caressant mes cheveux, et me répétant trèsdoucement&|160;: «&|160;Il faut que tu t’en ailles, il ne faut plusjamais revenir.&|160;» Je n’osais pas la tutoyer&|160;; lorsque jene pouvais plus me taire, je cherchais longuement mes mots,construisant mes phrases de façon à ne pas lui parler directement,car si je ne pouvais pas la tutoyer, je sentais combien il étaitencore plus impossible de lui dire vous. Mes larmes me brûlaient.S’il en tombait une sur la main de Marthe, je m’attendais toujoursà l’entendre pousser un cri. Je m’accusai d’avoir rompu le charme,me disant qu’en effet j’avais été fou de poser mes lèvres contreles siennes, oubliant que c’était elle qui m’avait embrassé.«&|160;Il faut que tu t’en ailles, ne plus jamais revenir.&|160;»Mes larmes de rage se mêlaient à mes larmes de peine. Ainsi lafureur du loup pris lui fait autant de mal que le piège. Si j’avaisparlé, ç’aurait été pour injurier Marthe. Mon silencel’inquiéta&|160;; elle y voyait de la résignation. «&|160;Puisqu’ilest trop tard, la faisais-je penser, dans mon injustice peut-êtreclairvoyante, après tout, j’aime autant qu’il souffre.&|160;» Dansce feu, je grelottais, je claquais des dents. À ma véritable peinequi me sortait de l’enfance, s’ajoutaient des sentiments enfantins.J’étais le spectateur qui ne veut pas s’en aller parce que ledénouement lui déplaît. Je lui dis&|160;: «&|160;Je ne m’en iraipas. Vous vous êtes moquée de moi. Je ne veux plus vousvoir.&|160;»

Car si je ne voulais pas rentrer chez mesparents, je ne voulais pas non plus revoir Marthe. Je l’auraisplutôt chassée de chez elle&|160;!

Mais elle sanglotait&|160;: «&|160;Tu es unenfant. Tu ne comprends donc pas que si je te demande de t’enaller, c’est que je t’aime.&|160;»

Haineusement, je lui dis que je comprenaisfort bien qu’elle avait des devoirs et que son mari était à laguerre.

Elle secouait la tête&|160;: «&|160;Avant toi,j’étais heureuse, je croyais aimer mon fiancé. Je lui pardonnais dene pas bien me comprendre. C’est toi qui m’as montré que je nel’aimais pas. Mon devoir n’est pas celui que tu penses. Ce n’estpas de ne pas mentir à mon mari, mais de ne pas te mentir. Va-t’enet ne me crois pas méchante&|160;; bientôt tu m’auras oubliée. Maisje ne veux pas causer le malheur de ta vie. Je pleure, parce que jesuis trop vieille pour toi&|160;!&|160;»

Ce mot d’amour était sublime d’enfantillage.Et, quelles que soient les passions que j’éprouve dans la suite,jamais ne sera plus possible l’émotion adorable de voir une fillede dix-neuf ans pleurer parce qu’elle se trouve trop vieille.

La saveur du premier baiser m’avait déçu commeun fruit que l’on goûte pour la première fois. Ce n’est pas dans lanouveauté, c’est dans l’habitude que nous trouvons les plus grandsplaisirs. Quelques minutes après, non seulement j’étais habitué àla bouche de Marthe, mais encore je ne pouvais plus m’en passer. Etc’est alors qu’elle parlait de m’en priver à tout jamais.

Ce soir-là, Marthe me reconduisit jusqu’à lamaison. Pour me sentir plus près d’elle, je me blottissais souscape, et je la tenais par la taille. Elle ne disait plus qu’il nefallait pas nous revoir&|160;; au contraire, elle était triste à lapensée que nous allions nous quitter dans quelques instants. Elleme faisait lui jurer mille folies.

Devant la maison de mes parents, je ne vouluspas laisser Marthe repartir seule, et l’accompagnai jusque chezelle. Sans doute ces enfantillages n’eussent-ils jamais pris fin,car elle voulait m’accompagner encore. J’acceptai, à conditionqu’elle me laisserait à moitié route.

J’arrivai une demi-heure en retard pour ledîner. C’était la première fois. Je mis ce retard sur le compte dutrain. Mon père fit semblant de le croire.

Plus rien ne me pesait. Dans la rue, jemarchais aussi légèrement que dans mes rêves.

Jusqu’ici tout ce que j’avais convoité,enfant, il en avait fallu faire mon deuil. D’autre part, lareconnaissance me gâtait les jouets offerts. Quel prestige auraitpour un enfant un jouet qui se donne lui-même&|160;! J’étais ivrede passion. Marthe était à moi&|160;; ce n’est pas moi qui l’avaisdit, c’était elle. Je pouvais toucher sa figure, embrasser sesyeux, ses bras, l’habiller, l’abîmer, à ma guise. Dans mon délire,je la mordais aux endroits où sa peau était nue, pour que sa mèrela soupçonnât d’avoir un amant. J’aurais voulu pouvoir y marquermes initiales. Ma sauvagerie d’enfant retrouvait le vieux sens destatouages. Marthe disait&|160;: «&|160;Oui, mords-moi, marque-moi,je voudrais que tout le monde sache…&|160;»

J’aurais voulu pouvoir embrasser ses seins. Jen’osais pas le lui demander, pensant qu’elle saurait les offrirelle-même, comme ses lèvres. Au bout de quelques jours, l’habituded’avoir ses lèvres étant venue, je n’envisageai pas d’autredélice.

*****

&|160;

Nous lisions ensemble à la lueur du feu. Elley jetait souvent des lettres que son mari lui envoyait, chaquejour, du front. À leur inquiétude, on devinait que celles de Marthese faisaient de moins en moins tendres et de plus en plus rares. Jene voyais pas flamber ces lettres sans malaise. Elles grandissaientune seconde le feu et, somme toute, j’avais peur de voir plusclair.

Marthe, qui souvent maintenant me demandaits’il était vrai que je l’avais aimée dès notre première rencontre,me reprochait de ne le lui avoir pas dit avant son mariage. Elle nese serait pas mariée, prétendait-elle&|160;; car, si elle avaitéprouvé pour Jacques une sorte d’amour au début de leursfiançailles, celles-ci trop longues, par la faute de la guerre,avaient peu à peu effacé l’amour de son cœur. Elle n’aimait déjàplus Jacques quand elle l’épousa. Elle espérait que ces quinzejours de permission accordés à Jacques transformeraient peut-êtreses sentiments.

Il fut malhabile. Celui qui aime agacetoujours celui qui n’aime pas. Et Jacques l’aimait toujoursdavantage. Ses lettres étaient de quelqu’un qui souffre, maisplaçant trop haut sa Marthe pour la croire capable de trahison.Aussi n’accusait-il que lui, la suppliant seulement de luiexpliquer quel mal il avait pu lui faire&|160;: «&|160;Je me trouvesi grossier à côté de toi, je sens que chacune de mes paroles teblesse.&|160;» Marthe lui répondait seulement qu’il se trompait,qu’elle ne lui reprochait rien.

Nous étions alors au début de mars. Leprintemps était précoce. Les jours où elle ne m’accompagnait pas àParis, Marthe, nue sous un peignoir, attendait que je revinsse demes cours de dessin, étendue devant la cheminée où brûlait toujoursl’olivier de ses beaux-parents. Elle leur avait demandé derenouveler sa provision. Je ne sais quelle timidité, si ce n’estcelle que l’on éprouve en face de ce qu’on n’a jamais fait, meretenait. Je pensais à Daphnis. Ici c’est Chloé qui avait reçuquelques leçons, et Daphnis n’osait lui demander de les luiapprendre. Au fait, ne considérais-je pas Marthe plutôt comme unevierge, livrée, la première quinzaine de ses noces, à un inconnu etplusieurs fois prise par lui de force.

Le soir, seul dans mon lit, j’appelais Marthe,m’en voulant, moi qui me croyais un homme, de ne l’être pas assezpour finir d’en faire ma maîtresse. Chaque jour, allant chez elle,je me promettais de ne pas sortir qu’elle ne le fût.

Le jour de l’anniversaire de mes seize ans, aumois de mars 1918, tout en me suppliant de ne pas me fâcher, elleme fit cadeau d’un peignoir, semblable au sien, qu’elle voulait mevoir mettre chez elle. Dans ma joie, je faillis faire un calembour,moi qui n’en faisais jamais. Ma robe prétexte&|160;! Car il mesemblait jusqu’ici avait entravé mes désirs, c’était la peur duridicule, de me sentir habillé, lorsqu’elle ne l’était pas. D’abordje pensai à mettre cette robe le jour même. Puis, je rougis,comprenant ce que son cadeau contenait de reproches.

*****

&|160;

Dès le début de notre amour, Marthe m’avaitdonné une clef de son appartement, afin que je n’eusse pas àl’attendre dans le jardin, si, par hasard, elle était en ville. Jepouvais me servir moins innocemment de cette clef. Nous étions unsamedi. Je quittai Marthe en lui promettant de venir déjeuner lelendemain avec elle. Mais j’étais décidé à revenir le soir aussitôtque possible.

À dîner, j’annonçai à mes parents quej’entreprendrais le lendemain avec René une longue promenade dansla forêt de Sénart. Je devais pour cela partir à cinq heures dumatin. Comme toute la maison dormirait encore, personne ne pourraitdeviner l’heure à laquelle j’étais parti, et si j’avaisdécouché.

À peine avais-je fait part de ce projet à mamère, qu’elle voulut préparer elle-même un panier rempli deprovisions, pour la route. J’étais consterné, ce panier détruisaittout le romanesque et le sublime de mon acte. Moi qui goûtaisd’avance l’effroi de Marthe quand j’entrerais dans sa chambre, jepensais maintenant à ses éclats de rire en voyant paraître ceprince Charmant, un panier de ménagère à son bras. J’eus beau direà ma mère que René s’était muni de tout, elle ne voulut rienentendre. Résister davantage, c’était éveiller les soupçons.

Ce qui fait le malheur des uns causerait lebonheur des autres. Tandis que ma mère emplissait le panier qui megâtait d’avance ma première nuit d’amour, je voyais les yeux pleinsde convoitise de mes frères. Je pensai bien à le leur offrir encachette, mais une fois tout mangé, au risque de se faire fouetter,et pour le plaisir de me perdre, ils eussent tout raconté.

Il fallait donc me résigner, puisque nullecachette ne semblait assez sûre.

Je m’étais juré de ne pas partir avant minuitpour être sûr que mes parents dormissent. J’essayai de lire. Maiscomme dix heures sonnaient à la mairie, et que mes parents étaientcouchés depuis quelque temps déjà, je ne pus attendre. Ilshabitaient au premier étage, moi au rez-de-chaussée. Je n’avais pasmis mes bottines afin d’escalader le mur le plus silencieusementpossible. Les tenant d’une main, tenant de l’autre ce panierfragile à cause des bouteilles, j’ouvris avec précaution une petiteporte d’office. Il pleuvait. Tant mieux&|160;! La pluie couvriraitle bruit. Apercevant que la lumière n’était pas encore éteinte dansla chambre de mes parents, je fus sur le point de me recoucher.Mais j’étais en route. Déjà la précaution des bottines étaitimpossible&|160;; à cause de la pluie je dus les remettre. Ensuite,il me fallait escalader le mur pour ne point ébranler la cloche dela grille. Je m’approchai du mur, contre lequel j’avais pris soin,après le dîner, de poser une chaise de jardin pour faciliter monévasion. Ce mur était garni de tuiles à son faîte. La pluie lesrendait glissantes. Comme je m’y suspendais, l’une d’elles tomba.Mon angoisse décupla le bruit de sa chute. Il fallait maintenantsauter dans la rue. Je tenais le panier avec mes dents&|160;; jetombai dans une flaque. Une longue minute, je restai debout, lesyeux levés vers la fenêtre de mes parents, pour voir s’ilsbougeaient, s’étant aperçus de quelque chose. La fenêtre restavide. J’étais sauf&|160;!

Pour me rendre jusque chez Marthe, je suivisla Marne. Je comptais cacher mon panier dans un buisson et lereprendre le lendemain. La guerre rendait cette chose dangereuse.En effet, au seul endroit où il y eût des buissons et où il étaitpossible de cacher le panier, se tenait une sentinelle, gardant lepont de J… J’hésitai longtemps, plus pâle qu’un homme qui pose unecartouche de dynamite. Je cachai tout de même mes victuailles.

La grille de Marthe était fermée. Je pris laclef qu’on laissait toujours dans la boîte aux lettres. Jetraversai le petit jardin sur la pointe des pieds, puis montai lesmarches du perron. J’ôtai encore mes bottines avant de prendrel’escalier.

Marthe était si nerveuse&|160;! Peut-êtres’évanouirait-elle en me voyant dans sa chambre. Je tremblai&|160;;je ne trouvai pas le trou de la serrure. Enfin, je tournai la cleflentement, afin de ne réveiller personne. Je butai dansl’antichambre contre le porte-parapluies. Je craignais de prendreles sonnettes pour des commutateurs. J’allai à tâtons jusqu’à lachambre. Je m’arrêtai avec, encore, l’envie de fuir. Peut-êtreMarthe ne me pardonnerait jamais. Ou bien si j’allais tout à coupapprendre qu’elle me trompe, et la trouver avec un homme&|160;!

J’ouvris. Je murmurai&|160;:

–&|160;Marthe&|160;?

Elle répondit&|160;:

–&|160;Plutôt que de me faire une peurpareille, tu aurais bien pu ne venir que demain matin. Tu as doncta permission huit jours plus tôt&|160;?

Elle me prenait pour Jacques&|160;!

Or, si je voyais de quelle façon elle l’eûtaccueilli, j’apprenais du même coup qu’elle me cachait déjà quelquechose. Jacques devait donc venir dans huit jours&|160;!

J’allumai. Elle restait tournée contre le mur.Il était simple de dire&|160;: «&|160;C’est moi&|160;», etpourtant, je ne le disais pas. Je l’embrassai dans le cou.

–&|160;Ta figure est toute mouillée.Essuie-toi donc.

Alors, elle se retourna et poussa un cri.

D’une seconde à l’autre, elle changead’attitude et, sans prendre la peine de s’expliquer ma présencenocturne&|160;:

–&|160;Mais mon pauvre chéri, tu vas prendremal&|160;! Déshabille-toi vite.

Elle courut ranimer le feu dans le salon. Àson retour dans la chambre, comme je ne bougeais pas, elledit&|160;:

–&|160;Veux-tu que je t’aide&|160;? Moi quiredoutais par-dessus tout le moment où je devrais me déshabiller etqui en envisageais le ridicule, je bénissais la pluie grâce à quoice déshabillage prenait un sens maternel. Mais Marthe repartait,revenait, repartait dans la cuisine, pour voir si l’eau de mon grogétait chaude. Enfin, elle me trouva nu sur le lit, me cachant àmoitié sous l’édredon. Elle me gronda&|160;: c’était fou de resternu&|160;; il fallait me frictionner à l’eau de Cologne. Puis,Marthe ouvrit une armoire et me jeta un costume de nuit. «&|160;Ildevait être de ma taille.&|160;» Un costume de Jacques&|160;! Et jepensais à l’arrivée, fort possible, de ce soldat, puisque Marthe yavait cru.

J’étais dans le lit. Marthe m’y rejoignit. Jelui demandai d’éteindre. Car, même en ses bras, je me méfiais de matimidité. Les ténèbres me donneraient du courage. Marthe merépondit doucement&|160;:

–&|160;Non. Je veux te voir t’endormir. Àcette parole pleine de grâce, je sentis quelque gêne. J’y voyais latouchante douceur de cette femme qui risquait tout pour devenir mamaîtresse et, ne pouvant deviner ma timidité maladive, admettaitque je m’endormisse auprès d’elle. Depuis quatre mois, je disaisl’aimer, et ne lui en donnais pas cette preuve dont les hommes sontsi prodigues et qui souvent leur tient lieu d’amour. J’éteignis deforce. Je me retrouvai avec le trouble de tout à l’heure, avantd’entrer chez Marthe. Mais comme l’attente devant la porte, celledevant l’amour ne pouvait être bien longue. Du reste, monimagination se promettait de telles voluptés qu’elle n’arrivaitplus à les concevoir. Pour la première fois aussi, je redoutai deressembler au mari et de laisser à Marthe un mauvais souvenir denos premiers moments d’amour. Elle fut donc plus heureuse que moi.Mais la minute où nous nous désenlaçâmes, et ses yeux admirables,valaient bien mon malaise. Son visage s’était transfiguré. Jem’étonnai même de ne pas pouvoir toucher l’auréole qui entouraitvraiment sa figure, comme dans les tableaux religieux.

Soulagé de mes craintes, il m’en venaitd’autres.

C’est que, comprenant enfin la puissance desgestes que ma timidité n’avait osés jusqu’alors, je tremblais queMarthe appartînt à son mari plus qu’elle ne voulait leprétendre.

Comme il m’est impossible de comprendre ce queje goûte la première fois, je devais connaître ces jouissances del’amour chaque jour davantage.

En attendant, le faux plaisir m’apportait unevraie douleur d’homme&|160;: la jalousie.

J’en voulais à Marthe, parce que jecomprenais, à son visage reconnaissant, tout ce que valent lesliens de la chair. Je maudissais l’homme qui avait avant moiéveillé son corps. Je considérai ma sottise d’avoir vu en Martheune vierge. À toute autre époque, souhaiter la mort de son mari,c’eût été chimère enfantine, mais ce vœu devenait presque aussicriminel que si j’eusse tué. Je devais à la guerre mon bonheurnaissant&|160;; j’en attendais l’apothéose. J’espérais qu’elleservirait ma haine comme un anonyme commet le crime à notreplace.

Maintenant, nous pleurons ensemble&|160;;c’est la faute du bonheur. Marthe me reproche de n’avoir pasempêché son mariage. «&|160;Mais alors, serais-je dans ce litchoisi par moi&|160;? Elle vivrait chez ses parents&|160;; nous nepourrions nous voir. Elle n’aurait jamais appartenu à Jacques, maiselle ne m’appartiendrait pas. Sans lui, et ne pouvant comparer,peut-être regretterait-elle encore, espérant mieux. Je ne hais pasJacques. Je hais la certitude de tout devoir à cet homme que noustrompons. Mais j’aime trop Marthe pour trouver notre bonheurcriminel.&|160;»

Nous pleurons ensemble de n’être que desenfants, disposant de peu. Enlever Marthe&|160;! Comme ellen’appartient à personne, qu’à moi, ce serait me l’enlever,puisqu’on nous séparerait. Déjà, nous envisageons la fin de laguerre, qui sera celle de notre amour. Nous le savons, Marthe abeau me jurer qu’elle quittera tout, qu’elle me suivra, je ne suispas d’une nature portée à la révolte, et, me mettant à la place deMarthe, je n’imagine pas cette folle rupture. Marthe m’expliquepourquoi elle se trouvait trop vieille. Dans quinze ans, la vie nefera encore que commencer pour moi, des femmes m’aimeront, quiauront l’âge qu’elle a. «&|160;Je ne pourrais que souffrir,ajoute-t-elle. Si tu me quittes, j’en mourrai. Si tu restes, cesera par faiblesse, et je souffrirai de te voir sacrifier tonbonheur.&|160;»

Malgré mon indignation, je m’en voulais de nepoint paraître assez convaincu du contraire. Mais Marthe nedemandait qu’à l’être, et mes plus mauvaises raisons lui semblaientbonnes. Elle répondait&|160;: «&|160;Oui, je n’ai pas pensé à cela.Je sens bien que tu ne mens pas.&|160;» Moi, devant les craintes deMarthe, je sentais ma confiance moins solide. Alors mesconsolations étaient molles. J’avais l’air de ne la détromper quepar politesse. Je lui disais&|160;: «&|160;Mais non, mais non, tues folle.&|160;» Hélas&|160;! j’étais trop sensible à la jeunessepour ne pas envisager que je me détacherais de Marthe, le jour oùsa jeunesse se fanerait, et que s’épanouirait la mienne.

Bien que mon amour me parût avoir atteint saforme définitive, il était à l’état d’ébauche. Il faiblissait aumoindre obstacle.

Donc, les folies que cette nuit-là firent nosâmes, nous fatiguèrent davantage que celles de notre chair. Lesunes semblaient nous reposer des autres&|160;; en réalité, ellesnous achevaient. Les coqs, plus nombreux, chantaient. Ils avaientchanté toute la nuit. Je m’aperçus de ce mensonge poétique&|160;:les coqs chantent au lever du soleil. Ce n’était pasextraordinaire. Mon âge ignorait l’insomnie. Mais Marthe leremarqua aussi, avec tant de surprise, que ce ne pouvait être quela première fois. Elle ne put comprendre la force avec laquelle jela serrai contre moi, car sa surprise me donnait la preuve qu’ellen’avait pas encore passé une nuit blanche avec Jacques.

Mes transes me faisaient prendre notre amourpour un amour exceptionnel. Nous croyons être les premiers àressentir certains troubles, ne sachant pas que l’amour est commela poésie, et que tous les amants, même les plus médiocres,s’imaginent qu’ils innovent. Disais-je à Marthe (sans y croired’ailleurs), mais pour lui faire penser que je partageais sesinquiétudes&|160;: «&|160;Tu me délaisseras, d’autres hommes teplairont&|160;», elle m’affirmait être sûre d’elle. Moi, de moncôté, je me persuadais peu à peu que je lui resterais, même quandelle serait moins jeune, ma paresse finissant par faire dépendrenotre éternel bonheur de son énergie.

Le sommeil nous avait surpris dans notrenudité. À mon réveil, la voyant découverte, je craignis qu’ellen’eût froid. Je tâtai son corps. Il était brûlant. La voir dormirme procurait une volupté sans égale. Au bout de dix minutes, cettevolupté me parut insupportable. J’embrassai Marthe sur l’épaulesElle ne s’éveilla pas. Un second baiser, moins chaste, agit avec laviolence d’un réveille-matin. Elle sursauta, et, se frottant lesyeux, me couvrit de baisers, comme quelqu’un qu’on aime et qu’onretrouve dans son lit après avoir rêvé qu’il est mort. Elle, aucontraire, avait cru rêver ce qui était vrai, et me retrouvait auréveil.

Il était déjà onze heures. Nous buvions notrechocolat, quand nous entendîmes la sonnette. Je pensai àJacques&|160;: «&|160;Pourvu qu’il ait une arme.&|160;» Moi quiavais si peur de la mort, je ne tremblais pas. Au contraire,j’aurais accepté que ce fût Jacques, à condition qu’il nous tuât.Toute autre solution me semblait ridicule.

Envisager la mort avec calme ne compte que sinous l’envisageons seul. La mort à deux n’est plus la mort, mêmepour les incrédules. Ce qui chagrine, ce n’est pas de quitter lavie, mais de quitter ce qui lui donne un sens. Lorsqu’un amour estnotre vie, quelle différence y a-t-il entre vivre ensemble oumourir ensemble&|160;?

Je n’eus pas le temps de me croire un héros,car, pensant que peut-être Jacques ne tuerait que Marthe, ou moi,je mesurai mon égoïsme. Savais-je même, de ces deux drames, lequelétait le pire&|160;?

Comme Marthe ne bougeait pas, je crus m’êtretrompé, et qu’on avait sonné chez les propriétaires. Mais lasonnette retentit de nouveau.

–&|160;Tais-toi, ne bouge pas&|160;!murmura-t-elle, ce doit être ma mère. J’avais complètement oubliéqu’elle passerait après la messe.

J’étais heureux d’être témoin d’un de sessacrifices. Dès qu’une maîtresse, un ami, sont en retard dequelques minutes à un rendez-vous, je les vois morts. Attribuantcette forme d’angoisse à sa mère, je savourais sa crainte, et quece fût par ma faute qu’elle l’éprouvât.

Nous entendîmes la grille du jardin serefermer, après un conciliabule (évidemment,Mme&|160;Grangier demandait au rez-de-chaussée si onavait vu ce matin sa fille). Marthe regarda derrière les volets etme dit&|160;: «&|160;C’était bien elle.&|160;» Je ne pus résisterau plaisir de voir, moi aussi, Mme&|160;Grangierrepartant, son livre de messe à la main, inquiète de l’absenceincompréhensible de sa fille. Elle se retourna encore vers lesvolets clos.

*****

&|160;

Maintenant qu’il ne me restait plus rien àdésirer, je me sentais devenir injuste. Je m’affectais de ce queMarthe pût mentir sans scrupules à sa mère, et ma mauvaise foi luireprochait de pouvoir mentir. Pourtant l’amour, qui est l’égoïsme àdeux, sacrifie tout à soi, et vit de mensonges. Poussé par le mêmedémon, je lui fis encore le reproche de m’avoir caché l’arrivée deson mari. Jusqu’alors, j’avais maté mon despotisme, ne me sentantpas le droit de régner sur Marthe. Ma dureté avait des accalmies.Je gémissais&|160;: «&|160;Bientôt tu me prendras en horreur. Jesuis comme ton mari, aussi brutal. – Il n’est pas brutal&|160;»,disait-elle. Je reprenais de plus belle&|160;: «&|160;Alors, tunous trompes tous les deux, dis-moi que tu l’aimes, soiscontente&|160;: dans huit jours tu pourras me tromper aveclui.&|160;»

Elle se mordait les lèvres, pleurait&|160;:«&|160;Qu’ai-je donc fait qui te rende aussi méchant&|160;? Je t’ensupplie, n’abîme pas notre premier jour de bonheur.

–&|160;Il faut que tu m’aimes bien peu pourqu’aujourd’hui soit ton premier jour de bonheur.&|160;»

Ces sortes de coups blessent celui qui lesporte. Je ne pensais rien de ce que je disais, et pourtantj’éprouvais le besoin de le dire. Il m’était impossible d’expliquerà Marthe que mon amour grandissait. Sans doute atteignait-il l’âgeingrat, et cette taquinerie féroce, c’était la mue de l’amourdevenant passion. Je souffrais. Je suppliai Marthe d’oublier mesattaques.

*****

&|160;

La bonne des propriétaires glissa des lettressous la porte. Marthe les prit. Il y en avait deux de Jacques.Comme réponse à mes doutes&|160;: «&|160;Fais-en, dit-elle, ce quebon te semble.&|160;» J’eus honte. Je lui demandai de les lire,mais de les garder pour elle. Marthe, par un de ces réflexes quinous poussent aux pires bravades, déchira une des enveloppes.Difficile à déchirer, la lettre devait être longue. Son gestedevint une nouvelle occasion de reproches. Je détestais cettebravade, le remords qu’elle ne manquerait pas d’en ressentir. Jefis, malgré tout, un effort et, voulant qu’elle ne déchirât pointla seconde lettre, je gardai pour moi que d’après cette scène ilétait impossible que Marthe ne fût pas méchante. Sur ma demande,elle la lut. Un réflexe pouvait lui faire déchirer la premièrelettre, mais non lui faire dire, après avoir parcouru laseconde&|160;: «&|160;Le ciel nous récompense de n’avoir pasdéchiré la lettre. Jacques m’y annonce que les permissions viennentd’être suspendues dans son secteur, il ne viendra pas avant unmois.&|160;»

L’amour seul excuse de telles fautes degoût.

Ce mari commençait à me gêner, plus que s’ilavait été là et que s’il avait fallu prendre garde. Une lettre delui prenait soudain l’importance d’un spectre. Nous déjeunâmestard. Vers cinq heures, nous allâmes nous promener au bord del’eau. Marthe resta stupéfaite lorsque d’une touffe d’herbes jesortis un panier, sous l’œil de la sentinelle. L’histoire du panierl’amusa bien. Je n’en craignais plus le grotesque. Nous marchions,sans nous rendre compte de l’indécence de notre tenue, nos corpscollés l’un contre l’autre. Nos doigts s’enlaçaient. Ce premierdimanche de soleil avait fait pousser les promeneurs à chapeau depaille, comme la pluie les champignons. Les gens qui connaissaientMarthe n’osaient pas lui dire bonjour&|160;; mais elle, ne serendant compte de rien, leur disait bonjour sans malice. Ils durenty voir une fanfaronnade. Elle m’interrogeait pour savoir comment jem’étais enfui de la maison. Elle riait, puis sa figures’assombrissait&|160;; alors elle me remerciait, en me serrant lesdoigts de toutes ses forces, d’avoir couru tant de risques. Nousrepassâmes chez elle pour y déposer le panier. À vrai dire,j’entrevis pour ce panier, sous forme d’envoi aux armées, une findigne de ces aventures. Mais cette fin était si choquante que je lagardai pour moi.

Marthe voulait suivre la Marne jusqu’à LaVarenne. Nous dînerions en face de l’île d’Amour. Je lui promis delui montrer le musée de l’Écu de France, le premier musée quej’avais vu, tout enfant, et qui m’avait ébloui. J’en parlais àMarthe comme d’une chose très intéressante. Mais quand nousconstatâmes que ce musée était une farce, je ne voulus pas admettreque je m’étais trompé à ce point. Les ciseaux de Fulbert&|160;!tout&|160;! j’avais tout cru. Je prétendis avoir fait à Marthe uneplaisanterie innocente. Elle ne comprenait pas, car il était peudans mes habitudes de plaisanter. À vrai dire, cette déconvenue merendait mélancolique. Je me disais&|160;: Peut-être moi qui,aujourd’hui, crois tellement à l’amour de Marthe, y verrai-je unattrape-nigaud, comme le musée de l’Écu de France&|160;!

Car je doutais souvent de son amour.Quelquefois, je me demandais si je n’étais pas pour elle un passetemps, un caprice dont elle pourrait se détacher du jour aulendemain, la paix la rappelant à ses devoirs. Pourtant, medisais-je, il y a des moments où une bouche, des yeux, ne peuventmentir. Certes. Mais une fois ivres, les hommes les moins généreuxse fâchent si l’on n’accepte pas leur montre, leur portefeuille.Dans cette veine, ils sont aussi sincères que s’ils se trouvent enétat normal. Les moments où on ne peut pas mentir sont précisémentceux où l’on ment le plus, et surtout à soi-même. Croire une femme«&|160;au moment où elle ne peut mentir&|160;», c’est croire à lafausse générosité d’un avare.

Ma clairvoyance n’était qu’une forme plusdangereuse de ma naïveté. Je me jugeais moins naïf, je l’étais sousune autre forme, puisque aucun âge n’échappe à la naïveté. Celle dela vieillesse n’est pas la moindre. Cette prétendue clairvoyancem’assombrissait tout, me faisait douter de Marthe. Plutôt, jedoutais de moi-même, ne me trouvant pas digne d’elle. Aurais-je eumille fois plus de preuves de son amour, je n’aurais pas été moinsmalheureux.

Je savais trop le trésor de ce qu’on n’exprimejamais à ceux qu’on aime, par la crainte de paraître puéril, pourne pas redouter chez Marthe cette pudeur navrante, et je souffraisde ne pouvoir pénétrer son esprit.

Je revins à la maison à neuf heures et demiedu soir. Mes parents m’interrogèrent sur ma promenade. Je leurdécrivis avec enthousiasme la forêt de Sénart et ses fougères deuxfois hautes comme moi. Je parlai aussi de Brunoy, charmant villageoù nous avions déjeuné. Tout à coup, ma mère, moqueuse,m’interrompant&|160;:

–&|160;À propos, René est venu cet après-midià quatre heures, très étonné en apprenant qu’il faisait une grandepromenade avec toi.

J’étais rouge de dépit. Cette aventure, etbien d’autres, m’apprirent que, malgré certaines dispositions, jene suis pas fait pour le mensonge. On m’y attrape toujours. Mesparents n’ajoutèrent rien d’autre. Ils eurent le triomphemodeste.

*****

&|160;

Mon père, d’ailleurs, était inconsciemmentcomplice de mon premier amour. Il l’encourageait plutôt, ravi quema précocité s’affirmât d’une façon ou d’une autre. Il avait aussitoujours eu peur que je tombasse entre les mains d’une mauvaisefemme. Il était content de me savoir aimé d’une brave fille. Il nedevait se cabrer que le jour où il eut la preuve que Marthesouhaitait le divorce.

Ma mère, elle, ne voyait pas notre liaisond’un aussi bon œil. Elle était jalouse. Elle regardait Marthe avecdes yeux de rivale. Elle trouvait Marthe antipathique, ne serendant pas compte que toute femme, du fait de mon amour, le luiserait devenue. D’ailleurs, elle se préoccupait plus que mon pèredu qu’en-dira-t-on. Elle s’étonnait que Marthe pût se compromettreavec un gamin de mon âge. Puis, elle avait été élevée à F… Danstoutes ces petites villes de banlieue, du moment qu’elless’éloignent de la banlieue ouvrière, sévissent les mêmes passions,la même soif de racontars qu’en province. Mais, en outre, levoisinage de Paris rend les racontars, les suppositions, plusdélurés. Chacun y doit tenir son rang. C’est ainsi que pour avoirune maîtresse, dont le mari était soldat, je vis peu à peu, et surl’injonction de leurs Parents, s’éloigner mes camarades. Ilsdisparurent par ordre hiérarchique&|160;: depuis le fils dunotaire, jusqu’à celui de notre jardinier. Ma mère était atteintepar ces mesures qui me semblaient un hommage. Elle me voyait perdupar une folle. Elle reprochait certainement à mon père de mel’avoir fait connaître, et de fermer les yeux. Mais, estimant quec’était à mon père d’agir, et mon père se taisant, elle gardait lesilence.

*****

&|160;

Je passais toutes mes nuits chez Marthe. J’yarrivais à dix heures et demie, j’en repartais le matin à cinq ousix. Je ne sautais plus par-dessus les murs. Je me contentaisd’ouvrir la porte avec ma clef&|160;; mais cette franchise exigeaitquelques soins. Pour que la cloche ne donnât pas l’éveil,j’enveloppais le soir son battant avec de l’ouate. Je l’ôtais lelendemain en rentrant.

À la maison, personne ne se doutait de mesabsences&|160;; il n’en allait pas de même à J… Depuis quelquetemps déjà, les propriétaires et le vieux ménage me voyaient d’unassez mauvais œil, répondant à peine à mes saluts.

Le matin, à cinq heures, pour faire le moinsde bruit possible, je descendais, mes souliers à la main. Je lesremettais en bas. Un matin, je croisai dans l’escalier le garçonlaitier. Il tenait ses boîtes de lait à la main&|160;; je tenais,moi, mes souliers. Il me souhaita le bonjour avec un sourireterrible. Marthe était perdue. Il allait le raconter dans tout J…Ce qui me torturait encore le plus était mon ridicule. Je pouvaisacheter le silence du garçon laitier, mais je m’en abstins faute desavoir comment m’y prendre.

L’après-midi, je n’osai rien en dire à Marthe.D’ailleurs, cet épisode était inutile pour que Marthe fûtcompromise. C’était depuis longtemps chose faite. La rumeur mel’attribua même comme maîtresse bien avant la réalité. Nous ne nousétions rendu compte de rien. Nous allions bientôt voir clair. C’estainsi qu’un jour, je trouvai Marthe sans forces. Le propriétairevenait de lui dire que depuis quatre jours, il guettait mon départà l’aube. Il avait d’abord refusé de croire, mais il ne lui restaitaucun doute. Le vieux ménage dont la chambre était sous celle deMarthe se plaignait du bruit que nous faisions nuit et jour. Martheétait atterrée, voulait partir. Il ne fut pas question d’apporterun peu de prudence dans nos rendez-vous. Nous nous en sentionsincapables&|160;: le pli était pris. Alors Marthe commença decomprendre bien des choses qui l’avaient surprise. La seule amiequ’elle chérît vraiment, une jeune fille suédoise, ne répondait pasà ses lettres. J’appris que le correspondant de cette jeune fillenous ayant un jour aperçus dans le train, enlacés, il lui avaitconseillé de ne pas revoir Marthe.

Je fis promettre à Marthe que s’il éclatait undrame, où que ce fût, soit chez ses parents, soit avec son mari,elle montrerait de la fermeté. Les menaces du propriétaire,quelques rumeurs, me donnaient tout lieu de craindre, et d’espérerà la fois, une explication entre Marthe et Jacques.

Marthe m’avait supplié de venir la voirsouvent, pendant la permission de Jacques, à qui elle avait déjàparlé de moi. Je refusai, redoutant de jouer mal mon rôle et devoir Marthe avec un homme empressé auprès d’elle. La permissiondevait être de onze jours. Peut-être tricherait-il et trouverait-ille moyen de rester deux jours de plus. Je fis jurer à Marthe dem’écrire chaque jour. J’attendis trois jours avant de me rendre àla poste restante, pour être sûr de trouver une lettre. Il y enavait déjà quatre. Je ne pus les prendre&|160;: il me manquait undes papiers d’identité nécessaires. J’étais d’autant moins à l’aiseque j’avais falsifié mon bulletin de naissance, l’usage de la posterestante n’étant permis qu’à partir de dix-huit ans. J’insistais,au guichet, avec l’envie de jeter du poivre dans les yeux de lademoiselle des postes, de m’emparer des lettres qu’elle tenait etne me donnerait pas. Enfin, comme j’étais connu à la poste,j’obtins, faute de mieux, qu’on les envoyât le lendemain chez mesparents.

Décidément, j’avais encore fort à faire pourdevenir un homme. En ouvrant la première lettre de Marthe, je medemandai comment elle exécuterait ce tour de force&|160;: écrireune lettre d’amour. J’oubliais qu’aucun genre épistolaire n’estmoins difficile&|160;: il n’y est besoin que d’amour. Je trouvailes lettres de Marthe admirables, et dignes des plus belles quej’avais lues. Pourtant, Marthe m’y disait des choses bienordinaires, et son supplice de vivre loin de moi.

Il m’étonnait que ma jalousie ne fût pas plusmordante. Je commençais à considérer Jacques comme «&|160;lemari&|160;». Peu à peu, j’oubliais sa jeunesse, je voyais en lui unbarbon.

Je n’écrivais pas à Marthe&|160;; il y avaittout de même trop de risques. Au fond, je me trouvais plutôtheureux d’être tenu à ne pas lui écrire, éprouvant, comme devanttoute nouveauté, la crainte vague de n’être pas capable, et que meslettres la choquassent ou lui parussent naïves.

Ma négligence fit qu’au bout de deux jours,ayant laissé traîner sur ma table de travail une lettre de Marthe,elle disparut&|160;; le lendemain, elle reparut sur la table. Ladécouverte de cette lettre dérangeait mes plans&|160;: j’avaisprofité de la permission de Jacques, de mes longues heures deprésence, pour faire croire chez moi que je me détachais de Marthe.Car, si je m’étais d’abord montré fanfaron pour que mes parentsapprissent que j’avais une maîtresse, je commençais à souhaiterqu’ils eussent moins de preuves. Et voici que mon père apprenait lavéritable cause de ma sagesse.

Je profitai de ces loisirs pour de nouveau merendre à l’académie de dessin&|160;; car, depuis longtemps, jedessinais mes nus d’après Marthe. Je ne sais pas si mon père ledevinait&|160;; du moins s’étonnait-il malicieusement, et d’unemanière qui me faisait rougir, de la monotonie des modèles. Jeretournai donc à la Grande-Chaumière, travaillai beaucoup, afin deréunir une provision d’études pour le reste de l’année, provisionque je renouvellerais à la prochaine visite du mari.

Je revis aussi René, renvoyé de Henri-IV. Ilallait à Louis-le-Grand. Je l’y cherchais tous les soirs, après laGrande-Chaumière. Nous nous fréquentions en cachette, car depuisson renvoi de Henri-IV, et surtout depuis Marthe, ses parents, quinaguère me considéraient comme un bon exemple, lui avaient défenduma compagnie.

René, pour qui l’amour, dans l’amour, semblaitun bagage encombrant, me plaisantait sur ma passion pour Marthe. Nepouvant supporter ses pointes, je lui dis lâchement que je n’avaispas de véritable amour. Son admiration pour moi, qui, ces dernierstemps, avait faibli, s’en accrut séance tenante.

Je commençais à m’endormir sur l’amour deMarthe. Ce qui me tourmentait le plus, c’était le jeûne infligé àmes sens. Mon énervement était celui d’un pianiste sans piano, d’unfumeur sans cigarettes.

René, qui se moquait de mon cœur, étaitpourtant épris d’une femme qu’il croyait aimer sans amour. Cegracieux animal, Espagnole blonde, se désarticulait si bien qu’ildevait sortir d’un cirque. René qui feignait la désinvolture étaitfort jaloux. Il me supplia, mi-riant, mi-pâlissant, de lui rendreun service bizarre. Ce service, pour qui connaît le collège, étaitl’idée type du collégien. Il désirait savoir si cette femme letromperait. Il s’agissait donc de lui faire des avances, pour serendre compte.

Ce service m’embarrassa. Ma timidité reprenaitle dessus. Mais pour rien au monde je n’aurais voulu paraîtretimide et, du reste, la dame vint me tirer d’embarras. Elle me fitdes avances si promptes que la timidité, qui empêche certaineschoses et oblige à d’autres, m’empêcha de respecter René et Marthe.Du moins espérais-je y trouver du plaisir, mais j’étais comme lefumeur habitué à une seule marque. Il ne me resta donc que leremords d’avoir trompé René, à qui je jurai que sa maîtresserepoussait toute avance.

Vis-à-vis de Marthe, je n’éprouvais aucunremords. Je m’y forçais. J’avais beau me dire que je ne luipardonnerais jamais si elle me trompait, je n’y pus rien. «&|160;Cen’est pas pareil&|160;», me donnai-je comme excuse avec laremarquable platitude que l’égoïsme apporte dans ses réponses. Demême, j’admettais fort bien de ne pas écrire à Marthe, mais, sielle ne m’avait pas écrit, j’y eusse vu qu’elle ne m’aimait pas.Pourtant, cette légère infidélité renforça mon amour.

*****

&|160;

Jacques ne comprenait rien à l’attitude de safemme. Marthe, plutôt bavarde, ne lui adressait pas la parole. S’illui demandait&|160;: «&|160;Qu’as-tu&|160;?&|160;» ellerépondait&|160;: «&|160;Rien.&|160;»

Mme&|160;Grangier eut différentesscènes avec le pauvre Jacques. Elle l’accusait de maladresse enverssa fille, se repentait de la lui avoir donnée. Elle attribuait àcette maladresse de Jacques le brusque changement survenu dans lecaractère de sa fille. Elle voulut la reprendre chez elle. Jacquess’inclina. Quelques jours après son arrivée, il accompagna Marthechez sa mère, qui, flattant ses moindres caprices, encourageaitsans se rendre compte son amour pour moi. Marthe était née danscette demeure. Chaque chose, disait-elle à Jacques, lui rappelaitle temps heureux où elle s’appartenait. Elle devait dormir dans sachambre de jeune fille. Jacques voulut que tout au moins on ydressât un lit pour lui. Il provoqua une crise de nerfs. Martherefusait de souiller cette chambre virginale.

M.&|160;Grangier trouvait ces pudeursabsurdes. Mme&|160;Grangier en profita pour dire à sonmari et à son gendre qu’ils ne comprenaient rien à la délicatesseféminine. Elle se sentait flattée que l’âme de sa fille appartîntsi peu à Jacques. Car tout ce que Marthe ôtait à son mari,Mme&|160;Grangier se l’attribuait, trouvant sesscrupules sublimes. Sublimes, ils l’étaient, mais pour moi.

Les jours où Marthe se prétendait le plusmalade, elle exigeait de sortir. Jacques savait bien que ce n’étaitpas pour le plaisir de l’accompagner. Marthe, ne pouvant confier àpersonne les lettres à mon adresse, les mettait elle-même à laposte.

Je me félicitai encore plus de mon silence,car, si j’avais pu lui écrire, en réponse au récit des torturesqu’elle infligeait, je fusse intervenu en faveur de la victime. Àcertains moments, je m’épouvantais du mal dont j’étaisl’auteur&|160;; à d’autres, je me disais que Marthe ne puniraitjamais assez Jacques du crime de me l’avoir prise vierge. Maiscomme rien ne nous rend moins «&|160;sentimental&|160;» que lapassion, j’étais, somme toute, ravi de ne pouvoir écrire etqu’ainsi Marthe continuât de désespérer Jacques.

Il repartit sans courage.

Tous mirent cette crise sur le compte de lasolitude énervante dans laquelle vivait Marthe. Car ses parents etson mari étaient les seuls à ignorer notre liaison, lespropriétaires n’osant rien apprendre à Jacques par respect pourl’uniforme. Mme&|160;Grangier se félicitait déjà deretrouver sa fille, et qu’elle vécût comme avant son mariage. Aussiles Grangier n’en revinrent-ils pas lorsque Marthe, le lendemain dudépart de Jacques, annonça qu’elle retournait à J…

Je l’y revis le jour même. D’abord, je lagrondai mollement d’avoir été si méchante. Mais quand je lus lapremière lettre de Jacques, je fus pris de panique. Il disaitcombien, s’il n’avait plus l’amour de Marthe, il lui serait facilede se faire tuer.

Je ne démêlai pas le «&|160;chantage&|160;».Je me vis responsable d’une mort, oubliant que je l’avaissouhaitée. Je devins encore plus incompréhensible et plus injuste.De quelque côté que nous nous tournions s’ouvrait une blessure.Marthe avait beau me répéter qu’il était moins inhumain de ne plusflatter l’espoir de Jacques, c’est moi qui l’obligeais de répondreavec douceur. C’est moi qui dictais à sa femme les seules lettrestendres qu’il en ait jamais reçues. Elle les écrivait en secabrant, en pleurant, mais je la menaçais de ne jamais revenir, sielle n’obéissait pas. Que Jacques me dût ses seules joies atténuaitmes remords.

Je vis combien son désir de suicide étaitsuperficiel, à l’espoir qui débordait de ses lettres, en réponseaux nôtres.

J’admirais mon attitude, vis-à-vis du pauvreJacques, alors que j’agissais par égoïsme et par crainte d’avoir uncrime sur la conscience.

*****

&|160;

Une période heureuse succéda au drame.Hélas&|160;! un sentiment de provisoire subsistait. Il tenait à monâge et à ma nature veule. Je n’avais de volonté pour rien, ni pourfuir Marthe qui peut-être m’oublierait, et retournerait au devoir,ni pour pousser Jacques dans la mort. Notre union était donc à lamerci de la paix, du retour définitif des troupes. Qu’il chasse safemme, elle me resterait. Qu’il la garde, je me sentais incapablede la lui reprendre de force. Notre bonheur était un château desable. Mais ici la marée n’étant pas à heure fixe, j’espéraisqu’elle monterait le plus tard possible.

Maintenant, c’est Jacques, charmé, quidéfendait Marthe contre sa mère, mécontente du retour à J… Ceretour, l’aigreur aidant, avait du reste éveillé chezMme&|160;Grangier quelques soupçons. Autre chose luiparaissait suspect&|160;: Marthe refusait d’avoir des domestiques,au grand scandale de sa famille, et, encore plus, de sabelle-famille. Mais que pouvaient parents et beaux-parents contreJacques devenu notre allié, grâce aux raisons que je lui donnaispar l’intermédiaire de Marthe.

C’est alors que J… ouvrit le feu sur elle.

Les propriétaires affectaient de ne plus luiparler. Personne ne la saluait. Seuls les fournisseurs étaientprofessionnellement tenus à moins de morgue. Aussi, Marthe, sentantquelquefois le besoin d’échanger des paroles, s’attardait dans lesboutiques. Lorsque j’étais chez elle, si elle s’absentait pouracheter du lait et des gâteaux, et qu’au bout de cinq minutes ellene fût pas de retour, l’imaginant sous un tramway, je courais àtoutes jambes jusque chez la crémière ou le pâtissier. Je l’ytrouvais causant avec eux. Fou de m’être laissé prendre à mesangoisses nerveuses, aussitôt dehors, je m’emportais. Je l’accusaisd’avoir des goûts vulgaires, de trouver un charme à la conversationdes fournisseurs. Ceux-ci, dont j’interrompais les propos, medétestaient.

L’étiquette des cours est assez simple, commetout ce qui est noble. Mais rien n’égale en énigmes le protocoledes petites gens. Leur folie des préséances se fonde, d’abord, surl’âge. Rien ne les choquerait plus que la révérence d’une vieilleduchesse à quelque jeune prince. On devine la haine du pâtissier,de la crémière, à voir un gamin interrompre leurs rapportsfamiliers avec Marthe. Ils lui eussent à elle trouvé mille excuses,à cause de ces conversations.

Les propriétaires avaient un fils devingt-deux ans. Il vint en permission. Marthe l’invita à prendre lethé.

Le soir, nous entendîmes des éclats devoix&|160;: on lui défendait de revoir la locataire. Habitué à ceque mon père ne mît son veto à aucun de mes actes, rien ne m’étonnaplus que l’obéissance du dadais.

Le lendemain, comme nous traversions lejardin, il bêchait. Sans doute était-ce un pensum. Un peu gêné,malgré tout, il détourna la tête pour ne pas avoir à direbonjour.

Ces escarmouches peinaient Marthe&|160;; assezintelligente et assez amoureuse pour se rendre compte que lebonheur ne réside pas dans la considération des voisins, elle étaitcomme ces poètes qui savent que la vraie poésie est chose«&|160;maudite&|160;», mais qui, malgré leur certitude, souffrentparfois de ne pas obtenir les suffrages qu’ils méprisent.

*****

&|160;

Les conseillers municipaux jouent toujours unrôle dans mes aventures. M.&|160;Marin qui habitait en dessous dechez Marthe, vieillard à barbe grise et de stature noble, était unancien conseiller municipal de J… Retiré dès avant la guerre, ilaimait servir la patrie, lorsque l’occasion se présentait à portéede sa main. Se contentant de désapprouver la politique communale,il vivait avec sa femme, ne recevant et ne rendant de visitesqu’aux approches de la nouvelle année.

Depuis quelques jours, un remue-ménage sefaisait au-dessous, d’autant plus distinct que nous entendions, denotre chambre, les moindres bruits du rez-de-chaussée. Destraiteurs vinrent. La bonne, aidée par celle du propriétaire,astiquait l’argenterie dans le jardin, ôtait le vert-de-gris dessuspensions de cuivre. Nous sûmes par la crémière qu’un raoutsurprise se préparait chez les Marin, sous un mystérieux prétexte.Mme&|160;Marin était allée inviter le maire et lesupplier de lui accorder huit litres de lait. Autoriserait-il aussila marchande à faire de la crème&|160;?

Les permis accordés, le jour venu (unvendredi), une quinzaine de notables parurent à l’heure dite avecleurs femmes, chacune fondatrice d’une société d’allaitementmaternel ou de secours aux blessés, dont elle était présidente, et,les autres, sociétaires. La maîtresse de cette maison, pour faire«&|160;genre&|160;», recevait devant la porte. Elle avait profitéde l’attraction mystérieuse pour transformer son raout enpique-nique. Toutes ces dames prêchaient l’économie et inventaientdes recettes. Aussi, leurs douceurs étaient-elles des gâteaux sansfarine, des crèmes au lichen, etc. Chaque nouvelle arrivante disaità Mme&|160;Marin&|160;: «&|160;Oh&|160;! ça ne paye pasde mine, mais je crois que ce sera bon tout de même.&|160;»

M.&|160;Marin, lui, profitait de ce raout pourpréparer sa «&|160;rentrée politique&|160;».

Or, la surprise, c’était Marthe et moi. Lacharitable indiscrétion d’un de mes camarades de chemin de fer, lefils d’un des notables, me l’apprit. Jugez de ma stupeur quand jesus que la distraction des Marin était de se tenir sous notrechambre vers la fin de l’après-midi et de surprendre noscaresses.

Sans doute y avaient-ils pris goût etvoulaient-ils publier leurs plaisirs. Bien entendu, les Marin, gensrespectables, mettaient ce dévergondage sur le compte de la morale.Ils voulaient faire partager leur révolte par tout ce que lacommune comptait de gens comme il faut.

Les invités étaient en place.Mme&|160;Marin me savait chez Marthe et avait dressé latable sous sa chambre. Elle piaffait. Elle eût voulu la canne durégisseur pour annoncer le spectacle. Grâce à l’indiscrétion dujeune homme, qui trahissait pour mystifier sa famille et, parsolidarité d’âge, nous gardâmes le silence. Je n’avais pas osé direà Marthe le motif du pique-nique. Je pensais au visage décomposé deMme&|160;Marin, les yeux sur les aiguilles de l’horloge,et à l’impatience de ses hôtes. Enfin, vers sept heures, lescouples se retirèrent bredouilles, traitant tout bas les Marind’imposteurs et le pauvre M.&|160;Marin, âgé de soixante-dix ans,d’arriviste. Ce futur conseiller vous promettait monts etmerveilles, et n’attendait même pas d’être élu pour manquer à sespromesses. En ce qui concernait Mme&|160;Marin, cesdames virent dans le raout un moyen avantageux pour elle de sefournir du dessert. Le maire, en personnage, avait paru justequelques minutes&|160;; ces quelques minutes et les huit litres delait firent chuchoter qu’il était du dernier bien avec la fille desMarin, institutrice à l’école. Le mariage deMlle&|160;Marin avait jadis fait scandale, paraissantpeu digne d’une institutrice, car elle avait épousé un sergent deville.

Je poussai la malice jusqu’à leur faireentendre ce qu’ils eussent souhaité faire entendre aux autres.Marthe s’étonna de cette tardive ardeur. Ne pouvant plus y tenir,et au risque de la chagriner, je lui dis quel était le but duraout. Nous en rîmes ensemble aux larmes.

Mme&|160;Marin, peut-êtreindulgente si j’eusse servi ses plans, ne nous pardonna pas sondésastre. Il lui donna de la haine. Mais elle ne pouvaitl’assouvir, ne disposant plus de moyens, et n’osant user de lettresanonymes.

*****

&|160;

Nous étions au mois de mai. Je rencontraismoins Marthe chez elle et n’y couchais que si je pouvais inventerchez moi un mensonge pour y rester le matin. Je l’inventais une oudeux fois la semaine. La perpétuelle réussite de mon mensonge mesurprenait. En réalité, mon père ne me croyait pas. Avec une folleindulgence il fermait les yeux, à la seule condition que ni mesfrères ni les domestiques ne l’apprissent. Il me suffisait donc dedire que je partais à cinq heures du matin, comme le jour de mapromenade à la forêt de Sénart. Mais ma mère ne préparait plus depanier.

Mon père supportait tout, puis, sanstransition, se cabrant, me reprochait ma paresse. Ces scènes sedéchaînaient et se calmaient vite, comme les vagues.

Rien n’absorbe plus que l’amour. On n’est pasparesseux, parce que, étant amoureux, on paresse. L’amour sentconfusément que son seul dérivatif réel est le travail. Aussi leconsidère-t-il comme un rival. Et il n’en supporte aucun. Maisl’amour est paresse bienfaisante, comme la molle pluie quiféconde.

Si la jeunesse est niaise, c’est faute d’avoirété paresseuse. Ce qui infirme nos systèmes d’éducation, c’estqu’ils s’adressent aux médiocres, à cause du nombre. Pour un espriten marche, la paresse n’existe pas. Je n’ai jamais plus appris quedans ces longues journées qui, pour un témoin, eussent semblévides, et où j’observais mon cœur novice comme un parvenu observeses gestes à table.

Quand je ne couchais pas chez Marthe,c’est-à-dire presque tous les jours, nous nous promenions aprèsdîner, le long de la Marne, jusqu’à onze heures. Je détachais lecanot de mon père. Marthe ramait&|160;; moi, étendu, j’appuyais matête sur ses genoux. Je la gênais. Soudain, un coup de rame mecognant, me rappelait que cette promenade ne durerait pas toute lavie.

L’amour veut faire partager sa béatitude.Ainsi, une maîtresse de nature assez froide devient caressante,nous embrasse dans le cou, invente mille agaceries, si nous sommesen train d’écrire une lettre. Je n’avais jamais tel désird’embrasser Marthe que lorsqu’un travail la distrayait demoi&|160;; jamais tant envie de toucher à ses cheveux, de ladécoiffer, que quand elle se coiffait. Dans le canot, je meprécipitais sur elle, la jonchant de baisers, pour qu’elle lâchâtses rames, et que le canot dérivât, prisonnier des herbes, desnénuphars blancs et jaunes. Elle y reconnaissait les signes d’unepassion incapable de se contenir, alors que me poussait surtout lamanie de déranger, si forte. Puis, nous amarrions le canot derrièreles hautes touffes. La crainte d’être visibles, ou de chavirer, merendait nos ébats mille fois plus voluptueux.

Aussi ne me plaignais-je point de l’hostilitédes propriétaires qui rendait ma présence chez Marthe trèsdifficile.

Ma prétendue idée fixe de la posséder comme nel’avait pu posséder Jacques, d’embrasser un coin de sa peau aprèslui avoir fait jurer que jamais d’autres lèvres que les miennes nes’y étaient mises, n’était que du libertinage. Mel’avouais-je&|160;? Tout amour comporte sa jeunesse, son âge mûr,sa vieillesse. Étais-je à ce dernier stade où déjà l’amour ne mesatisfaisait plus sans certaines recherches. Car si ma voluptés’appuyait sur l’habitude, elle s’avivait de ces mille riens, deces légères corrections infligées à l’habitude. Ainsi, n’est-ce pasd’abord dans l’augmentation des doses, qui vite deviendraientmortelles, qu’un intoxiqué trouve l’extase, mais dans le rythmequ’il invente, soit en changeant ses heures, soit en usant desupercheries pour dérouter l’organisme.

J’aimais tant cette rive gauche de la Marne,que je fréquentais l’autre, si différente, afin de pouvoircontempler celle que j’aimais. La rive droite est moins molle,consacrée aux maraîchers, aux cultivateurs, alors que la miennel’est aux oisifs. Nous attachions le canot à un arbre, allions nousétendre au milieu du blé. Le champ, sous la brise du soir,frissonnait. Notre égoïsme, dans sa cachette, oubliait lepréjudice, sacrifiant le blé au confort de notre amour, comme nousy sacrifiions Jacques.

*****

&|160;

Un parfum de provisoire excitait mes sens.D’avoir goûté à des joies plus brutales, plus ressemblantes àcelles qu’on éprouve sans amour avec la première venue, affadissaitles autres.

J’appréciais déjà le sommeil chaste, libre, lebien-être de se sentir seul dans un lit aux draps frais.J’alléguais des raisons de prudence pour ne plus passer de nuitschez Marthe. Elle admirait ma force de caractère. Je redoutaisaussi l’agacement que donne une certaine voix angélique des femmesqui s’éveillent et qui, comédiennes de race, semblent chaque matinsortir de l’au-delà.

Je me reprochais mes critiques, mes feintes,passant des journées à me demander si j’aimais Marthe plus ou moinsque naguère. Mon amour sophistiquait tout. De même que jetraduisais faussement les phrases de Marthe, croyant leur donner unsens plus profond, j’interprétais ses silences. Ai-je toujours eutort&|160;; un certain choc, qui ne se peut décrire, nous prévenantque nous avons touché juste. Mes jouissances, mes angoisses étaientplus fortes. Couché auprès d’elle, l’envie qui me prenait, d’uneseconde à l’autre, d’être couché seul, chez mes parents, me faisaitaugurer l’insupportable d’une vie commune. D’autre part, je nepouvais imaginer de vivre sans Marthe. Je commençais à connaître lechâtiment de l’adultère.

J’en voulais à Marthe d’avoir, avant notreamour, consenti à meubler la maison de Jacques à ma guise. Cesmeubles me devinrent odieux, que je n’avais pas choisis pour monplaisir, mais afin de déplaire à Jacques. Je m’en fatiguais, sansexcuses. Je regrettais de n’avoir pas laissé Marthe les choisirseule. Sans doute m’eussent-ils d’abord déplu, mais quel charme,ensuite, de m’y habituer, par amour pour elle. J’étais jaloux quele bénéfice de cette habitude revînt à Jacques.

Marthe me regardait avec de grands yeux naïfslorsque je lui disais amèrement&|160;: «&|160;J’espère que, quandnous vivrons ensemble, nous ne garderons pas ces meubles.&|160;»Elle respectait tout ce que je disais. Croyant que j’avais oubliéque ces meubles venaient de moi, elle n’osait me le rappeler. Ellese lamentait intérieurement de ma mauvaise mémoire.

*****

&|160;

Dans les premiers jours de juin, Marthe reçutune lettre de Jacques où, enfin, il ne l’entretenait pas que de sonamour. Il était malade. On l’évacuait à l’hôpital de Bourges. Je neme réjouissais pas de le savoir malade, mais qu’il eût quelquechose à dire me soulageait. Passant par J…, le lendemain ou lesurlendemain, il suppliait Marthe qu’elle guettât son train sur lequai de la gare. Marthe me montra cette lettre. Elle attendait unordre.

L’amour lui donnait une nature d’esclave.Aussi, en face d’une telle servitude préambulaire, avais-je du malà ordonner ou défendre. Selon moi, mon silence voulait dire que jeconsentais. Pouvais-je l’empêcher d’apercevoir son mari pendantquelques secondes&|160;? Elle garda le même silence. Donc, par uneespèce de convention tacite, je n’allai pas chez elle lelendemain.

Le surlendemain matin, un commissionnairem’apporta chez mes parents un mot qu’il ne devait remettre qu’àmoi. Il était de Marthe. Elle m’attendait au bord de l’eau. Elle mesuppliait de venir, si j’avais encore de l’amour pour elle.

Je courus jusqu’au banc sur lequel Marthem’attendait. Son bonjour, si peu en rapport avec le style de sonbillet, me glaça. Je crus son cœur changé.

Simplement, Marthe avait pris mon silence del’avant-veille pour un silence hostile. Elle n’avait pas imaginé lamoindre convention tacite. À des heures d’angoisse succédait legrief de me voir en vie, puisque seule la mort eût dû m’empêcher devenir hier. Ma stupeur ne pouvait se feindre. Je lui expliquai maréserve, mon respect pour ses devoirs envers Jacques malade. Elleme crut à demi. J’étais irrité. Je faillis, lui dire&|160;:«&|160;Pour une fois que je ne mens pas…&|160;» Nous pleurâmes.

Mais ces confuses parties d’échecs sontinterminables, épuisantes, si l’un des deux n’y met bon ordre. Ensomme, l’attitude de Marthe envers Jacques n’était pas flatteuse.Je l’embrassai, la berçai. «&|160;Le silence, dis-je, ne nousréussit pas.&|160;» Nous nous promîmes de ne rien nous celer de nospensées secrètes, moi la plaignant un peu de croire que c’est chosepossible.

À J…, Jacques avait cherché des yeux Marthe,puis le train passant devant leur maison, il avait vu les voletsouverts. Sa lettre la suppliait de le rassurer. Il lui demandait devenir à Bourges. «&|160;Il faut que tu partes&|160;», dis-je, defaçon que cette simple phrase ne sentît pas le reproche.

–&|160;J’irai, dit-elle, si tu m’accompagnes.C’était pousser trop loin l’inconscience. Mais ce qu’exprimaientd’amour ses paroles, ses actes les plus choquants, me conduisaitvite de la colère à la gratitude. Je me cabrai. Je me calmai. Jelui parlai doucement, ému par sa naïveté. Je la traitais comme unenfant qui demande la lune. Je lui représentai combien il étaitimmoral qu’elle se fit accompagner par moi. Que ma réponse ne fûtpas orageuse, comme celle d’un amant outragé, sa portée s’enaccrut. Pour la première fois, elle m’entendait prononcer le mot de«&|160;morale&|160;». Ce mot vint à merveille, car, si peuméchante, elle devait bien connaître des crises de doute, commemoi, sur la moralité de notre amour. Sans ce mot, elle eût pu mecroire amoral, étant fort bourgeoise, malgré sa révolte contre lesexcellents préjugés bourgeois. Mais, au contraire, puisque, pour lapremière fois, je la mettais en garde, c’était une preuve quejusqu’alors je considérais que nous n’avions rien fait de mal.

Marthe regrettait cette espèce de voyage denoces scabreux. Elle comprenait, maintenant, ce qu’il y avaitd’impossible.

–&|160;Du moins, dit-elle, permets-moi de nepas y aller.

Ce mot de «&|160;morale&|160;» prononcé à lalégère m’instituait son directeur de conscience. J’en usai commeces despotes qui se grisent d’un pouvoir nouveau. La puissance nese montre que si l’on en use avec injustice. Je répondis donc queje ne voyais aucun crime à ce qu’elle n’allât pas à Bourges. Je luitrouvai des motifs qui la persuadèrent&|160;: fatigue du voyage,proche convalescence de Jacques. Ces motifs l’innocentaient, sinonaux yeux de Jacques, du moins vis-à-vis de sa belle-famille. Àforce d’orienter Marthe dans un sens qui me convenait, je lafaçonnais peu à peu à mon image. C’est de quoi je m’accusais, et dedétruire sciemment notre bonheur. Qu’elle me ressemblât, et que cefût mon œuvre, me ravissait et me fâchait. J’y voyais une raison denotre entente. J’y discernais aussi la cause de désastres futurs.En effet, je lui avais peu à peu communiqué mon incertitude, qui,le jour des décisions, l’empêcherait d’en prendre aucune. Je lasentais comme moi les mains molles, espérant que la mer épargneraitle château de sable, tandis que les autres enfants s’empressent debâtir plus loin. Il arrive que cette ressemblance morale débordesur le physique. Regard, démarche&|160;: plusieurs fois, desétrangers nous prirent pour frère et sœur. C’est qu’il existe ennous des germes de ressemblance que développe l’amour. Un geste,une inflexion de voix, tôt ou tard, trahissent les amants les plusprudents.

Il faut admettre que si le cœur a ses raisonsque la raison ne connaît pas, c’est que celle-ci est moinsraisonnable que notre cœur. Sans doute, sommes-nous tous desNarcisse, aimant et détestant leur image, mais à qui toute autreest indifférente. C’est cet instinct de ressemblance qui nous mènedans la vie, nous criant «&|160;halte&|160;!&|160;» devant unpaysage, une femme, un poème. Nous pouvons en admirer d’autres,sans ressentir ce choc. L’instinct de ressemblance est la seuleligne de conduite qui ne soit pas artificielle. Mais dans lasociété, seuls les esprits grossiers sembleront ne point péchercontre la morale, poursuivant toujours le même type. Ainsi certainshommes s’acharnent sur les «&|160;blondes&|160;», ignorant quesouvent les ressemblances les plus profondes sont les plussecrètes.

*****

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Marthe, depuis quelques jours, semblaitdistraite, sans tristesse. Distraite, avec tristesse, j’aurais pum’expliquer sa préoccupation par l’approche du quinze juillet, dateà laquelle il lui faudrait rejoindre la famille de Jacques, etJacques en convalescence, sur une plage de la Manche. À son tour,Marthe se taisait, sursautant au bruit de ma voix. Elle supportaitl’insupportable&|160;: visites de famille, avanies, sous-entendusaigres de sa mère, bonhomme de son père, qui lui supposait unamant, sans y croire.

Pourquoi supportait-elle tout&|160;? Était-cela suite de mes leçons lui reprochant d’attacher trop d’importanceaux choses, de s’affecter des moindres&|160;? Elle paraissaitheureuse, mais d’un bonheur singulier, dont elle ressentait de lagêne, et qui m’était désagréable, puisque je ne le partageais pas.Moi qui trouvais enfantin que Marthe découvrît dans mon mutisme unepreuve d’indifférence, à mon tour, je l’accusais de ne plusm’aimer, parce qu’elle se taisait.

Marthe n’osait pas m’apprendre qu’elle étaitenceinte.

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J’eusse voulu paraître heureux de cettenouvelle. Mais d’abord elle me stupéfia. N’ayant jamais pensé queje pouvais devenir responsable de quoi que ce fût, je l’étais dupire. J’enrageais aussi de n’être pas assez homme pour trouver lachose simple. Marthe n’avait parlé que contrainte. Elle tremblaitque cet instant qui devait nous rapprocher nous séparât. Je mimaisi bien l’allégresse que ses craintes se dissipèrent. Elle gardaitles traces profondes de la morale bourgeoise, et cet enfantsignifiait pour elle que Dieu récompenserait notre amour, qu’il nepunissait aucun crime.

Alors que Marthe trouvait maintenant dans sagrossesse une raison pour que je ne la quittasse jamais, cettegrossesse me consterna. À notre âge, il me semblait impossible,injuste, que nous eussions un enfant qui entraverait notrejeunesse. Pour la première fois, je me rendais à des craintesd’ordre matériel&|160;: nous serions abandonnés de nosfamilles.

Aimant déjà cet enfant, c’est par amour que jele repoussais. Je ne me voulais pas responsable de son existencedramatique. J’eusse été moi-même incapable de la vivre.

L’instinct est notre guide&|160;; un guide quinous conduit à notre perte. Hier, Marthe redoutait que sa grossessenous éloignât l’un de l’autre. Aujourd’hui, qu’elle ne m’avaitjamais tant aimé, elle croyait que mon amour grandissait comme lesien. Moi, hier, repoussant cet enfant, je commençai aujourd’hui àl’aimer et j’ôtais de l’amour à Marthe, de même qu’au début denotre liaison mon cœur lui donnait ce qu’il retirait auxautres.

Maintenant, posant ma bouche sur le ventre deMarthe, ce n’était plus elle que j’embrassais, c’était mon enfant.Hélas&|160;! Marthe n’était plus ma maîtresse, mais une mère.

Je n’agissais plus jamais comme si nous étionsseuls. Il y avait toujours un témoin près de nous, à qui nousdevions rendre compte de nos actes. Je pardonnais mal ce brusquechangement dont je rendais Marthe seule responsable, et pourtant,je sentais que je lui aurais moins encore pardonné si elle m’avaitmenti. À certaines secondes, je croyais que Marthe mentait pourfaire durer un peu plus notre amour, mais que son fils n’était pasle mien.

Comme un malade qui recherche le calme, je nesavais de quel côté me tourner. Je sentais ne plus aimer la mêmeMarthe et que mon fils ne serait heureux qu’à la condition de secroire celui de Jacques. Certes, ce subterfuge me consternait. Ilfaudrait renoncer à Marthe. D’autre part, j’avais beau me trouverun homme, le fait actuel était trop grave pour que je merengorgeasse jusqu’à croire possible une aussi folle (jepensais&|160;: une aussi sage) existence.

*****

&|160;

Car, enfin, Jacques reviendrait. Après cettepériode extraordinaire, il retrouverait, comme tant d’autressoldats trompés à cause des circonstances exceptionnelles, uneépouse triste, docile, dont rien ne décèlerait l’inconduite. Maiscet enfant ne pouvait s’expliquer pour son mari que si ellesupportait son contact aux vacances. Ma lâcheté l’en supplia.

De toutes nos scènes, celle-ci ne fut ni lamoins étrange ni la moins pénible. Je m’étonnai du reste derencontrer si peu de lutte. J’en eus l’explication plus tard.Marthe n’osait m’avouer une victoire de Jacques à sa dernièrepermission et comptait, feignant de m’obéir, se refuser aucontraire à lui, à Granville, sous prétexte des malaises de sonétat. Tout cet échafaudage se compliquait de dates dont la faussecoïncidence, lors de l’accouchement, ne laisserait de doutes àpersonne. «&|160;Bah&|160;! me disais-je, nous avons du tempsdevant nous. Les parents de Marthe redouteront le scandale. Ilsl’emmèneront à la campagne et retarderont la nouvelle.&|160;»

La date du départ de Marthe approchait. Je nepouvais que bénéficier de cette absence. Ce serait un essai.J’espérais me guérir de Marthe. Si je n’y parvenais pas, si monamour était trop vert pour se détacher de lui-même, je savais bienque je retrouverais Marthe aussi fidèle.

Elle partit le douze juillet, à sept heures dumatin. Je restai à J… la nuit précédente. En y allant, je mepromettais de ne pas fermer l’œil de la nuit. Je ferais une telleprovision de caresses, que je n’aurais plus besoin de Marthe pourle reste de mes jours.

Un quart d’heure après m’être couché, jem’endormis.

En général, la présence de Marthe troublaitmon sommeil. Pour la première fois, à côté d’elle, je dormis aussibien que si j’eusse été seul.

À mon réveil, elle était déjà debout. Ellen’avait pas osé me réveiller. Il ne me restait plus qu’unedemi-heure avant le train. J’enrageais d’avoir laissé perdre par lesommeil les dernières heures que nous avions à passer ensemble.Elle pleurait aussi de partir. Pourtant, j’eusse voulu employer lesdernières minutes à autre chose qu’à boire nos larmes.

Marthe me laissait sa clef, me demandant devenir, de penser à nous, et de lui écrire sur sa table.

Je m’étais juré de ne pas l’accompagnerjusqu’à Paris. Mais, je ne pouvais vaincre mon désir de ses lèvreset, comme je souhaitais lâchement l’aimer moins, je mettais cedésir sur le compte du départ, de cette «&|160;dernière fois&|160;»si fausse, puisque je sentais bien qu’il n’y aurait de dernièrefois sans qu’elle le voulût.

À la gare Montparnasse, où elle devaitrejoindre ses beaux-parents, je l’embrassai sans retenue. Jecherchais encore mon excuse dans le fait que, sa belle-famillesurgissant, il se produirait un drame décisif.

Revenu à F…, accoutumé à n’y vivre qu’enattendant de me rendre chez Marthe, je tâchai de me distraire. Jebêchai le jardin, j’essayai de lire, je jouai à cache-cache avecmes sœurs, ce qui ne m’était pas arrivé depuis cinq ans. Le soir,pour ne pas éveiller de soupçons, il fallut que j’allasse mepromener. D’habitude, jusqu’à la Marne, la route m’était légère. Cesoir-là, je me traînai, les cailloux me tordant le pied etprécipitant mes battements de cœur. Étendu dans la barque, jesouhaitai la mort, pour la première fois. Mais aussi incapable demourir que de vivre, je comptais sur un assassin charitable. Jeregrettais qu’on ne pût mourir d’ennui, ni de peine. Peu à peu, matête se vidait, avec un bruit de baignoire. Une dernière succion,plus longue, la tête est vide. Je m’endormis.

Le froid d’une aube de juillet me réveilla. Jerentrai, transi, chez nous. La maison était grande ouverte. Dansl’antichambre mon père me reçut avec dureté. Ma mère avait été unpeu malade&|160;: on avait envoyé la femme de chambre me réveillerpour que j’allasse chercher le docteur. Mon absence était doncofficielle.

Je supportai la scène en admirant ladélicatesse instinctive du bon juge qui, entre mille actionsd’aspect blâmable, choisit la seule innocente pour permettre aucriminel de se justifier. Je ne me justifiai d’ailleurs pas,c’était trop difficile. Je laissai croire à mon père que je rentraide J… et, lorsqu’il m’interdit de sortir après le dîner, je leremerciai à part moi d’être encore mon complice et de me fournirune excuse pour ne plus traîner seul dehors.

J’attendais le facteur. C’était ma vie.J’étais incapable du moindre effort pour oublier.

Marthe m’avait donné un coupe-papier, exigeantque je ne m’en servisse que pour ouvrir ses lettres. Pouvais-jem’en servir&|160;? J’avais trop de hâte. Je déchirais lesenveloppes. Chaque fois, honteux, je me promettais de garder lalettre un quart d’heure, intacte. J’espérais, par cette méthode,pouvoir à la longue reprendre de l’empire sur moi-même, garder leslettres fermées dans ma poche. Je remettais toujours ce régime aulendemain.

Un jour, impatienté par ma faiblesse, et dansun mouvement de rage, je déchirai une lettre sans la lire. Dès queles morceaux de papier eurent jonché le jardin, je me précipitai, àquatre pattes. La lettre contenait une photographie de Marthe. Moisi superstitieux et qui interprétais les faits les plus minces dansun sens tragique, j’avais déchiré ce visage. J’y vis unavertissement du ciel. Mes transes ne se calmèrent qu’après avoirpassé quatre heures à recoller la lettre et le portrait. Jamais jen’avais fourni un tel effort. La crainte qu’il arrivât malheur àMarthe me soutint pendant ce travail absurde qui me brouillait lesyeux et les nerfs.

Un spécialiste avait recommandé les bains demer à Marthe. Tout en m’accusant de méchanceté, je les luidéfendis, ne voulant pas que d’autres que moi pussent voir soncorps.

Du reste, puisque de toute manière Marthedevait passer un mois à Granville, je me félicitais de la présencede Jacques. Je me rappelais sa photographie en blanc que Marthem’avait montrée le jour des meubles. Rien ne me faisait plus peurque les jeunes hommes, sur la plage. D’avance, je les jugeais plusbeaux, plus forts, plus élégants que moi.

Son mari la protégerait contre eux.

À certaines minutes de tendresse, comme univrogne qui embrasse tout le monde, je rêvassais d’écrire àJacques, de lui avouer que j’étais l’amant de Marthe, et,m’autorisant de ce titre, de la lui recommander. Parfois, j’enviaisMarthe, adorée par Jacques et par moi. Ne devions-nous pas chercherensemble à faire son bonheur&|160;? Dans ces crises, je me sentaisamant complaisant. J’eusse voulu connaître Jacques, lui expliquerles choses, et pourquoi nous ne devions pas être jaloux l’un del’autre. Puis, tout à coup, la haine redressait cette pentedouce.

*****

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Dans chaque lettre, Marthe me demandaitd’aller chez elle. Son insistance me rappelait celle d’une de mestantes fort dévote, me reprochant de ne jamais aller sur la tombede ma grand-mère. Je n’ai pas l’instinct du pèlerinage. Ces devoirsennuyeux localisent la mort, l’amour.

Ne peut-on penser à une morte, ou à samaîtresse absente, ailleurs qu’en un cimetière, ou dans certainechambre. Je n’essayais pas de l’expliquer à Marthe et lui racontaisque je me rendais chez elle&|160;; de même, à ma tante, que j’étaisallé au cimetière. Pourtant, je devais aller chez Marthe&|160;;mais dans de singulières circonstances.

Je rencontrai un jour sur le réseau cettejeune fille suédoise à laquelle ses correspondants défendaient devoir Marthe. Mon isolement me fit prendre goût aux enfantillages decette petite personne. Je lui proposai de venir goûter à J… encachette, le lendemain. Je lui cachai l’absence de Marthe, pourqu’elle ne s’effarouchât pas, et ajoutai même combien elle seraitheureuse de la revoir. J’affirme que je ne savais au juste ce queje comptais faire. J’agissais comme ces enfants qui, liantconnaissance, cherchent à s’étonner entre eux. Je ne résistais pasà voir surprise ou colère sur la figure d’ange de Svéa, quand jeserais tenu de lui apprendre l’absence de Marthe.

Oui, c’était sans doute ce plaisir puérild’étonner, parce que je ne trouvais rien à lui dire de surprenant,tandis qu’elle bénéficiait d’une sorte d’exotisme et me surprenaità chaque phrase. Rien de plus délicieux que cette soudaine intimitéentre personnes qui se comprennent mal. Elle portait au cou unepetite croix d’or, émaillée de bleu, qui pendait sur une robe assezlaide que je réinventais à mon goût. Une véritable poupée vivante.Je sentais croître mon désir de renouveler ce tête-à-tête ailleursqu’en un wagon.

Ce qui gâtait un peu son air de couventine,c’était l’allure d’une élève de l’école Pigier, où d’ailleurs elleétudiait une heure par jour, sans grand profit, le français et lamachine à écrire. Elle me montra ses devoirs dactylographiés.Chaque lettre était une faute, corrigée en marge par le professeur.Elle sortit d’un sac à main affreux, évidemment son couvre, un étuià cigarettes orné d’une couronne comtale. Elle m’offrit unecigarette. Elle ne fumait pas, mais portait toujours cet étui,parce que ses amies fumaient. Elle me parlait de coutumes suédoisesque je feignais de connaître&|160;: nuit de la Saint-Jean,confitures de myrtilles. Ensuite, elle tira de son sac unephotographie de sa sœur jumelle, envoyée de Suède la veille&|160;:à cheval, toute nue, avec sur la tête un chapeau haut de forme deleur grand-père. Je devins écarlate. Sa sœur lui ressemblaittellement que je la soupçonnais de rire de moi, et de montrer sapropre image. Je me mordais les lèvres, pour calmer leur envied’embrasser cette espiègle naïve. Je dus avoir une expression bienbestiale, car je la vis peureuse, cherchant des yeux le signald’alarme.

Le lendemain, elle arriva chez Marthe à quatreheures. Je lui dis que Marthe était à Paris mais rentrerait vite.J’ajoutai&|160;: «&|160;Elle m’a défendu de vous laisser partiravant son retour.&|160;» Je comptais ne lui avouer mon stratagèmeque trop tard.

Heureusement, elle était gourmande. Magourmandise à moi prenait une forme inédite. Je n’avais aucune faimpour la tarte, la glace à la framboise, mais souhaitais être tarteet glace dont elle approchât la bouche. Je faisais avec la miennedes grimaces involontaires.

Ce n’est pas par vice que je convoitais Svéa,mais par gourmandise. Ses joues m’eussent suffi, à défaut de seslèvres.

Je parlais en prononçant chaque syllabe pourqu’elle comprît bien. Excité par cette amusante dînette, jem’énervais, moi toujours silencieux, de ne pouvoir parler vite.J’éprouvais un besoin de bavardage, de confidences enfantines.J’approchais mon oreille de sa bouche. Je buvais ses petitesparoles.

Je l’avais contrainte à prendre une liqueur.Après, j’eus pitié d’elle comme d’un oiseau qu’on grise.

J’espérais que sa griserie servirait mesdesseins, car peu m’importait qu’elle me donnât ses lèvres de boncœur ou non. Je pensai à l’inconvenance de cette scène chez Marthe,mais, me répétai-je, en somme, je ne retire rien à notre amour. Jedésirais Svéa comme un fruit, ce dont une maîtresse ne peut êtrejalouse.

Je tenais sa main dans mes mains quim’apparurent pataudes. J’aurais voulu la déshabiller, la bercer.Elle s’étendit sur le divan. Je me levai, me penchai à l’endroit oùcommençaient ses cheveux, duvet encore. Je ne concluais pas de sonsilence que mes baisers lui fissent plaisir&|160;; mais, incapablede s’indigner, elle ne trouvait aucune façon polie de me repousseren français. Je mordillais ses joues, m’attendant à ce qu’un jussucré jaillisse, comme des pêches.

Enfin, j’embrassai sa bouche. Elle subissaitmes caresses, patiente victime, fermant cette bouche et les yeux.Son seul geste de refus consistait à remuer faiblement la tête dedroite à gauche, et de gauche à droite. Je ne me méprenais pas,mais ma bouche y trouvait l’illusion d’une réponse. Je restaisauprès d’elle comme je n’avais jamais été auprès de Marthe. Cetterésistance qui n’en était pas une flattait mon audace et maparesse. J’étais assez naïf pour croire qu’il en irait de mêmeensuite et que je bénéficierais d’un viol facile.

Je n’avais jamais déshabillé de femmes&|160;;j’avais plutôt été déshabillé par elles. Aussi je m’y prismaladroitement, commençant par ôter ses souliers et ses bas. Jebaisais ses pieds et ses jambes. Mais quand je voulus dégrafer soncorsage, Svéa se débattit comme un petit diable qui ne veut pasaller se coucher et qu’on dévêt de force. Elle me rouait de coupsde pied. J’attrapais ses pieds au vol, je les emprisonnais, lesbaisais. Enfin, la satiété arriva, comme la gourmandise s’arrêteaprès trop de crème et de friandises. Il fallut bien que je luiapprisse ma supercherie, et que Marthe était en voyage. Je lui fispromettre, si elle rencontrait Marthe, de ne jamais lui raconternotre entrevue. Je ne lui avouai pas que j’étais son amant, mais lelui laissai entendre. Le plaisir du mystère lui fit répondre«&|160;à demain&|160;» quand, rassasié d’elle, je lui demandai parpolitesse si nous nous reverrions un jour.

Je ne retournai pas chez Marthe. Et peut-êtreSvéa ne vint-elle pas sonner à la porte close. Je sentais combienblâmable pour la morale courante était ma conduite. Car sans doutesont-ce les circonstances qui m’avaient fait paraître Svéa siprécieuse. Ailleurs que dans la chambre de Marthe, l’eussé-jedésirée&|160;?

Mais je n’avais pas de remords. Et ce n’estpas en pensant à Marthe que je délaissai la petite Suédoise, maisparce que j’avais tiré d’elle tout le sucre.

Quelques jours après, je reçus une lettre deMarthe. Elle en contenait une de son propriétaire, lui disant quesa maison n’était pas une maison de rendez-vous, quel usage jefaisais de la clef de son appartement, où j’avais emmené une femme.J’ai une preuve de ta traîtrise, ajoutait Marthe. Elle ne mereverrait jamais. Sans doute souffrirait-elle, mais elle préféraitsouffrir que d’être dupe.

Je savais ces menaces anodines, et qu’ilsuffirait d’un mensonge, ou même au besoin de la vérité, pour lesanéantir. Mais il me vexait que, dans une lettre de rupture, Marthene me parlât pas de suicide. Je l’accusai de froideur. Je trouvaisa lettre indigne d’une explication. Car moi, dans une situationanalogue, sans penser au suicide, j’aurais cru, par convenance, endevoir menacer Marthe. Trace indélébile de l’âge et ducollège&|160;: je croyais certains mensonges commandés par le codepassionnel.

Une besogne neuve, dans mon apprentissage del’amour, se présentait&|160;: m’innocenter vis-à-vis de Marthe, etl’accuser d’avoir moins de confiance en moi qu’en son propriétaire.Je lui expliquai combien habile était cette manœuvre de la coterieMarin. En effet, Svéa était venue la voir un jour où j’écrivaischez elle, et si j’avais ouvert c’est parce que, ayant aperçu lajeune fille par la fenêtre, et sachant qu’on l’éloignait de Marthe,je ne voulais pas lui laisser croire que Marthe lui tenait rigueurde cette pénible séparation. Sans doute, venait-elle en cachette etau prix de difficultés sans nombre.

Ainsi pouvais-je annoncer à Marthe que le cœurde Svéa lui demeurait intact. Et je terminais en exprimant leréconfort d’avoir pu parler de Marthe, chez elle, avec sa plusintime compagne.

Cette alerte me fît maudire l’amour qui nousforce à rendre compte de nos actes, alors que j’eusse tant aimén’en jamais rendre compte, à moi pas plus qu’aux autres.

Il faut pourtant, me disais-je, que l’amouroffre de grands avantages puisque tous les hommes remettent leurliberté entre ses mains. Je souhaitais d’être vite assez fort pourme passer d’amour et, ainsi, n’avoir à sacrifier aucun de mesdésirs. J’ignorais que servitude pour servitude, il vaut encoremieux être asservi par son cœur que l’esclave de ses sens.

Comme l’abeille butine et enrichit la ruche detous ses désirs qui le prennent dans la rue –, un amoureux enrichitson amour. Il en fait bénéficier sa maîtresse. Je n’avais pasencore découvert cette discipline qui donne aux natures infidèles,la fidélité. Qu’un homme convoite une fille et reporte cettechaleur sur la femme qu’il aime, son désir plus vif parce queinsatisfait laissera croire à cette femme qu’elle n’a jamais étémieux aimée. On la trompe, mais la morale, selon les gens, estsauve. À de tels calculs, commence le libertinage. Qu’on necondamne donc pas trop vite certains hommes capables de tromperleur maîtresse au plus fort de leur amour&|160;; qu’on ne lesaccuse pas d’être frivoles. Ils répugnent à ce subterfuge et nesongent même pas à confondre leur bonheur et leurs plaisirs.

Marthe attendait que je me disculpasse. Elleme supplia de lui pardonner ses reproches. Je le fis, non sansfaçons. Elle écrivit au propriétaire, le priant ironiquementd’admettre qu’en son absence j’ouvrisse à une de ses amies.

*****

&|160;

Quand Marthe revint, aux derniers joursd’août, elle n’habita pas J… mais la maison de ses parents, quiprolongeaient leur villégiature. Ce nouveau décor où Marthe avaittoujours vécu me servit d’aphrodisiaque. La fatigue sensuelle, ledésir secret du sommeil solitaire, disparurent. Je ne passai aucunenuit chez mes parents. Je flambais, je me hâtais, comme les gensqui doivent mourir jeunes et qui mettent les bouchées doubles. Jevoulais profiter de Marthe avant que l’abîmât sa maternité.

Cette chambre de jeune fille, où elle avaitrefusé la présence de Jacques, était notre chambre. Au-dessus deson lit étroit, j’aimais que mes yeux la rencontrassent en premièrecommuniante. Je l’obligeais à regarder fixement une autre imaged’elle, bébé, pour que notre enfant lui ressemblât. Je rôdais,ravi, dans cette maison qui l’avait vue naître et s’épanouir. Dansune chambre de débarras, je touchais son berceau, dont je voulaisqu’il servît encore, et je lui faisais sortir ses brassières, sespetites culottes, reliques des Grangier.

Je ne regrettais pas l’appartement de J…, oùles meubles n’avaient pas le charme du plus laid mobilier desfamilles. Ils ne pouvaient rien m’apprendre. Au contraire, ici, meparlaient de Marthe tous ces meubles auxquels, petite, elle avaitdû se cogner la tête. Et puis, nous vivions seuls, sans conseillermunicipal, sans propriétaire. Nous ne nous gênions pas plus que dessauvages, nous promenant presque nus dans le jardin, véritable îledéserte. Nous nous couchions sur la pelouse, nous goûtions sous unetonnelle d’aristoloche, de chèvrefeuille, de vigne vierge. Bouche àbouche, nous nous disputions les prunes que je ramassais, toutesblessées, tièdes de soleil. Mon père n’avait jamais pu obtenir queje m’occupasse de mon jardin, comme mes frères, mais je soignaiscelui de Marthe. Je ratissais, j’arrachais les mauvaises herbes. Ausoir d’une journée chaude, je ressentais le même orgueil d’homme,si enivrant, à étancher la soif de la terre, des fleurssuppliantes, qu’à satisfaire le désir d’une femme. J’avais toujourstrouvé la bonté un peu niaise&|160;: je comprenais toute sa force.Les fleurs s’épanouissant grâce à mes soins, les poules dormant àl’ombre après que je leur avais jeté des graines&|160;: que debonté&|160;? – Que d’égoïsme&|160;! Des fleurs mortes, des poulesmaigres eussent mis de la tristesse dans notre île d’amour. Eau etgraines venant de moi s’adressaient plus à moi qu’aux fleurs etqu’aux poules.

Dans ce renouveau du cœur, j’oubliais ou jeméprisais mes récentes découvertes. Je prenais le libertinageprovoqué par le contact avec cette maison de famille pour la fin dulibertinage. Aussi, cette dernière semaine d’août et ce mois deseptembre furent-ils ma seule époque de vrai bonheur. Je netrichais, ni ne me blessais, ni ne blessais Marthe. Je ne voyaisplus d’obstacles. J’envisageais à seize ans un genre de vie qu’onsouhaite à l’âge mûr. Nous vivrions, à la campagne&|160;; nous yresterions éternellement jeunes.

Étendu contre elle sur la pelouse, caressantsa figure avec un brin d’herbe, j’expliquais lentement, posément, àMarthe, quelle serait notre vie. Marthe, depuis son retour,cherchait un appartement pour nous à Paris. Ses yeux semouillèrent, quand je lui déclarai que je désirais vivre à lacampagne&|160;: «&|160;Je n’aurais jamais osé te l’offrir, medit-elle. Je croyais que tu t’ennuierais, seul avec moi, que tuavais besoin de la ville. – Comme tu me connais mal&|160;»,répondais-je. J’aurais voulu habiter près de Mandres, où nousétions allés nous promener un jour, et où on cultive les roses.Depuis, quand par hasard, ayant dîné à Paris avec Marthe, nousreprenions le dernier train, j’avais respiré ces roses. Dans lacour de la gare, les manœuvres déchargent d’immenses caisses quiembaument. J’avais, toute mon enfance, entendu parler de cemystérieux train des roses qui passe à une heure où les enfantsdorment.

Marthe disait&|160;: «&|160;Les roses n’ontqu’une saison. Après, ne crains-tu pas de trouver Mandreslaide&|160;? N’est-il pas sage de choisir un lieu moins beau, maisd’un charme plus égal&|160;?&|160;»

Je me reconnaissais bien là. L’envie de jouirpendant deux mois des roses me faisait oublier les dix autres mois,et le fait de choisir Mandres m’apportait encore une preuve de lanature éphémère de notre amour.

Souvent, ne dînant pas à F… sous prétexte depromenades ou d’invitations, je restais avec Marthe.

Un après-midi, je trouvai auprès d’elle unjeune homme en uniforme d’aviateur. C’était son cousin. Marthe, queje ne tutoyais pas, se leva et vint m’embrasser dans le cou. Soncousin sourit de ma gêne. «&|160;Devant Paul, rien à craindre, monchéri, dit-elle. Je lui ai tout raconté.&|160;» J’étais gêné, maisenchanté que Marthe eût avoué à son cousin qu’elle m’aimait. Cegarçon, charmant et superficiel, et qui ne songeait qu’à ce que sonuniforme ne fût pas réglementaire, parut ravi de cet amour. Il yvoyait une bonne farce faite à Jacques qu’il méprisait pour n’êtreni aviateur ni habitué des bars.

Paul évoquait toutes les parties d’enfancedont ce jardin avait été le théâtre. Je questionnais, avide decette conversation qui me montrait Marthe sous un jour inattendu.En même temps, je ressentais de la tristesse. Car j’étais trop prèsde l’enfance pour en oublier les jeux inconnus des parents, soitque les grandes personnes ne gardent aucune mémoire de ces jeux,soit qu’elles les envisagent comme un mal inévitable. J’étaisjaloux du passé de Marthe.

Comme nous racontions à Paul, en riant, lahaine du propriétaire, et le raout des Marin, il nous proposa, misen verve, sa garçonnière de Paris.

Je remarquai que Marthe n’osa pas lui avouerque nous avions projet de vivre ensemble. On sentait qu’ilencourageait notre amour, en tant que divertissement, mais qu’ilhurlerait avec les loups le jour d’un scandale.

Marthe se levait de table et servait. Lesdomestiques avaient suivi Mme&|160;Grangier à lacampagne, car, toujours par prudence, Marthe prétendait n’aimervivre que comme Robinson. Ses parents, croyant leur filleromanesque, et que les romanesques sont pareils aux fous qu’il nefaut pas contredire, la laissaient seule.

Nous restâmes longtemps à table. Paul montaitles meilleures bouteilles. Nous étions gais, d’une gaieté que nousregretterions sans doute, car Paul agissait en confident d’unadultère quelconque. Il raillait Jacques. En me taisant, je risquaide lui faire sentir son manque de tact&|160;; je préférai mejoindre au jeu plutôt qu’humilier ce cousin facile.

Lorsque nous regardâmes l’heure, le derniertrain pour Paris était passé. Marthe proposa un lit. Paul accepta.Je regardai Marthe d’un tel œil, qu’elle ajouta&|160;: «&|160;Bienentendu, mon chéri, tu restes.&|160;» J’eus l’illusion d’être chezmoi, époux de Marthe, et de recevoir un cousin de ma femme,lorsque, sur le seuil de notre chambre, Paul nous dit bonsoir,embrassant sa cousine sur les joues le plus naturellement dumonde.

*****

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À la fin de septembre, je sentis bien quequitter cette maison c’était quitter le bonheur. Encore quelquesmois de grâce, et il nous faudrait choisir, vivre dans le mensongeou dans la vérité, pas plus à l’aise ici que là. Comme il importaitque Marthe ne fût pas abandonnée de ses parents, avant la naissancede notre enfant, j’osai enfin m’enquérir si elle avait prévenuMme&|160;Grangier de sa grossesse. Elle me dit que oui,et qu’elle avait prévenu Jacques. J’eus donc une occasion deconstater qu’elle me mentait parfois, car, au mois de mai, après leséjour de Jacques, elle m’avait juré qu’il ne l’avait pasapprochée.

*****

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La nuit descendait de plus en plus tôt&|160;;et la fraîcheur des soirs empêchait nos promenades. Il nous étaitdifficile de nous voir à J… Pour qu’un scandale n’éclatât pas, ilnous fallait prendre des précautions de voleurs, guetter dans larue l’absence des Marin et du propriétaire.

La tristesse de ce mois d’octobre, de cessoirées fraîches, mais pas assez froides pour permettre du feu,nous conseillait le lit dès cinq heures. Chez mes parents, secoucher le jour signifiait&|160;: être malade, ce lit de cinqheures me charmait. Je n’imaginais pas que d’autres y fussent.J’étais seul avec Marthe, couché, arrêté, au milieu d’un mondeactif. Marthe nue, j’osais à peine la regarder. Suis-je doncmonstrueux&|160;? Je ressentais des remords du plus noble emploi del’homme. D’avoir abîmé la grâce de Marthe, de voir son ventresaillir, je me considérais comme un vandale. Au début de notreamour, quand je la mordais, ne me disait-elle pas&|160;:«&|160;Marque-moi&|160;»&|160;? Ne l’avais-je pas marquée de lapire façon&|160;?

Maintenant Marthe ne m’était pas seulement laplus aimée, ce qui ne veut pas dire la mieux aimée des maîtresses,mais elle me tenait lieu de tout. Je ne pensais même pas à mesamis&|160;; je les redoutais, au contraire, sachant qu’ils croientnous rendre service en nous détournant de notre route.Heureusement, ils jugent nos maîtresses insupportables et indignesde nous. C’est notre seule sauvegarde. Lorsqu’il n’en va plusainsi, elles risquent de devenir les leurs.

*****

&|160;

Mon père commençait à s’effrayer. Mais ayanttoujours pris ma défense contre sa sœur et ma mère, il ne voulaitpas avoir l’air de se rétracter, et c’est sans rien leur en direqu’il se ralliait à elles. Avec moi, il se déclarait prêt à toutpour me séparer de Marthe. Il préviendrait ses parents, son mari…Le lendemain, il me laissait libre.

Je devinais ses faiblesses. J’en profitais.J’osais répondre. Je l’accablais dans le même sens que ma mère etma tante, lui reprochant de mettre trop tard en œuvre son autorité.N’avait-il pas voulu que je connusse Marthe&|160;? Il s’accablait àson tour. Une atmosphère tragique circulait dans la maison. Quelexemple pour mes deux frères&|160;! Mon père prévoyait déjà ne rienpouvoir leur répondre un jour, lorsqu’ils justifieraient leurindiscipline par la mienne.

Jusqu’alors, il croyait à une amourette, mais,de nouveau, ma mère surprit une correspondance. Elle lui portatriomphalement ces pièces de son procès. Marthe parlait de notreavenir et de notre enfant&|160;!

Ma mère me considérait trop encore comme unbébé, pour me devoir raisonnablement un petit-fils ou unepetite-fille. Il lui apparaissait impossible d’être grand-mère àson âge. Au fond, c’était pour elle la meilleure preuve que cetenfant n’était pas le mien.

L’honnêteté peut rejoindre les sentiments lesplus vifs. Ma mère, avec sa profonde honnêteté, ne pouvait admettrequ’une femme trompât son mari. Cet acte lui représentait un teldévergondage qu’il ne pouvait s’agir d’amour. Que je fusse l’amantde Marthe signifiait pour ma mère qu’elle en avait d’autres. Monpère savait combien faux peut être un tel raisonnement, maisl’utilisait pour jeter un trouble dans mon âme, et diminuer Marthe.Il me laissa entendre que j’étais le seul à ne pas«&|160;savoir&|160;». Je répliquai qu’on la calomniait de la sorteà cause de son amour pour moi. Mon père, qui ne voulait pas que jebénéficiasse de ces bruits, me certifia qu’ils précédaient notreliaison, et même son mariage.

Après avoir conservé à notre maison une façadedigne, il perdait toute retenue, et, quand je n’étais pas rentrédepuis plusieurs jours, envoyait la femme de chambre chez Marthe,avec un mot à mon adresse, m’ordonnant de rentrer d’urgence&|160;;sinon il déclarerait ma fuite à la préfecture de police etpoursuivrait Mme&|160;L. pour détournement demineur.

Marthe sauvegardait les apparences, prenait unair surpris, disait à la femme de chambre qu’elle me remettraitl’enveloppe à ma première visite. Je rentrais un peu plus tard,maudissant mon âge. Il m’empêchait de m’appartenir. Mon pèren’ouvrait pas la bouche, ni ma mère. Je fouillais le code sanstrouver les articles de loi concernant les mineurs. Avec uneremarquable inconscience, je ne croyais pas que ma conduite me pûtmener en maison de correction. Enfin, après avoir épuisé vainementle code, j’en revins au grand Larousse, où je relus dix foisl’article&|160;: «&|160;Mineur&|160;», sans découvrir rien qui nousconcernât.

Le lendemain, mon père me laissait libreencore.

Pour ceux qui rechercheraient les mobiles deson étrange conduite, je les résume en trois lignes&|160;: il melaissait agir à ma guise. Puis, il en avait honte. Il menaçait,plus furieux contre lui que contre moi. Ensuite, la honte de s’êtremis en colère le poussait à lâcher les brides.

Mme&|160;Grangier, elle, avait étémise en éveil, à son retour de la campagne, par les insidieusesquestions des voisins. Feignant de croire que j’étais un frère deJacques, ils lui apprenaient notre vie commune. Comme, d’autrepart, Marthe ne pouvait se retenir de prononcer mon nom à propos derien, de rapporter quelque chose que j’avais fait ou dit, sa mèrene resta pas longtemps dans le doute sur la personnalité du frèrede Jacques.

Elle pardonnait encore, certaine que l’enfant,qu’elle croyait de Jacques, mettrait un terme à l’aventure. Elle neraconta rien à M.&|160;Grangier, par crainte d’un éclat. Mais ellemettait cette discrétion sur le compte d’une grandeur d’âme dont ilimportait d’avertir Marthe pour qu’elle lui en sût gré. Afin deprouver à sa fille qu’elle savait tout, elle la harcelait sanscesse, parlait par sous-entendus, et si maladroitement queM.&|160;Grangier, seul avec sa femme, la priait de ménager leurpauvre petite, innocente, à qui ces continuelles suppositionsfiniraient par tourner la tête. À quoi Mme&|160;Grangierrépondait quelquefois par un simple sourire, de façon à lui laisserentendre que leur fille avait avoué.

Cette attitude, et son attitude précédente,lors du premier séjour de Jacques, m’incitent à croire queMme&|160;Grangier, eût-elle désapprouvé complètement safille, pour l’unique satisfaction de donner tort à son mari et àson gendre, lui aurait, devant eux, donné raison. Au fond,Mme&|160;Grangier admirait Marthe de tromper son mari,ce qu’elle-même n’avait jamais osé faire, soit par scrupules, soitpar manque d’occasion. Sa fille la vengeait d’avoir été,croyait-elle, incomprise. Niaisement idéaliste, elle se bornait àlui en vouloir d’aimer un garçon aussi jeune que moi, et moins apteque n’importe qui à comprendre la «&|160;délicatesseféminine&|160;».

Les Lacombe, que Marthe visitait de moins enmoins, ne pouvaient, habitant Paris, rien soupçonner. Simplement,Marthe, leur apparaissant toujours plus bizarre, leur déplaisait deplus en plus. Ils étaient inquiets de l’avenir. Ils se demandaientce que serait ce ménage dans quelques années. Toutes les mères, parprincipe, ne souhaitent rien tant pour leurs fils que le mariage,mais désapprouvent la femme qu’ils choisissent. La mère de Jacquesle plaignait donc d’avoir une telle femme. Quant àMlle&|160;Lacombe, la principale raison de sesmédisances venait de ce que Marthe détenait, seule, le secret d’uneidylle poussée assez loin, l’été où elle avait connu Jacques aubord de la mer. Cette sœur prédisait le plus sombre avenir auménage, disant que Marthe tromperait Jacques, si par hasard cen’était déjà chose faite.

L’acharnement de son épouse et de sa filleforçait parfois à sortir de table M.&|160;Lacombe, brave homme, quiaimait Marthe. Alors, mère et fille échangeaient un regardsignificatif. Celui de Mme&|160;Lacombe exprimait&|160;:«&|160;Tu vois, ma petite, comment ces sortes de femmes saventensorceler nos hommes.&|160;» Celui deMlle&|160;Lacombe&|160;: «&|160;C’est parce que je nesuis pas une Marthe que je ne trouve pas à me marier.&|160;» Enréalité, la malheureuse, sous prétexte qu’«&|160;autre temps autresmœurs&|160;» et que le mariage ne se concluait plus à l’anciennemode, faisait fuir les maris en ne se montrant pas assez rebelle.Ses espoirs de mariage duraient ce que dure une saison balnéaire.Les jeunes gens promettaient de venir, sitôt à Paris, demander lamain de Mlle&|160;Lacombe. Ils ne donnaient plus signede vie. Le principal grief de Mlle&|160;Lacombe, quiallait coiffer Sainte-Catherine, était peut-être que Marthe eûttrouvé si facilement un mari. Elle se consolait en se disant queseul un nigaud comme son frère avait pu se laisser prendre.

*****

&|160;

Pourtant, quels que fussent les soupçons desfamilles, personne ne pensait que l’enfant de Marthe pût avoir unautre père que Jacques. J’en étais assez vexé. Il fut même desjours où j’accusais Marthe d’être lâche, pour n’avoir pas encoredit la vérité. Enclin à voir partout une faiblesse qui n’était qu’àmoi, je pensais, puisque Mme&|160;Grangier glissait surle commencement du drame, qu’elle fermerait les yeux jusqu’aubout.

L’orage approchait. Mon père menaçaitd’envoyer certaines lettres à Mme&|160;Grangier. Jesouhaitais qu’il exécutât ses menaces. Puis, je réfléchissais.Mme&|160;Grangier cacherait les lettres à son mari. Dureste, l’un et l’autre avaient intérêt à ce qu’un orage n’éclatâtpoint. Et j’étouffais. J’appelais cet orage. Ces lettres, c’est àJacques, directement, qu’il fallait que mon père lescommuniquât.

Le jour de colère où il me dit que c’étaitchose faite, je lui eusse sauté au cou. Enfin&|160;! Enfin&|160;!il me rendait le service d’apprendre à Jacques ce qui importaitqu’il sût. Je plaignais mon père de croire mon amour si faible. Etpuis, ces lettres mettraient un terme à celles où Jacquess’attendrissait sur notre enfant. Ma fièvre m’empêchait decomprendre ce que cet acte avait de fou, d’impossible. Je commençaiseulement à voir juste lorsque mon père, plus calme, le lendemain,me rassura, croyait-il, m’avouant son mensonge. Il l’estimaitinhumain. Certes. Mais où se trouvent l’humain etl’inhumain&|160;?

J’épuisais ma force nerveuse en lâcheté, enaudace, éreinté par les mille contradictions de mon âge aux prisesavec une aventure d’homme.

*****

&|160;

L’amour anesthésiait en moi tout ce quin’était pas Marthe. Je ne pensais pas que mon père pût souffrir. Jejugeais de tout si faussement et si petitement que je finissais parcroire la guerre déclarée entre lui et moi. Aussi, n’était-ce plusseulement par amour pour Marthe que je piétinais mes devoirsfiliaux, mais parfois, oserai-je l’avouer, par esprit dereprésailles&|160;!

Je n’accordais plus beaucoup d’attention auxlettres que mon père faisait porter chez Marthe. C’est elle qui mesuppliait de rentrer plus souvent à la maison, de me montrerraisonnable. Alors, je m’écriais&|160;: «&|160;Vas-tu, toi aussi,prendre parti contre moi&|160;?&|160;» Je serrais les dents, tapaisdu pied. Que je me misse dans un état pareil, à la pensée quej’allais être éloigné d’elle pour quelques heures, Marthe y voyaitle signe de la passion. Cette certitude d’être aimée lui donnaitune fermeté que je ne lui avais jamais vue. Sûre que je penserais àelle, elle insistait pour que je rentrasse.

Je m’aperçus vite d’où venait son courage. Jecommençai à changer de tactique. Je feignais de me rendre à sesraisons. Alors, tout à coup, elle avait une autre figure. À me voirsi sage (ou si léger), la peur la prenait que je ne l’aimassemoins. À son tour, elle me suppliait de rester, tant elle avaitbesoin d’être rassurée.

Pourtant, une fois, rien ne réussit. Depuisdéjà trois jours, je n’avais mis les pieds chez mes parents, etj’affirmai à Marthe mon intention de passer encore une nuit avecelle. Elle essaya tout pour me détourner de cette décision&|160;:caresses, menaces. Elle sut même feindre à son tour. Elle finit pardéclarer que, si je ne rentrais pas chez mes parents, ellecoucherait chez les siens.

Je répondis que mon père ne lui tiendraitaucun compte de ce beau geste. – Eh bien&|160;! elle n’irait paschez sa mère. Elle irait au bord de la Marne. Elle prendrait froid,puis mourrait&|160;; elle serait enfin délivrée de moi&|160;:«&|160;Aie au moins pitié de notre enfant, disait Marthe. Necompromets pas son existence à plaisir.&|160;» Elle m’accusait dem’amuser de son amour, d’en vouloir connaître les limites. En faced’une telle insistance, je lui répétais les propos de monpère&|160;: elle me trompait avec n’importe qui&|160;; je ne seraispas dupe. «&|160;Une seule raison, lui dis-je, t’empêche de céder.Tu reçois ce soir un de tes amants.&|160;» Que répondre à d’aussifolles injustices&|160;? Elle se détourna. Je lui reprochai de nepoint bondir sous l’outrage. Enfin, je travaillais si bien qu’elleconsentit à passer la nuit avec moi. À condition que ce ne fût paschez elle, Elle ne voulait pour rien au monde que ses propriétairespussent dire le lendemain au messager de mes parents qu’elle étaitlà.

Où dormir&|160;?

Nous étions des enfants debout sur une chaise,fiers de dépasser d’une tête les grandes personnes. Lescirconstances nous hissaient, mais nous restions incapables. Et si,du fait même de notre inexpérience, certaines choses compliquéesnous paraissaient toutes simples, des choses très simples, parcontre, devenaient des obstacles. Nous n’avions jamais osé nousservir de la garçonnière de Paul. Je ne pensais pas qu’il fûtpossible d’expliquer à la concierge, en lui glissant une pièce, quenous viendrions quelquefois.

Il nous fallait donc coucher à l’hôtel. Je n’yétais jamais allé. Je tremblais à la perspective d’en franchir leseuil.

L’enfance cherche des prétextes. Toujoursappelée à se justifier devant les parents, il est fatal qu’ellemente.

Vis-à-vis même d’un garçon d’hôtel borgne, jepensais devoir me justifier. C’est pourquoi, prétextant qu’il nousfaudrait du linge et quelques objets de toilette, je forçais Martheà faire une valise. Nous demanderions deux chambres. On nouscroirait frère et sœur. Jamais je n’oserais demander une seulechambre, mon âge (l’âge où l’on se fait expulser des casinos)m’exposant à des mortifications.

Le voyage, à onze heures du soir, futinterminable. Il y avait deux personnes dans notre wagon une femmereconduisait son mari, capitaine, à la gare de l’Est. Le wagonn’était ni chauffé ni éclairé. Marthe appuyait sa tête contre lavitre humide. Elle subissait le caprice d’un jeune garçon cruel.J’étais assez honteux, et je souffrais, pensant combien Jacques,toujours si tendre avec elle, méritait mieux que moi d’êtreaimé.

Je ne pus m’empêcher de me justifier, à voixbasse. Elle secoua la tête&|160;: «&|160;J’aime mieux,murmura-t-elle, être malheureuse avec toi qu’heureuse aveclui.&|160;» Voilà de ces mots d’amour qui ne veulent rien dire, etque l’on a honte de rapporter, mais qui, prononcés par la boucheaimée, vous enivrent. Je crus même comprendre la phrase de Marthe.Pourtant que signifiait-elle au juste&|160;? Peut-on être heureuxavec quelqu’un qu’on n’aime pas&|160;?

Et je me demandais, je me demande encore, sil’amour vous donne le droit d’arracher une femme à une destinée,peut-être médiocre, mais pleine de quiétude. «&|160;J’aime mieuxêtre malheureuse avec toi…&|160;»&|160;; ces mots contenaient-ilsun reproche inconscient&|160;? Sans doute, Marthe, parce qu’ellem’aimait, connut-elle avec moi des heures dont, avec Jacques, ellen’avait pas idée, mais ces moments heureux me donnaient-ils ledroit d’être cruel&|160;?

Nous descendîmes à la Bastille. Le froid, queje supporte parce que je l’imagine la chose la plus propre dumonde, était, dans ce hall de la gare, plus sale que la chaleurdans un port de mer, et sans la gaieté qui compense. Marthe seplaignait de crampes. Elle s’accrochait à mon bras. Couplelamentable, oubliant sa beauté, sa jeunesse, honteux de soi commeun couple de mendiants&|160;!

Je croyais la grossesse de Marthe ridicule, etje marchais les yeux baissés. J’étais bien loin de l’orgueilpaternel.

Nous errions sous la pluie glaciale, entre laBastille et la gare de Lyon. À chaque hôtel, pour ne pas entrer,j’inventais une mauvaise excuse. Je disais à Marthe que jecherchais un hôtel convenable, un hôtel de voyageurs, rien que devoyageurs.

Place de la gare de Lyon, il devint difficilede me dérober. Marthe m’enjoignit d’interrompre ce supplice.

Tandis qu’elle attendait dehors, j’entrai dansun vestibule, espérant je ne sais trop quoi. Le garçon me demandasi je désirais une chambre. Il était facile de répondre oui. Ce futtrop facile, et, cherchant une excuse comme un rat d’hôtel pris surle fait, je lui demandais Mme&|160;Lacombe. Je la luidemandais, rougissant, et craignant qu’il me répondît&|160;:«&|160;Vous moquez-vous, jeune homme&|160;? Elle est dans larue.&|160;» Il consulta des registres. Je devais me tromperd’adresse. Je sortis, expliquant à Marthe qu’il n’y avait plus deplace et que nous n’en trouverions pas dans le quartier. Jerespirai. Je me hâtai comme un voleur qui s’échappe.

Tout à l’heure, mon idée fixe de fuir ceshôtels où je menais Marthe de force m’empêchait de penser à elle.Maintenant, je la regardais, la pauvre petite. Je retins mes larmeset quand elle me demanda où nous chercherions un lit, je lasuppliais de ne pas en vouloir à un malade, et de retournersagement elle à J… moi chez mes parents. Malade&|160;!sagement&|160;! elle fit un sourire machinal en entendant ces motsdéplacés.

Ma honte dramatisa le retour. Quand, après lescruautés de ce genre, Marthe avait le malheur de me dire&|160;:«&|160;Tout de même, comme tu as été méchant&|160;», jem’emportais, la trouvais sans générosité. Si, au contraire, elle setaisait, avait l’air d’oublier, la peur me prenait qu’elle agîtainsi, parce qu’elle me considérait comme un malade, un dément.Alors, je n’avais de cesse que je ne lui eusse fait dire qu’ellen’oubliait point, et que, si elle me pardonnait, il ne fallait pascependant que je profitasse de sa clémence&|160;; qu’un jour, lassede mes mauvais traitements, sa fatigue l’emporterait sur notreamour, et qu’elle me laisserait seul. Quand je la forçais à meparler avec cette énergie, et bien que je ne crusse pas à sesmenaces, j’éprouvais une douleur délicieuse, comparable, en plusfort, à l’émoi que me donnent les montagnes russes. Alors, je meprécipitais sur Marthe, l’embrassais plus passionnément quejamais.

–&|160;Répète-moi que tu me quitteras, luidisais-je, haletant, et là serrant dans mes bras, jusqu’à lacasser.

Soumise, comme ne peut même pas l’être uneesclave, mais seul un médium, elle répétait, pour me plaire, desphrases auxquelles elle ne comprenait rien.

*****

&|160;

Cette nuit des hôtels fut décisive, ce dont jeme rendis mal compte après tant d’autres extravagances. Mais si jecroyais que toute une vie peut boiter de la sorte, Marthe, elle,dans le coin du wagon de retour, épuisée, atterrée, claquant desdents, comprit tout. Peut-être même vit-elle qu’au bout decette course d’une année, dans une voiture, follement conduite, ilne pouvait y avoir d’autre issue que la mort.

*****

&|160;

Le lendemain, je trouvais Marthe au lit, commed’habitude. Je voulus l’y rejoindre&|160;; elle me repoussa,tendrement. «&|160;Je ne me sens pas bien, disait elle, va-t’en, nereste pas près de moi. Tu prendrais mon rhume.&|160;» Elletoussait, avait la fièvre. Elle me dit, en souriant, pour n’avoirpas l’air de formuler un reproche, que c’était la veille qu’elleavait dû prendre froid. Malgré son affolement, elle m’empêchad’aller chercher le docteur. «&|160;Ce n’est rien, disait-elle. Jen’ai besoin que de rester au chaud.&|160;» En réalité, elle nevoulait pas, en m’envoyant, moi, chez le docteur, se compromettreaux yeux de ce vieil ami de sa famille. J’avais un tel besoind’être rassuré que le refus de Marthe m’ôta mes inquiétudes. Ellesressuscitèrent, et plus fortes que tout à l’heure, quand, lorsqueje partis pour dîner chez mes parents, Marthe me demanda si jepouvais faire un détour, et déposer une lettre chez le docteur.

Le lendemain, en arrivant à la maison deMarthe, je croisai celui-ci dans l’escalier. Je n’osai pasl’interroger, et le regardai anxieusement. Son air calme me fit dubien&|160;: ce n’était qu’une attitude professionnelle.

J’entrai chez Marthe. Où était-elle&|160;? Lachambre était vide. Marthe pleurait, la tête cachée sous lescouvertures. Le médecin la condamnait à garder la chambre, jusqu’àla délivrance. De plus, son état exigeait des soins&|160;; ilfallait qu’elle demeurât chez ses parents. On nous séparait.

Le malheur ne s’admet point. Seul, le bonheursemble dû. En admettant cette séparation sans révolte, je nemontrais pas de courage. Simplement, je ne comprenais point.J’écoutais, stupide, l’arrêt du médecin, comme un condamné sasentence. S’il ne pâlit point&|160;: «&|160;Quelcourage&|160;!&|160;» dit-on. Pas du tout&|160;: c’est plutôtmanque d’imagination. Lorsqu’on le réveille pour l’exécution,alors, il entend la sentence. De même, je ne compris quenous n’allions plus nous voir, que lorsqu’on vint annoncer à Marthela voiture envoyée par le docteur. Il avait promis de n’avertirpersonne, Marthe exigeant d’arriver chez sa mère àl’improviste.

Je fis arrêter à quelque distance de la maisondes Grangier. La troisième fois que le cocher se retourna, nousdescendîmes. Cet homme croyait surprendre notre troisième baiser,il surprenait le même. Je quittais Marthe sans prendre les moindresdispositions pour correspondre, presque sans lui dire au revoir,comme une personne qu’on doit rejoindre une heure après. Déjà, lesvoisines curieuses se montraient aux fenêtres.

Ma mère remarqua que j’avais les yeux rouges.Mes sœurs rirent parce que je laissais deux fois de suite retomberma cuillère à soupe. Le plancher chavirait. Je n’avais pas le piedmarin pour la souffrance. Du reste, je ne crois pouvoir comparermieux qu’au mal de mer ces vertiges du cœur et de l’âme. La viesans Marthe, c’était une longue traversée. Arriverais-je&|160;?Comme, aux premiers symptômes du mal de mer, on se moqued’atteindre le port et on souhaite mourir sur place, je mepréoccupais peu d’avenir. Au bout de quelques jours, le mal, moinstenace, me laissa le temps de penser à la terre ferme.

Les parents de Marthe n’avaient plus à devinergrand-chose. Ils ne se contentaient pas d’escamoter mes lettres.Ils les brûlaient devant elle, dans la cheminée de sa chambre. Lessiennes étaient écrites au crayon, à peine lisibles. Son frère lesmettait à la poste.

Je n’avais plus à essuyer des scènes defamille. Je reprenais les bonnes conversations avec mon père lesoir, devant le feu. En un an, j’étais devenu un étranger pour messœurs. Elles se réapprivoisaient, se réhabituaient à moi. Jeprenais la plus petite sur mes genoux, et, profitant de lapénombre, la serrais avec une telle violence, qu’elle se débattait,mi-riante, mi-pleurante. Je pensais à mon enfant, mais j’étaistriste. Il me semblait impossible d’avoir pour lui une tendresseplus forte. Étais-je mûr pour qu’un bébé me fût autre chose quefrère ou sœur&|160;?

Mon père me conseillait des distractions. Cesconseils-là sont engendrés par le calme. Qu’avais-je à faire, saufce que je ne ferais plus&|160;? Au bruit de la sonnette, au passaged’une voiture, je tressaillais. Je guettais dans ma prison lesmoindres signes de délivrance.

À force de guetter des bruits qui pouvaientannoncer quelque chose, mes oreilles, un jour, entendirent descloches. C’étaient celles de l’armistice.

Pour moi, l’armistice signifiait le retour deJacques. Déjà, je le voyais au chevet de Marthe, sans qu’il me fûtpossible d’agir. J’étais perdu.

Mon père revint à Paris. Il voulait que j’yretournasse avec lui&|160;: «&|160;On ne manque pas une fêtepareille.&|160;» Je n’osais refuser. Je craignais de paraître unmonstre. Puis, somme toute, dans ma frénésie de malheur, il ne medéplaisait pas d’aller voir la joie des autres.

Avouerais-je qu’elle ne m’inspirât pas grandeenvie. Je me sentais seul capable d’éprouver les sentiments qu’onprête à la foule. Je cherchais le patriotisme. Mon injustice,peut-être, ne me montrait que l’allégresse d’un congéinattendu&|160;: les cafés ouverts plus tard, le droit pour lesmilitaires d’embrasser les midinettes. Ce spectacle, dont j’avaispensé qu’il m’affligerait, qu’il me rendrait jaloux, ou même qu’ilme distrairait par la contagion d’un sentiment sublime, m’ennuyacomme une Sainte-Catherine.

*****

&|160;

Depuis quelques jours, aucune lettre ne meparvenait. Un des rares après-midi où il tomba de la neige, mesfrères me remirent un message du petit Grangier. C’était une lettreglaciale de Mme&|160;Grangier. Elle me priait de venirau plus vite. Que pouvait-elle me vouloir&|160;? La chance d’êtreen contact, même indirect, avec Marthe, étouffa mes inquiétudes.J’imaginais Mme&|160;Grangier, m’interdisant de revoirsa fille, de correspondre avec elle, et moi, l’écoutant, têtebasse, comme un mauvais élève. Incapable d’éclater, de me mettre encolère, aucun geste ne manifesterait ma haine. Je saluerais avecpolitesse, et la porte se refermerait pour toujours. Alors, jetrouverais les réponses, les arguments de mauvaise foi, les motscinglants qui eussent pu laisser à Mme&|160;Grangier, del’amant de sa fille, une image moins piteuse que celle d’uncollégien pris en faute. Je prévoyais la scène, seconde parseconde.

Lorsque je pénétrai dans le petit salon, il mesembla revivre ma première visite. Cette visite signifiait alorsque je ne reverrais peut-être plus Marthe.

Mme&|160;Grangier entra. Jesouffris pour elle de sa petite taille, car elle s’efforçait d’êtrehautaine. Elle s’excusa de m’avoir dérangé pour rien. Elleprétendit qu’elle m’avait envoyé ce message pour obtenir unrenseignement trop compliqué à demander par écrit, maisqu’entre-temps elle avait eu ce renseignement. Cet absurde mystèreme tourmenta plus que n’importe quelle catastrophe.

Près de la Marne, je rencontrai le petitGrangier, appuyé contre une grille. Il avait reçu une boule deneige en pleine figure. Il pleurnichait. Je le cajolai, jel’interrogeai sur Marthe. Sa sœur m’appelait, me dit-il. Leur mèrene voulait rien entendre, mais leur père avait dit&|160;:«&|160;Marthe est au plus mal, j’exige qu’on obéisse.&|160;»

Je compris en une seconde la conduite sibourgeoise, si étrange, de Mme&|160;Grangier. Ellem’avait appelé, par respect pour son époux, et la volonté d’unemourante. Mais l’alerte passée, Marthe saine et sauve, on reprenaitla consigne. J’eusse dû me réjouir. Je regrettais que la crisen’eût pas duré le temps de me laisser voir la malade.

Deux jours après, Marthe m’écrivit. Elle nefaisait aucune allusion à ma visite. Sans doute la lui avait-onescamotée. Marthe parlait de notre avenir, sur un ton spécial,serein, céleste, qui me troublait un peu. Serait-il vrai quel’amour est la forme la plus violente de l’égoïsme, car, cherchantune raison à mon trouble, je me dis que j’étais jaloux de notreenfant, dont Marthe aujourd’hui m’entretenait plus que demoi-même.

Nous l’attendions pour mars. Un vendredi dejanvier, mes frères, tout essoufflés, nous annoncèrent que le petitGrangier avait un neveu. Je ne compris pas leur air de triomphe, nipourquoi ils avaient tant couru. Ils ne se doutaient certes pas dece que la nouvelle pouvait avoir d’extraordinaire à mes yeux. Maisun oncle était pour mes frères une personne d’âge. Que le petitGrangier fût oncle tenait donc du prodige, et ils étaient accouruspour nous faire partager leur émerveillement.

C’est l’objet que nous avons constamment sousles yeux que nous reconnaissons avec le plus de difficulté, si onle change un peu de place. Dans le neveu du petit Grangier, je nereconnus pas tout de suite l’enfant de Marthe – mon enfant.

L’affolement que dans un lieu public produitun court-circuit, j’en fus le théâtre. Tout à coup, il faisait noiren moi. Dans cette nuit, mes sentiments se bousculaient&|160;; jeme cherchais, je cherchais à tâtons des dates, des précisions. Jecomptais sur mes doigts comme je l’avais vu faire quelquefois àMarthe, sans alors la soupçonner de trahison. Cet exercice neservait d’ailleurs à rien. Je ne savais plus compter. Qu’était-ceque cet enfant que nous attendions pour mars, et qui naissait enjanvier&|160;? Toutes les explications que je cherchais à cetteanormalité, c’est ma jalousie qui les fournissait. Tout de suite,ma certitude fut faite. Cet enfant était celui de Jacques.N’était-il pas venu en permission neuf mois auparavant. Ainsi,depuis ce temps, Marthe me mentait. D’ailleurs, ne m’avait-elle pasdéjà menti au sujet de cette permission&|160;! Ne m’avait-elle pasd’abord juré s’être pendant ces quinze jours maudits refusée àJacques, pour m’avouer, longtemps après, qu’il l’avait plusieursfois possédée&|160;!

Je n’avais jamais pensé bien profondément quecet enfant pût être celui de Jacques. Et si, au début de lagrossesse de Marthe, j’avais pu souhaiter lâchement qu’il en fûtainsi, il me fallait bien avouer, aujourd’hui, que je croyais êtreen face de l’irréparable, que, bercé pendant des mois par lacertitude de ma paternité, j’aimais cet enfant, cet enfant quin’était pas le mien. Pourquoi fallait-il que je ne me sentisse lecœur d’un père, qu’au moment où j’apprenais que je ne l’étaispas&|160;!

On le voit, je me trouvais dans un désordreincroyable, et comme jeté à l’eau, en pleine nuit, sans savoirnager. Je ne comprenais plus rien. Une chose surtout que je necomprenais pas, c’était l’audace de Marthe, d’avoir donné mon nom àce fils légitime. À certains moments, j’y voyais un défi jeté ausort qui n’avait pas voulu que cet enfant fût le mien&|160;; àd’autres moments, je n’y voulais plus voir qu’un manque de tact,une de ces fautes de goût qui m’avaient plusieurs fois choqué chezMarthe, et qui n’étaient que son excès d’amour.

J’avais commencé une lettre d’injures. Jecroyais la lui devoir, par dignité&|160;! Mais les mots ne venaientpas, car mon esprit était ailleurs, dans des régions plusnobles.

Je déchirai la lettre. J’en écrivis une autre,où je laissai parler mon cœur. Je demandais pardon à Marthe. Pardonde quoi&|160;? Sans doute que ce fils fût celui de Jacques. Je lasuppliais de m’aimer quand même.

L’homme très jeune est un animal rebelle à ladouleur. Déjà, j’arrangeais autrement ma chance. J’acceptaispresque cet enfant de l’autre. Mais, avant même que j’eusse fini malettre, j’en reçus une de Marthe, débordante de joie. – Ce filsétait le nôtre, né deux mois avant terme. Il fallait le mettre encouveuse. «&|160;J’ai failli mourir&|160;», disait-elle. Cettephrase m’amusa comme un enfantillage.

Car je n’avais place que pour la joie. J’eussevoulu faire part de cette naissance au monde entier, dire à mesfrères qu’eux aussi étaient oncles. Avec joie, je meméprisais&|160;: comment avoir pu douter de Marthe&|160;? Cesremords, mêlés à mon bonheur, me la faisaient aimer plus fort quejamais, mon fils aussi. Dans mon incohérence, je bénissais laméprise. Somme toute, j’étais content d’avoir fait connaissance,pour quelques instants, avec la douleur. Du moins, je le croyais.Mais rien ne ressemble moins aux choses elles-mêmes que ce qui enest tout près. Un homme qui a failli mourir croit connaître lamort. Le jour où elle se présente enfin à lui, il ne la reconnaîtpas&|160;: «&|160;Ce n’est pas elle&|160;», dit-il, en mourant.

Dans sa lettre, Marthe me disait encore&|160;:«&|160;Il te ressemble.&|160;» J’avais vu des nouveau-nés, mesfrères et mes sœurs, et je savais que seul l’amour d’une femme peutleur découvrir la ressemblance qu’elle souhaite.

«&|160;Il a mes yeux&|160;», ajoutait-elle. Etseul aussi son désir de nous voir réunis en un seul être pouvaitlui faire reconnaître ses yeux.

Chez les Grangier, aucun doute ne subsistaitplus. Ils maudissaient Marthe, mais s’en faisaient les complices,afin que le scandale ne «&|160;rejaillît&|160;» pas sur la famille.Le médecin, autre complice de l’ordre, cachant que cette naissanceétait prématurée, se chargerait d’expliquer au mari, par quelquefable, la nécessité d’une couveuse.

Les jours suivants, je trouvai naturel lesilence de Marthe. Jacques devait être auprès d’elle. Aucunepermission ne m’avait si peu atteint que celle-ci, accordée aumalheureux pour la naissance de son fils. Dans un dernier sursautde puérilité, je souriais même à la pensée que ces jours de congé,il me les devait.

*****

&|160;

Notre maison respirait le calme.

Les vrais pressentiments se forment à desprofondeurs que notre esprit ne visite pas. Aussi, parfois, nousfont-ils accomplir des actes que nous interprétons tout detravers.

Je me croyais plus tendre à cause de monbonheur et je me félicitais de savoir Marthe dans une maison quemes souvenirs heureux transformaient en fétiche.

Un homme désordonné qui va mourir et ne s’endoute pas met soudain de l’ordre autour de lui. Sa vie change. Ilclasse des papiers. Il se lève tôt, il se couche de bonne heure. Ilrenonce à ses vices. Son entourage se félicite. Aussi sa mortbrutale semble-t-elle d’autant plus injuste. Il allait vivreheureux.

De même, le calme nouveau de mon existenceétait ma toilette du condamné. Je me croyais meilleur fils parceque j’en avais un. Or, ma tendresse me rapprochait de mon père, dema mère parce que quelque chose savait en moi que j’aurais, souspeu, besoin de la leur.

Un jour, à midi, mes frères revinrent del’école en nous criant que Marthe était morte.

La foudre qui tombe sur un homme est siprompte qu’il ne souffre pas. Mais c’est pour celui quil’accompagne un triste spectacle. Tandis que je ne ressentais rien,le visage de mon père se décomposait. Il poussa mes frères.«&|160;Sortez, bégaya-t-il. Vous êtes fous, vous êtes fous.&|160;»Moi, j’avais la sensation de durcir, de refroidir, de me pétrifier.Ensuite, comme une seconde déroule aux yeux d’un mourant tous lessouvenirs d’une existence, la certitude me dévoila mon amour avectout ce qu’il avait de monstrueux. Parce que mon père pleurait, jesanglotais. Alors, ma mère me prit en mains. Les yeux secs, elle mesoigna froidement, tendrement, comme s’il se fût agi d’unescarlatine.

Ma syncope expliqua le silence de la maison,les premiers jours, à mes frères. Les autres jours, ils necomprirent plus. On ne leur avait jamais interdit les jeuxbruyants. Ils se taisaient. Mais, à midi, leurs pas sur les dallesdu vestibule me faisaient perdre connaissance comme s’ils eussentdû chaque fois m’annoncer la mort de Marthe.

Marthe&|160;! Ma jalousie la suivant jusquedans la tombe, je souhaitais qu’il n’y eût rien, après la mort.Ainsi, est-il insupportable que la personne que nous aimons setrouve en nombreuse compagnie dans une fête où nous ne sommes pas.Mon cœur était à l’âge où l’on ne pense pas encore à l’avenir. Oui,c’est bien le néant que je désirais pour Marthe, plutôt qu’un mondenouveau, où la rejoindre un jour.

*****

&|160;

La seule fois que j’aperçus Jacques, ce futquelques mois après. Sachant que mon père possédait des aquarellesde Marthe, il désirait les connaître. Nous sommes toujours avidesde surprendre ce qui touche aux êtres que nous aimons. Je voulusvoir l’homme auquel Marthe avait accordé sa main.

Retenant mon souffle et marchant sur la pointedes pieds, je me dirigeais vers la porte entrouverte. J’arrivaisjuste pour entendre&|160;:

–&|160;Ma femme est morte en l’appelant.Pauvre petit&|160;! N’est-ce pas ma seule raison de vivre.

En voyant ce veuf si digne et dominant sondésespoir, je compris que l’ordre, à la longue, se met de lui-mêmeautour des choses. Ne venais-je pas d’apprendre que Marthe étaitmorte en m’appelant, et que mon fils aurait une existenceraisonnable&|160;?

FIN

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