Le Docteur Pascal

Le Docteur Pascal

d’ Émile Zola
Chapitre 1

Dans la chaleur de l’ardente après-midi de juillet, la salle,aux volets soigneusement clos, était pleine d’un grand calme. Il ne venait, des trois fenêtres, que de minces flèches de lumière, parles fentes des vieilles boiseries ; et c’était, au milieu de l’ombre, une clarté très douce, baignant les objets d’une lueur diffuse et tendre. Il faisait là relativement frais, dans l’écrasement torride qu’on sentait au-dehors, sous le coup de soleil qui incendiait la façade.

Debout devant l’armoire, en face des fenêtres, le docteur Pascal cherchait une note, qu’il y était venu prendre. Grande ouverte,cette immense armoire de chêne sculpté, aux fortes et belles ferrures, datant du dernier siècle, montrait sur ses planches, dans la profondeur de ses flancs, un amas extraordinaire de papiers, de dossiers, de manuscrits, s’entassant, débordant, pêle-mêle. Il y avait plus de trente ans que le docteur y jetait toutes les pages qu’il écrivait, depuis les notes brèves jusqu’aux textes complets ses grands travaux sur l’hérédité. Aussi les recherches n’y étaient-elles pas toujours faciles. Plein de patience, il fouillait, et il eut un sourire, quand il trouva enfin.

Un instant encore, il demeura près de l’armoire, lisant la note,sous un rayon doré qui tombait de la fenêtre du milieu. Lui-même,dans cette clarté d’aube, apparaissait, avec sa barbe et sescheveux de neige, d’une solidité vigoureuse bien qu’il approchât dela soixantaine, la face si fraîche, les traits si fins, les yeuxrestés limpides, d’une telle enfance, qu’on l’aurait pris, serrédans son veston de velours marron, pour un jeune homme aux bouclespoudrées.

– Tiens ! Clotilde, finit-il par dire, tu recopierascette note. Jamais Ramond ne déchiffrerait ma satanée écriture.

Et il vint poser le papier près de la jeune fille, quitravaillait debout devant un haut pupitre, dans l’embrasure de lafenêtre de droite.

– Bien, maître ! répondit-elle.

Elle ne s’était pas même retournée, tout entière au pastelqu’elle sabrait en ce moment de larges coups de crayon. Prèsd’elle, dans un vase, fleurissait une tige de roses trémières, d’unviolet singulier, zébré de jaune. Mais on voyait nettement leprofil de sa petite tête ronde, aux cheveux blonds et coupés court,un exquis et sérieux profil, le front droit, plissé parl’attention, l’œil bleu ciel, le nez fin, le menton ferme. Sa nuquepenchée avait surtout une adorable jeunesse, d’une fraîcheur delait, sous l’or des frisures folles. Dans sa longue blouse noire,elle était très grande, la taille mince, la gorge menue, le corpssouple, de cette souplesse allongée des divines figures de laRenaissance. Malgré ses vingt-cinq ans, elle restait enfantine eten paraissait à peine dix-huit.

– Et, reprit le docteur, tu remettras un peu d’ordre dansl’armoire. On ne s’y retrouve plus.

– Bien, maître ! répéta-t-elle sans lever la tête.Tout à l’heure !

Pascal était revenu s’asseoir à son bureau, à l’autre bout de lasalle, devant la fenêtre de gauche. C’était une simple table debois noir, encombrée, elle aussi, de papiers, de brochures detoutes sortes. Et le silence retomba, cette grande paix à demiobscure, dans l’écrasante chaleur du dehors. La vaste pièce, longued’une dizaine de mètres, large de six, n’avait d’autres meubles,avec l’armoire, que deux corps de bibliothèque, bondés de livres.Des chaises et des fauteuils antiques traînaient à ladébandade ; tandis que, pour tout ornement, le long des murs,tapissés d’un ancien papier de salon Empire, à rosaces, setrouvaient cloués des pastels de fleurs, aux colorations étranges,qu’on distinguait mal. Les boiseries des trois portes, à doublebattant, celle de l’entrée, sur le palier, et les deux autres,celle de la chambre du docteur et celle de la chambre de la jeunefille, aux deux extrémités de la pièce, dataient de Louis XV,ainsi que la corniche du plafond enfumé.

Une heure se passa, sans un bruit, sans un souffle. Puis, commePascal, par distraction à son travail, venait de rompre la banded’un journal oublié sur sa table, le Temps, il eut unelégère exclamation.

– Tiens ! ton père qui est nommé directeur del’Époque, le journal républicain à grand succès, où l’onpublie les papiers des Tuileries !

Cette nouvelle devait être pour lui inattendue, car il riaitd’un bon rire, à la fois satisfait et attristé ; et, àdemi-voix, il continuait :

– Ma parole ! on inventerait les choses, qu’ellesseraient moins belles… La vie est extraordinaire… Il y a là unarticle très intéressant.

Clotilde n’avait pas répondu, comme à cent lieues de ce quedisait son oncle. Et il ne parla plus, il prit des ciseaux, aprèsavoir lu l’article, le découpa, le colla sur une feuille de papier,où il l’annota de sa grosse écriture irrégulière. Puis, il revintvers l’armoire, pour y classer cette note nouvelle. Mais il dutprendre une chaise, la planche du haut était si haute qu’il nepouvait l’atteindre, malgré sa grande taille.

Sur cette planche élevée, toute une série d’énormes dossierss’alignaient en bon ordre, classés méthodiquement. C’étaient desdocuments divers, feuilles manuscrites, pièces sur papier timbré,articles de journaux découpés, réunis dans des chemises de fortpapier bleu, qui chacune portait un nom écrit en gros caractères.On sentait ces documents tenus à jour avec tendresse, repris sanscesse et remis soigneusement en place ; car, de toutel’armoire, ce coin-là seul était en ordre.

Lorsque Pascal, monté sur la chaise, eut trouvé le dossier qu’ilcherchait, une des chemises les plus bourrées, où était inscrit lenom de « Saccard », il y ajouta la note nouvelle, puisreplaça le tout à sa lettre alphabétique. Un instant encore, ils’oublia, redressa complaisamment une pile qui s’effondrait. Et,comme il sautait enfin de la chaise :

– Tu entends ? Clotilde, quand tu rangeras, ne touchepas aux dossiers, là-haut.

– Bien, maître ! répondit-elle pour la troisième fois,docilement.

Il s’était remis à rire, de son air de gaieté naturelle.

– C’est défendu !

– Je le sais, maître !

Et il referma l’armoire d’un vigoureux tour de clef, puis iljeta la clef au fond d’un tiroir de sa table de travail. La jeunefille était assez au courant de ses recherches pour mettre un peud’ordre dans ses manuscrits ; et il l’employait volontiersaussi à titre de secrétaire, il lui faisait recopier ses notes,lorsqu’un confrère et un ami, comme le docteur Ramond, luidemandait la communication d’un document. Mais elle n’était pointune savante, il lui défendait simplement de lire ce qu’il jugeaitinutile qu’elle connût.

Cependant, l’attention profonde où il la sentait absorbée,finissait par le surprendre.

– Qu’as-tu donc à ne plus desserrer les lèvres ? Lacopie de ces fleurs te passionne à ce point !

C’était encore là un des travaux qu’il lui confiait souvent, desdessins, des aquarelles, des pastels, qu’il joignait ensuite commeplanches à ses ouvrages. Ainsi, depuis cinq ans, il faisait desexpériences très curieuses sur une collection de roses trémières,toute une série de nouvelles colorations, obtenues par desfécondations artificielles. Elle apportait, dans ces sortes decopies, une minutie, une exactitude de dessin et de couleurextraordinaire ; à ce point qu’il s’émerveillait toujoursd’une telle honnêteté, en lui disant qu’elle avait « une bonnepetite caboche ronde, nette et solide ».

Mais, cette fois, comme il s’approchait pour regarder par-dessusson épaule, il eut un cri de comique fureur.

– Ah ! va te faire fiche ! te voilà partie pourl’inconnu !… Veux-tu bien me déchirer ça tout desuite !

Elle s’était redressée, le sang aux joues, les yeux flambants dela passion de son œuvre, ses doigts minces tachés de pastel, durouge et du bleu qu’elle avait écrasés.

– Oh ! maître !

Et dans ce « maître », si tendre, d’une soumission sicaressante, ce terme de complet abandon dont elle l’appelait pourne pas employer les mots d’oncle ou de parrain, qu’elle trouvaitbêtes, passait pour la première fois une flamme de révolte, larevendication d’un être qui se reprend et qui s’affirme.

Depuis près de deux heures, elle avait repoussé la copie exacteet sage des roses trémières, et elle venait de jeter, sur une autrefeuille, toute une grappe de fleurs imaginaires, des fleurs derêve, extravagantes et superbes. C’était ainsi parfois, chez elle,des sautes brusques, un besoin de s’échapper en fantaisies folles,au milieu de la plus précise des reproductions. Tout de suite ellese satisfaisait, retombait toujours dans cette floraisonextraordinaire, d’une fougue, d’une fantaisie telles que jamaiselle ne se répétait, créant des roses au cœur saignant, pleurantdes larmes de soufre, des lis pareils à des urnes de cristal, desfleurs même sans forme connue, élargissant des rayons d’astre,laissant flotter des corolles ainsi que des nuées. Ce jour-là, surla feuille sabrée à grands coups de crayon noir, c’était une pluied’étoiles pâles, tout un ruissellement de pétales infinimentdoux ; tandis que, dans un coin, un épanouissement innomé, unbouton aux chastes voiles, s’ouvrait.

– Encore un que tu vas me clouer là ! reprit ledocteur en montrant le mur, où s’alignaient déjà des pastels aussiétranges. Mais qu’est-ce que ça peut bien représenter, je te ledemande ?

Elle resta très grave, se recula pour mieux voir son œuvre.

– Je n’en sais rien, c’est beau.

À ce moment, Martine entra, l’unique servante, devenue la vraiemaîtresse de la maison, depuis près de trente ans qu’elle était auservice du docteur. Bien qu’elle eût dépassé la soixantaine, ellegardait un air jeune, elle aussi, active et silencieuse, dans sonéternelle robe noire et sa coiffe blanche, qui la faisaitressembler à une religieuse, avec sa petite figure blême etreposée, où semblaient s’être éteints ses yeux couleur decendre.

Elle ne parla pas, alla s’asseoir à terre devant un fauteuil,dont la vieille tapisserie laissait passer le crin par unedéchirure ; et, tirant de sa poche une aiguille et un écheveaude laine, elle se mit à la raccommoder. Depuis trois jours, elleattendait d’avoir une heure, pour faire cette réparation qui lahantait.

– Pendant que vous y êtes, Martine, s’écria Pascalplaisamment, en prenant dans ses deux mains la tête révoltée deClotilde, recousez-moi donc aussi cette caboche-là, qui a desfuites.

Martine leva ses yeux pâles, regarda son maître de son airhabituel d’adoration.

– Pourquoi Monsieur me dit-il cela ?

– Parce que, ma brave fille, je crois bien que c’est vousqui avez fourré là-dedans, dans cette bonne petite caboche ronde,nette et solide, des idées de l’autre monde, avec toute votredévotion.

Les deux femmes échangèrent un regard d’intelligence.

– Oh ! Monsieur, la religion n’a jamais fait de mal àpersonne… Et, quand on n’a pas les mêmes idées, il vaut mieux n’enpas causer, bien sûr.

Il se fit un silence gêné. C’était la seule divergence qui,parfois, amenait des brouilles, entre ces trois êtres si unis,vivant d’une vie si étroite. Martine n’avait que vingt-neuf ans, unan de plus que le docteur, quand elle était entrée chez lui, àl’époque où il débutait à Plassans comme médecin, dans une petitemaison claire de la ville neuve. Et, treize années plus tard,lorsque Saccard, un frère de Pascal, lui envoya de Paris sa filleClotilde, âgée de sept ans, à la mort de sa femme et au moment dese remarier, ce fut elle qui éleva l’enfant, la menant à l’église,lui communiquant un peu de la flamme dévote dont elle avaittoujours brûlé, tandis que le docteur, d’esprit large, les laissaitaller à leur joie de croire, car il ne se sentait pas le droitd’interdire à personne le bonheur de la foi. Il se contenta ensuitede veiller sur l’instruction de la jeune fille, de lui donner entoutes choses des idées précises et saines. Depuis près de dix-huitans qu’ils vivaient ainsi tous les trois, retirés à la Souleiade,une propriété située dans un faubourg de la ville, à un quartd’heure de Saint-Saturnin, la cathédrale, la vie avait couléheureuse, occupée à de grands travaux cachés, un peu troubléepourtant par un malaise qui grandissait, le heurt de plus en plusviolent de leurs croyances.

Pascal se promena un instant, assombri. Puis, en homme qui nemâchait pas ses mots :

– Vois-tu, chérie, toute cette fantasmagorie du mystère agâté ta jolie cervelle… Ton bon Dieu n’avait pas besoin de toi,j’aurais dû te garder pour moi tout seul, et tu ne t’en porteraisque mieux.

Mais Clotilde, frémissante, ses clairs regards hardiment fixéssur les siens, lui tenait tête.

– C’est toi, maître, qui te porterais mieux, si tu net’enfermais pas dans tes yeux de chair… Il y a autre chose,pourquoi ne veux-tu pas voir ?

Et Martine vint à son aide, en son langage.

– C’est bien vrai, Monsieur, que vous qui êtes un saint,comme je le dis partout, vous devriez nous accompagner à l’église…Sûrement, Dieu vous sauvera. Mais, à l’idée que vous pourriez nepas aller droit en paradis, j’en ai tout le corps qui tremble.

Il s’était arrêté, il les avait devant lui toutes deux, enpleine rébellion, elles si dociles, à ses pieds d’habitude, d’unetendresse de femmes conquises par sa gaieté et sa bonté. Déjà, ilouvrait la bouche, il allait répondre rudement, lorsque l’inutilitéde la discussion lui apparut.

– Tenez ! fichez-moi la paix. Je ferai mieux d’allertravailler… Et, surtout, qu’on ne me dérange pas !

D’un pas leste, il gagna sa chambre, où il avait installé unesorte de laboratoire, et il s’y enferma. La défense d’y entrerétait formelle. C’était là qu’il se livrait à des préparationsspéciales, dont il ne parlait à personne. Presque tout de suite, onentendit le bruit régulier et lent d’un pilon dans un mortier.

– Allons, dit Clotilde en souriant, le voilà à sa cuisinedu diable, comme dit grand-mère.

Et elle se remit posément à copier la tige de roses trémières.Elle en serrait le dessin avec une précision mathématique, elletrouvait le ton juste des pétales violets, zébrés de jaune, jusquedans la décoloration la plus délicate des nuances.

– Ah ! murmura au bout d’un moment Martine, de nouveaupar terre, en train de raccommoder le fauteuil, quel malheur qu’unsaint homme pareil perde son âme à plaisir !… Car, il n’y apas à dire, voici trente ans que je le connais, et jamais il n’afait seulement de la peine à personne. Un vrai cœur d’or, quis’ôterait les morceaux de la bouche… Et gentil avec ça, et toujoursbien portant, et toujours gai, une vraie bénédiction !… C’estun meurtre qu’il ne veuille pas faire sa paix avec le bon Dieu.N’est-ce pas ? mademoiselle, il faudra le forcer.

Clotilde, surprise de lui en entendre dire si long à la fois,donna sa parole, l’air grave.

– Certainement, Martine, c’est juré. Nous le forcerons.

Le silence recommençait, lorsqu’on entendit le tintement de lasonnette fixée, en bas, à la porte d’entrée. On l’avait mise là,afin d’être averti, dans cette maison trop vaste pour les troispersonnes qui l’habitaient. La servante sembla étonnée et grommelades paroles sourdes : qui pouvait venir par une chaleurpareille ? Elle s’était levée, elle ouvrit la porte, se penchaau-dessus de la rampe, puis reparut en disant :

– C’est Mme Félicité.

Vivement la vieille Mme Rougon entra. Malgré sesquatre-vingts ans, elle venait de monter l’escalier avec unelégèreté de jeune fille ; et elle restait la cigale brune,maigre et stridente d’autrefois. Très élégante maintenant, vêtue desoie noire, elle pouvait encore être prise, par-derrière, grâce àla finesse de sa taille, pour quelque amoureuse, quelque ambitieusecourant à sa passion. De face, dans son visage séché, ses yeuxgardaient leur flamme, et elle souriait d’un joli sourire, quandelle le voulait bien.

– Comment, c’est toi, grand-mère ! s’écria Clotilde,en marchant à sa rencontre. Mais il y a de quoi être cuit, par ceterrible soleil !

Félicité, qui la baisait au front, se mit à rire.

– Oh ! le soleil, c’est mon ami !

Puis, trottant à petits pas rapides, elle alla tournerl’espagnolette d’un des volets.

– Ouvrez donc un peu ! c’est trop triste, de vivreainsi dans le noir… Chez moi, je laisse le soleil entrer.

Par l’entrebâillement, un jet d’ardente lumière, un flot debraises dansantes pénétra. Et l’on aperçut, sous le ciel d’un bleuviolâtre d’incendie, la vaste campagne brûlée, comme endormie etmorte dans cet anéantissement de fournaise ; tandis que, surla droite, au-dessus des toitures roses, se dressait le clocher deSaint-Saturnin, une tour dorée, aux arêtes d’os blanchis, dansl’aveuglante clarté.

– Oui, continuait Félicité, j’irai sans doute tout àl’heure aux Tulettes, et je voulais savoir si vous aviez Charles,afin de l’y mener avec moi… Il n’est pas ici, je vois ça. Ce serapour un autre jour.

Mais, tandis qu’elle donnait ce prétexte à sa visite, ses yeuxfureteurs faisaient le tour de la pièce. D’ailleurs, elle n’insistapas, parla tout de suite de son fils Pascal, en entendant le bruitrythmique du pilon qui n’avait pas cessé dans la chambrevoisine.

– Ah ! il est encore à sa cuisine du diable !… Nele dérangez pas, je n’ai rien à lui dire.

Martine, qui s’était remise à son fauteuil, hocha la tête, pourdéclarer qu’elle n’avait nulle envie de déranger son maître ;et il y eut un nouveau silence, tandis que Clotilde essuyait à unlinge ses doigts tachés de pastel, et que Félicité reprenait samarche à petits pas, d’un air d’enquête.

Depuis bientôt deux ans, la vieille Mme Rougon était veuve.Son mari, devenu si gros, qu’il ne se remuait plus, avait succombé,étouffé par une indigestion, le 3 septembre 1870, dans la nuit dujour où il avait appris la catastrophe de Sedan. L’écroulement durégime, dont il se flattait d’être un des fondateurs, semblaitl’avoir foudroyé. Aussi Félicité affectait-elle de ne pluss’occuper de politique, vivant désormais comme une reine retirée dutrône. Personne n’ignorait que les Rougon, en 1851, avaient sauvéPlassans de l’anarchie, en y faisant triompher le coup d’État du 2décembre, et que, quelques années plus tard, ils l’avaient conquisde nouveau, sur les candidats légitimistes et républicains, pour ledonner à un député bonapartiste. Jusqu’à la guerre, l’Empire yétait resté tout-puissant, si acclamé, qu’il y avait obtenu, auplébiscite une majorité écrasante. Mais, depuis les désastres, laville devenait républicaine, le quartier Saint-Marc était retombédans ses sourdes intrigues royalistes, tandis que le vieux quartieret la ville neuve avaient envoyé à la Chambre un représentantlibéral, assurément teinté d’orléanisme, tout prêt à se ranger ducôté de la République, si elle triomphait. Et c’était pourquoiFélicité, en femme très intelligente, se désintéressait etconsentait à n’être plus que la reine détrônée d’un régimedéchu.

Mais il y avait encore là une haute position, environnée detoute une poésie mélancolique. Pendant dix-huit années, elle avaitrégné. La légende de ses deux salons, le salon jaune où avait mûrile coup d’État, le salon vert, plus tard, le terrain neutre où laconquête de Plassans s’était achevée, s’embellissait du recul desépoques disparues. Elle était, d’ailleurs, très riche. Puis, on latrouvait très digne dans la chute, sans un regret ni une plainte,promenant, avec ses quatre-vingts ans, une si longue suite defurieux appétits, d’abominables manœuvres et d’assouvissementsdémesurés, qu’elle en devenait auguste. La seule de ses joies,maintenant, était de jouir en paix de sa grande fortune et de saroyauté passée, et elle n’avait plus qu’une passion, celle dedéfendre son histoire, en écartant tout ce qui, dans la suite desâges, pourrait la salir. Son orgueil, qui vivait du double exploitdont les habitants parlaient encore, veillait avec un soin jaloux,résolu à ne laisser debout que les beaux documents, cette légendequi la faisait saluer comme une majesté tombée, quand elletraversait la ville.

Elle était allée jusqu’à la porte de la chambre, elle écouta lebruit du pilon. Puis, le front soucieux, elle revint versClotilde.

– Que fabrique-t-il donc, mon Dieu ! Tu sais qu’il sefait le plus grand tort, avec sa drogue nouvelle. On m’a racontéque, l’autre jour, il avait encore failli tuer un de sesmalades.

– Oh ! grand-mère ! s’écria la jeune fille.

Mais elle était lancée.

– Oui, parfaitement ! les bonnes femmes en disent biend’autres… Va les questionner, au fond du faubourg. Elles te dirontqu’il pile des os de mort dans du sang de nouveau-né.

Cette fois, pendant que Martine protestait elle-même, Clotildese fâcha, blessée dans sa tendresse.

– Oh ! grand-mère, ne répète pas cesabominations !… Maître qui a un si grand cœur, qui ne songequ’au bonheur de tous !

Alors, quand elle les vit l’une et l’autre s’indigner, Félicité,comprenant qu’elle brusquait trop les choses, redevint trèscâline.

– Mais, mon petit chat, ce n’est pas moi qui dis ces chosesaffreuses. Je te répète les bêtises qu’on fait courir, pour que tucomprennes que Pascal a tort de ne pas tenir compte de l’opinionpublique… Il croit avoir trouvé un nouveau remède, rien demieux ! et je veux même admettre qu’il va guérir tout lemonde, comme il l’espère. Seulement, pourquoi affecter ces alluresmystérieuses, pourquoi n’en pas parler tout haut, pourquoi surtoutne l’essayer que sur cette racaille du vieux quartier et de lacampagne, au lieu de tenter, parmi les gens comme il faut de laville, des cures éclatantes qui lui feraient honneur ?… Non,vois-tu, mon petit chat, ton oncle n’a jamais rien pu faire commeles autres.

Elle avait pris un ton peiné, baissant la voix pour étaler cetteplaie secrète de son cœur.

– Dieu merci ! ce ne sont pas les hommes de valeur quimanquent dans notre famille, mes autres fils m’ont donné assez desatisfaction ! N’est-ce pas ? ton oncle Eugène est montéassez haut, ministre pendant douze ans, presque empereur ! etton père lui-même a remué assez de millions, a été mêlé à d’assezgrands travaux qui ont refait Paris ! Je ne parle pas de tonfrère Maxime, si riche, si distingué, ni de tes cousins, OctaveMouret, un des conquérants du nouveau commerce, et notre cher abbéMouret, un saint celui-là !… Eh bien ! pourquoi Pascal,qui aurait pu marcher sur leurs traces à tous, vit-il obstinémentdans son trou, en vieil original à demi fêlé ?

Et, la jeune fille s’étant révoltée encore, elle lui ferma labouche d’un geste caressant de la main.

– Non, non ! laisse-moi finir… Je sais bien que Pascaln’est pas une bête, qu’il a fait des travaux remarquables, que sesenvois à l’Académie de médecine lui ont même acquis une réputationparmi les savants… Mais cela peut-il compter, à côté de ce quej’avais rêvé pour lui ? oui ! toute la belle clientèle dela ville, une grosse fortune, la décoration, enfin des honneurs,une position digne de la famille… Ah ! vois-tu, mon petitchat, c’est de cela que je me plains : il n’en est pas, il n’apas voulu en être, de la famille. Ma parole ! je le luidisais, quand il était enfant : « Mais d’oùsors-tu ? Tu n’es pas à nous ! » Moi, j’ai toutsacrifié à la famille, je me ferais hacher pour que la famille fûtà jamais grande et glorieuse !

Elle redressait sa petite taille, elle devenait très haute, dansl’unique passion de jouissance et d’orgueil qui avait empli sa vie.Mais elle recommençait sa promenade, lorsqu’elle eut unsaisissement, en apercevant soudain, par terre, le numéro duTemps, que le docteur avait jeté, après y avoir découpél’article, pour le joindre au dossier de Saccard ; et la vuede la fenêtre, ouverte au milieu de la feuille, la renseigna sansdoute, car, du coup, elle ne marcha plus, elle se laissa tomber surune chaise, comme si elle savait enfin ce qu’elle était venueapprendre.

– Ton père a été nommé directeur de l’Époque,reprit-elle brusquement.

– Oui, dit Clotilde avec tranquillité, maître me l’a dit,c’était dans le journal.

D’un air attentif et inquiet, Félicité la regardait, car cettenomination de Saccard, ce ralliement à la République, était unechose énorme. Après la chute de l’Empire, il avait osé rentrer enFrance, malgré sa condamnation comme directeur de la Banqueuniverselle, dont l’effondrement colossal avait précédé celui durégime. Des influences nouvelles, toute une intrigue extraordinairedevait l’avoir remis sur pied. Non seulement il avait eu sa grâce,mais encore il était une fois de plus en train de brasser desaffaires considérables, lancé dans le grand journalisme, retrouvantsa part dans tous les pots-de-vin. Et le souvenir s’évoquait desbrouilles de jadis, entre lui et son frère Eugène Rougon, qu’ilavait compromis si souvent, et que, par un retour ironique deschoses, il allait peut-être protéger, maintenant que l’ancienministre de l’Empire n’était plus qu’un simple député, résigné auseul rôle de défendre son maître déchu, avec l’entêtement que samère mettait à défendre sa famille. Elle obéissait encoredocilement aux ordres de son fils aîné, l’aigle, mêmefoudroyé ; mais Saccard, quoi qu’il fît, lui tenait aussi aucœur, par son indomptable besoin du succès ; et elle était enoutre fière de Maxime, le frère de Clotilde, qui s’étaitréinstallé, après la guerre, dans son hôtel de l’avenue duBois-de-Boulogne, où il mangeait la fortune que lui avait laisséesa femme, devenu prudent, d’une sagesse d’homme atteint dans sesmoelles, rusant avec la paralysie menaçante.

– Directeur de l’Époque, répéta-t-elle, c’est unevraie situation de ministre que ton père a conquise… Et j’oubliaisde te dire, j’ai encore écrit à ton frère, pour le déterminer àvenir nous voir. Cela le distrairait, lui ferait du bien. Puis, ily a cet enfant, ce pauvre Charles…

Elle n’insista pas, c’était là une autre des plaies dontsaignait son orgueil : un fils que Maxime avait eu, à dix-septans, d’une servante, et qui, maintenant, âgé d’une quinzained’années, de tête faible, vivait à Plassans, passant de l’un chezl’autre, à la charge de tous.

Un instant encore, elle attendit, espérant une réflexion deClotilde, une transition qui lui permettrait d’arriver où ellevoulait en venir. Lorsqu’elle vit que la jeune fille sedésintéressait, occupée à ranger des papiers sur son pupitre, ellese décida, après avoir jeté un coup d’œil sur Martine, quicontinuait à raccommoder le fauteuil, comme muette et sourde.

– Alors, ton oncle a découpé l’article duTemps ?

Très calme, Clotilde souriait.

– Oui, maître l’a mis dans les dossiers. Ah ! ce qu’ilenterre de notes, là-dedans ! Les naissances, les morts, lesmoindres incidents de la vie, tout y passe. Et il y a aussi l’Arbregénéalogique, tu sais bien, notre fameux Arbre généalogique, qu’iltient au courant !

Les yeux de la vieille Mme Rougon avaient flambé. Elleregardait fixement la jeune fille.

– Tu les connais, ces dossiers ?

– Oh ! non, grand-mère ! Jamais maître ne m’enparle, et il me défend de les toucher.

Mais elle ne la croyait pas.

– Voyons ! tu les as sous la main, tu as dû leslire.

Très simple, avec sa tranquille droiture, Clotilde répondit, ensouriant de nouveau.

– Non ! quand maître me défend une chose, c’est qu’ila ses raisons, et je ne la fais pas.

– Eh bien ! mon enfant, s’écria violemment Félicité,cédant à sa passion, toi que Pascal aime bien, et qu’il écouteraitpeut-être, tu devrais le supplier de brûler tout ça, car, s’ilvenait à mourir et qu’on trouvât les affreuses choses qu’il y alà-dedans, nous serions tous déshonorés !

Ah ! ces dossiers abominables, elle les voyait, la nuit,dans ses cauchemars, étaler en lettres de feu les histoires vraies,les tares physiologiques de la famille, tout cet envers de sagloire qu’elle aurait voulu à jamais enfouir, avec les ancêtresdéjà morts ! Elle savait comment le docteur avait eu l’idée deréunir ces documents, dès le début de ses grandes études surl’hérédité, comment il s’était trouvé conduit à prendre sa proprefamille en exemple, frappé des cas typiques qu’il y constatait etqui venaient à l’appui des lois découvertes par lui. N’était-ce pasun champ tout naturel d’observation, à portée de sa main, qu’ilconnaissait à fond ? Et, avec une belle carrure insoucieuse desavant, il accumulait sur les siens, depuis trente années, lesrenseignements les plus intimes, recueillant et classant tout,dressant cet Arbre généalogique des Rougon-Macquart, dont lesvolumineux dossiers n’étaient que le commentaire, bourré depreuves.

– Ah ! oui, continuait la vieille Mme Rougonardemment, au feu, au feu, toutes ces paperasses qui noussaliraient !

À ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, envoyant le tour que prenait l’entretien, elle l’arrêta d’un gesteprompt.

– Non, non ! Martine, restez ! vous n’êtes pas detrop, puisque vous êtes de la famille maintenant.

Puis, d’une voix sifflante :

– Un ramas de faussetés, de commérages, tous les mensongesque nos ennemis ont lancés autrefois contre nous, enragés par notretriomphe !… Songe un peu à cela, mon enfant. Sur nous tous,sur ton père, sur ta mère, sur ton frère, sur moi, tantd’horreurs !

– Des horreurs, grand-mère, mais comment lesais-tu ?

Elle se troubla un instant.

– Oh ! je m’en doute, va !… Quelle est la famillequi n’a pas eu des malheurs, qu’on peut mal interpréter ?Ainsi, notre mère à tous, cette chère et vénérable Tante Dide, tonarrière-grand-mère, n’est-elle pas depuis vingt et un ans à l’Asiledes aliénés, aux Tulettes ? Si Dieu lui a fait la grâce de lalaisser vivre jusqu’à l’âge de cent quatre ans, il l’a cruellementfrappée en lui ôtant la raison. Certes, il n’y a pas de honte àcela ; seulement, ce qui m’exaspère, ce qu’il ne faut pas,c’est qu’on dise ensuite que nous sommes tous fous… Et,tiens ! sur ton grand-oncle Macquart, lui aussi, en a-t-onfait courir des bruits déplorables ! Macquart a eu autrefoisdes torts, je ne le défends pas. Mais, aujourd’hui, ne vit-il pasbien sagement, dans sa petite propriété des Tulettes, à deux pas denotre malheureuse mère, sur laquelle il veille en bon fils ?…Enfin, écoute ! un dernier exemple. Ton frère Maxime a commisune grosse faute, lorsqu’il a eu, d’une servante, ce pauvre petitCharles, et il est d’autre part certain que le triste enfant n’apas la tête solide. N’importe ! cela te fera-t-il plaisir, sil’on te raconte que ton neveu est un dégénéré, qu’il reproduit, àtrois générations de distance, sa trisaïeule, la chère femme prèsde laquelle nous le menons parfois, et avec qui il se plaîttant ?… Non ! il n’y a plus de famille possible, si l’onse met à tout éplucher, les nerfs de celui-ci, les muscles de cetautre. C’est à dégoûter de vivre !

Clotilde l’avait écoutée attentivement, debout dans sa longueblouse noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeuxà terre. Un silence régna, puis elle dit avec lenteur :

– C’est la science, grand-mère.

– La science ! s’exclama Félicité, en piétinant denouveau, elle est jolie, leur science, qui va contre tout ce qu’ily a de sacré au monde ! Quand ils auront tout démoli, ilsseront bien avancés !… Ils tuent le respect, ils tuent lafamille, ils tuent le bon Dieu…

– Oh ! ne dites pas ça, Madame ! interrompitdouloureusement Martine, dont la dévotion étroite saignait. Nedites pas que Monsieur tue le bon Dieu !

– Si, ma pauvre fille, il le tue… Et, voyez-vous, c’est uncrime, au point de vue de la religion, que de le laisser se damnerainsi. Vous ne l’aimez pas, ma parole d’honneur ! non, vous nel’aimez pas, vous deux qui avez le bonheur de croire, puisque vousne faites rien pour qu’il rentre dans la vraie route… Ah !moi, à votre place, je fendrais plutôt cette armoire à coups dehache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les insultes aubon Dieu qu’elle contient !

Elle s’était plantée devant l’immense armoire, elle la mesuraitde son regard de feu, comme pour la prendre d’assaut, la saccager,l’anéantir, malgré la maigreur desséchée de ses quatre-vingts ans.Puis, avec un geste d’ironique dédain :

– Encore, avec sa science, s’il pouvait toutsavoir !

Clotilde était restée absorbée, les yeux perdus. Elle reprit àdemi-voix, oubliant les deux autres, se parlant àelle-même :

– C’est vrai, il ne peut tout savoir… Toujours, il y aautre chose, là-bas… C’est ce qui me fâche, c’est ce qui nous faitnous quereller parfois ; car je ne puis pas, comme lui, mettrele mystère à part : je m’en inquiète, jusqu’à en êtretorturée… Là-bas, tout ce qui veut et agit dans le frisson del’ombre, toutes les forces inconnues…

Sa voix s’était ralentie peu à peu, tombée à un murmureindistinct.

Alors, Martine, l’air sombre depuis un moment, intervint à sontour.

– Si c’était vrai pourtant, mademoiselle, que Monsieur sedamnât avec tous ces vilains papiers ! Dites, est-ce que nousle laisserions faire ?… Moi, voyez-vous, il me dirait de mejeter en bas de la terrasse, je fermerais les yeux et je mejetterais, parce que je sais qu’il a toujours raison. Mais, à sonsalut, oh ! si je le pouvais, j’y travaillerais malgré lui.Par tous les moyens, oui ! je le forcerais, ça m’est tropcruel de penser qu’il ne sera pas dans le ciel avec nous.

– Voilà qui est très bien, ma fille, approuva Félicité.Vous aimez au moins votre maître d’une façon intelligente.

Entre elles deux, Clotilde semblait encore irrésolue. Chez elle,la croyance ne se pliait pas à la règle stricte du dogme, lesentiment religieux ne se matérialisait pas dans l’espoir d’unparadis, d’un lieu de délices, où l’on devait retrouver les siens.C’était simplement, en elle, un besoin d’au-delà, une certitude quele vaste monde ne s’arrête point à la sensation, qu’il y a tout unautre monde inconnu, dont il faut tenir compte. Mais sa grand-mèresi vieille, cette servante si dévouée, l’ébranlaient, dans satendresse inquiète pour son oncle. Ne l’aimaient-elles pasdavantage, d’une façon plus éclairée et plus droite, elles qui levoulaient sans tache, dégagé de ses manies de savant, assez purpour être parmi les élus ? Des phrases de livres dévots luirevenaient, la continuelle bataille livrée à l’esprit du mal, lagloire des conversions emportées de haute lutte. Si elle se mettaità cette besogne sainte, si pourtant, malgré lui, elle lesauvait ! Et une exaltation, peu à peu, gagnait son esprit,tourné volontiers aux entreprises aventureuses.

– Certainement, finit-elle par dire, je serais trèsheureuse qu’il ne se cassât pas la tête, à entasser ces bouts depapier, et qu’il vînt avec nous à l’église.

En la voyant près de céder, Mme Rougon s’écria qu’ilfallait agir, et Martine elle-même pesa de toute sa réelleautorité. Elles s’étaient rapprochées, elles endoctrinaient lajeune fille, baissant la voix, comme pour un complot, d’oùsortirait un miraculeux bienfait, une joie divine dont la maisonentière serait parfumée. Quel triomphe, si l’on réconciliait ledocteur avec Dieu ! et quelle douceur ensuite, à vivreensemble, dans la communion céleste d’une même foi !

– Enfin, que dois-je faire ? demanda Clotilde,vaincue, conquise.

Mais, à ce moment, dans le silence, le pilon du docteur repritplus haut, de son rythme régulier. Et Félicité victorieuse, quiallait parler, tourna la tête avec inquiétude, regarda un instantla porte de la chambre voisine. Puis, à demi-voix :

– Tu sais où est la clef de l’armoire ?

Clotilde ne répondit pas, eut un simple geste, pour dire toutesa répugnance à trahir ainsi son maître.

– Que tu es enfant ! Je te jure de ne rien prendre, jene dérangerai même rien… Seulement, n’est-ce pas ? puisquenous sommes seules, et que jamais Pascal ne reparaît avant ledîner, nous pourrions nous assurer de ce qu’il y a là-dedans…Oh ! rien qu’un coup d’œil, ma parole d’honneur !

La jeune fille, immobile, ne consentait toujours pas.

– Et puis, peut-être que je me trompe, il n’y a sans doutelà aucune des mauvaises choses que je t’ai dites.

Ce fut décisif, elle courut prendre dans le tiroir la clef, elleouvrit elle-même l’armoire toute grande.

– Tiens ! grand-mère, les dossiers sont là-haut.

Martine, sans une parole, était allée se planter à la porte dela chambre, l’oreille au guet, écoutant le pilon, tandis queFélicité, clouée sur place par l’émotion, regardait les dossiers.Enfin, c’étaient eux, ces dossiers terribles, dont le cauchemarempoisonnait sa vie ! elle les voyait, elle allait lestoucher, les emporter ! Et elle se dressait, dans unallongement passionné de ses courtes jambes.

– C’est trop haut, mon petit chat, dit-elle. Aide-moi,donne-les-moi !

– Oh ! ça, non, grand-mère !… Prends unechaise.

Félicité prit une chaise, monta lestement dessus. Mais elleétait encore trop petite. D’un effort extraordinaire, elle sehaussait, arrivait à se grandir, jusqu’à toucher du bout de sesongles les chemises de fort papier bleu ; et ses doigts sepromenaient, se crispaient, avec des égratignements de griffes.Brusquement, il y eut un fracas : c’était un échantillongéologique, un fragment de marbre, qui se trouvait sur une plancheinférieure, et qu’elle venait de faire tomber.

Aussitôt, le pilon s’arrêta, et Martine dit d’une voixétouffée :

– Méfiez-vous, le voici !

Mais Félicité, désespérée, n’entendait pas, ne lâchait pas,lorsque Pascal entra vivement. Il avait cru à un malheur, à unechute, et il demeura stupéfié devant ce qu’il voyait : sa mèresur la chaise, le bras encore en l’air, tandis que Martine s’étaitécartée, et que Clotilde debout, très pâle, attendait, sansdétourner les yeux. Quand il eut compris, lui-même devint d’uneblancheur de linge. Une colère terrible montait en lui.

La vieille Mme Rougon, d’ailleurs, ne se troublaaucunement. Dès qu’elle vit l’occasion perdue, elle sauta de lachaise, ne fit aucune allusion à la vilaine besogne dans laquelleil la surprenait.

– Tiens, c’est toi ! Je ne voulais pas te déranger…J’étais venue embrasser Clotilde. Mais voici près de deux heuresque je bavarde, et je file bien vite. On m’attend chez moi, on nedoit plus savoir ce que je suis devenue… Au revoir, àdimanche !

Elle s’en alla, très à l’aise, après avoir souri à son fils, quiétait resté muet devant elle, respectueux. C’était une attitudeprise par lui, depuis longtemps, pour éviter une explication qu’ilsentait devoir être cruelle et dont il avait toujours eu peur. Illa connaissait, il voulait tout lui pardonner, dans sa largetolérance de savant qui faisait la part de l’hérédité, du milieu etdes circonstances. Puis, n’était-elle pas sa mère ? et celaaurait suffi ; car, au milieu des effroyables coups que sesrecherches portaient à la famille, il gardait une grande tendressede cœur pour les siens.

Lorsque sa mère ne fut plus là, sa colère éclata, s’abattit surClotilde. Il avait détourné les yeux de Martine, il les tenaitfixés sur la jeune fille, dont les regards ne se baissaienttoujours pas, dans une bravoure qui acceptait la responsabilité deson acte.

– Toi ! toi ! dit-il enfin.

Il lui avait saisi le bras, il le serrait, à la faire crier.Mais elle continuait à le regarder en face, sans plier devant lui,avec la volonté indomptable de sa personnalité, de sa pensée, àelle. Elle était belle et irritante, si mince, si élancée, vêtue desa blouse noire ; et son exquise jeunesse blonde, son frontdroit, son nez fin, son menton ferme, prenaient un charme guerrier,dans sa révolte.

– Toi que j’ai faite, toi qui es mon élève, mon amie, monautre pensée, à qui j’ai donné un peu de mon cœur et de moncerveau ! Ah ! oui, j’aurais dû te garder tout entièrepour moi, ne pas me laisser prendre le meilleur de toi-même par tonbête de bon Dieu !

– Oh ! Monsieur, vous blasphémez ! cria Martine,qui s’était rapprochée, pour détourner sur elle une partie de sacolère.

Mais il ne la voyait même pas. Clotilde seule existait. Et ilétait comme transfiguré, soulevé d’une telle passion, que, sous sescheveux blancs, dans sa barbe blanche, son beau visage flambait dejeunesse, d’une immense tendresse blessée et exaspérée. Un instantencore, ils se contemplèrent de la sorte, sans se céder, les yeuxsur les yeux.

– Toi ! toi ! répétait-il, de sa voixfrémissante.

– Oui, moi !… Pourquoi donc, maître, ne t’aimerais-jepas autant que tu m’aimes ? et pourquoi, si je te crois enpéril, ne tâcherais-je pas de te sauver ? Tu t’inquiètes biende ce que je pense, tu veux bien me forcer à penser commetoi !

Jamais elle ne lui avait ainsi tenu tête.

– Mais tu es une petite fille, tu ne sais rien !

– Non, je suis une âme, et tu n’en sais pas plus quemoi !

Il lui lâcha le bras, il eut un grand geste vague vers le ciel,et un extraordinaire silence tomba, plein des choses graves, del’inutile discussion qu’il ne voulait pas engager. D’une rudepoussée, il était allé ouvrir le volet de la fenêtre dumilieu ; car le soleil baissait, la salle s’emplissaitd’ombre. Puis, il revint.

Mais elle, dans un besoin d’air et de libre espace, était alléeà cette fenêtre ouverte. L’ardente pluie de braise avait cessé, iln’y avait plus, tombant de haut, que le dernier frisson du cielsurchauffé et pâlissant ; et, de la terre brûlante encore,montaient des odeurs chaudes, avec la respiration soulagée du soir.Au bas de la terrasse, c’était d’abord la voie du chemin de fer,les premières dépendances de la gare, dont on apercevait lesbâtiments ; puis, traversant la vaste plaine aride, une ligned’arbres indiquait le cours de la Viorne, au-delà duquel montaientles coteaux de Sainte-Marthe, des gradins de terres rougeâtresplantées d’oliviers, soutenues par des murs de pierres sèches, etque couronnaient des bois sombres de pins : large amphithéâtredésolé, mangé de soleil, d’un ton de vieille brique cuite,déroulant en haut, sur le ciel, cette frange de verdure noire. Àgauche, s’ouvraient les gorges de la Seille, des amas de pierresjaunes, écroulées au milieu de terres couleur de sang, dominées parune immense barre de rochers, pareille à un mur de forteressegéante ; tandis que, vers la droite, à l’entrée même de lavallée où coulait la Viorne, la ville de Plassans étageait sestoitures de tuiles décolorées et roses, son fouillis ramassé devieille cité, que perçaient des cimes d’ormes antiques, et surlaquelle régnait la haute tour de Saint-Saturnin, solitaire etsereine, à cette heure, dans l’or limpide du couchant.

– Ah ! mon Dieu ! dit lentement Clotilde, faut-ilêtre orgueilleux, pour croire qu’on va tout prendre dans sa main ettout connaître !

Pascal venait de monter sur la chaise, afin de s’assurer que pasun des dossiers ne manquait. Ensuite, il ramassa le fragment demarbre, le replaça sur la planche ; et, quand il eut refermél’armoire, d’une main énergique, il mit la clef au fond de sapoche.

– Oui, reprit-il, tâcher de tout connaître, et surtout nepas perdre la tête avec ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on neconnaîtra sans doute jamais !

Martine, de nouveau, s’était rapprochée de Clotilde, pour lasoutenir, pour montrer que toutes deux faisaient cause commune. Et,maintenant, le docteur l’apercevait, elle aussi, les sentait l’uneet l’autre unies dans la même volonté de conquête. Après des annéesde sourdes tentatives, c’était enfin la guerre ouverte, le savantqui voit les siens se tourner contre sa pensée et la menacer dedestruction. Il n’est point de pire tourment, avoir la trahisonchez soi, autour de soi, être traqué, dépossédé, anéanti, par ceuxque vous aimez et qui vous aiment !

Brusquement, cette idée affreuse lui apparut.

– Mais vous m’aimez toutes les deux pourtant !

Il vit leurs yeux s’obscurcir de larmes, il fut pris d’uneinfinie tristesse, dans cette fin si calme d’un beau jour. Toute sagaieté, toute sa bonté, qui venaient de sa passion de la vie, enétaient bouleversées.

– Ah ! ma chérie, et toi, ma pauvre fille, vous faitesça pour mon bonheur, n’est-ce pas ? Mais, hélas ! quenous allons être malheureux !

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