Le doigt du Destin

Le doigt du Destin

de Thomas Mayne Reid

Chapitre 1 Les demi-frères.

Dans un bois, à dix milles environ de Windsor,deux jeunes gens s’avancent silencieusement, le fusil en arrêt. En avant, quête une couple de beaux chiens couchants ; en arrière, marche un garde revêtu d’une riche livrée et parfaitement équipé. La présence des épagneuls et du garde exclurait toute idée de braconnage, si l’apparence mémo des chasseurs permettait d’entretenir le moindre soupçon à ce sujet.

Ce bois n’est qu’une simple remise à faisans appartenant à leur père, le général Harding. Ancien officier de l’armée des Indes, le général, pendant vingt ans de service actif en Orient, a amassé les deux cent mille livres sterling nécessaires à l’acquisition d’une propriété dans le plaisant comté de Bucks ; c’est là qu’il s’est fixé dans l’espoir de se rétablir d’une maladie de foie gagnée dans les plaines brûlantes de l’ Hindoustan.

Un château, en briques rouges, datant du règne d’ Elisabeth, et dont on pouvait apercevoir, à travers les éclaircies de la futaie, se profiler sur l’azur les lignes élégantes, témoignait du goût raffiné du général, en même temps que cinq cents acres de parc admirablement boisé, des terres en plein rapport attenantes à l’habitation et une demi-douzaine de fermes bien arrentées, prouvaient que le ci-devant soldat ne s’était pas donné le mal de ramasser aux Indes une si grande quantité de lacs de roupies pour les gaspiller inintelligemment en Angleterre.

Les deux chasseurs sont ses fils uniques, parle fait, les seuls membres de sa famille, à l’exception d’une sœur qui, âgée de seize ans et peu intéressante, d’ailleurs, ne figure que pour mémoire dans le récit.

En examinant les jeunes gens, à mesure qu’ils s’avancent dans la réserve à faisans, on voit que si leur taille est à peu près égale, ils se distinguent l’un de l’autre parlâge et la physionomie. Tous deux ont le teint bronzé,mais d’une nuance différente. L’aîné, répondant au nom de Nigel, a la peau presque olivâtre et des cheveux droits et noirs qui, au soleil, revêtent des reflets pourpres.

Henry, le cadet, possède une carnation plus fine et plus rosée ; sa chevelure, d’un beau châtain doré,descend sur son cou en boucles ondoyantes.

Si différente est leur apparence extérieure,qu’un étranger pourrait difficilement s’imaginer quils sont frères.

Ils ne le sont pas non plus dans la stricte acception du mot. Tous deux peuvent appeler le général Harding leur père, mais ils doivent le jour à deux femmes différentes, mortes aujourd’hui. La mère de Nigel repose dans un mausolée aux environs de l’antique cité d’Hyderabad ; celle de henry, dans une tombe de date plus récente, élevée dans l’enclave d’un cimetière de village, en Angleterre.

Le général Harding n’est pas le seul homme,civil ou militaire, qui ait deux fois introduit son cou dans le joug du mariage, bien que peu d’individus aient jamais épousé deux femmes si dissemblables. Physiquement, intellectuellement,moralement, l’Hindoue d’Hyderabad différait autant de la Saxonne qui lui avait succédé, que l’Inde diffère de l’Angleterre.

Cette différence de tempérament s’est propagée de mère en fils ; et il suffit de considérer Nigel et Henry pour s’apercevoir que le sang paternel n’a pas réussi à la détruire.

Un incident va justement en donner la preuve.

Quoique le bois qu’ils fouillent soit exclusivement une réserve à faisans, ce n’est plus l’oiseau à l’aile vigoureuse que poursuivent les jeunes chasseurs. Les chiens cherchent un plus petit gibier.

Nous sommes au milieu de l’hiver. Une semaine auparavant, les deux frères, coiffés de la cape et revêtus de la robe d’étudiant, parcouraient en péripatéticiens les cloîtres du collège d’Oriel, à Oxford. En vacances pour plusieurs jours, ils ne peuvent trouver de plus agréable occupation que de battre les bois du domaine paternel.

La gelée, qui a durci le sol, s’oppose à lagrande chasse, mais la bécassine et le coq de bruyère, tous deuxoiseaux de passage, se sont abattus dans le voisinage des eauxcourantes.

C’est sur les bords d’un ruisseau qui, défiantla gelée, murmure à travers les arbres, que les jeunes gens se sontmis en quête. C’est le coq de bruyère qu’ils chassent : larace de leurs chiens, des épagneuls, l’indique suffisamment.

Ces chiens, un blanc et un noir, sont de racepure, mais différemment élevés. Le noir tombe en arrêt ferme commeun roc ; le blanc, plus évaporé, court comme un fou ;deux fois déjà il a lancé l’oiseau sans l’arrêter.

Le chien blanc appartient à Nigel, le noir àson demi-frère.

Pour la troisième fois, l’épagneul donne unepreuve de son défaut d’éducation, en faisant partir un coq avantque son maître puisse le tirer.

Le sang d’Hyderabad bouillonne, malgrél’hiver, dans les veines de Nigel.

– Ce gredin a besoin d’une leçon,s’écria-t-il, en déposant son fusil contre un arbre et en tirantson couteau. C’est ce que tu aurais du faire depuis longtemps,Doggy Dick, si tu avais accompli seulement la moitié de tondevoir.

– Mon Dieu, maître Nigel, répondit legarde auquel s’adressait l’apostrophe, j’ai fouetté l’animaljusqu’à me démancher les bras. Mais rien n’y fait. Il n’a pasl’instinct de l’arrêt.

– Alors, je vais le lui donner !s’écria le jeune Anglo-indien, s’avançant, couteau en main, versl’épagneul. Regarde !

– Arrête, Nigel, dit Henry ens’interposant. Tu ne veux certainement pas blesser le chien.

– Que t’importe ? Il est à moi etnon pas à toi.

– Il m’importe que tu ne commettes pas unacte de cruauté. Ce n’est pas sa faute à ce pauvre animal. C’estpeut-être, comme tu l’as dit, celle de Dick, qui l’aura maldressé.

– Merci, maître Henry ! Dieu obligédu compliment. C’est toujours ma faute, comme de juste. Pourtantj’ai fait de mon mieux. Bien obligé, maître Henry !

Doggy Dick qui, quoique jeune, n’est ni beauni bien tourné, accompagna son observation d’un regard témoignantd’une âme encore plus laide que n’était disgracieuse saphysionomie.

– Taisez-vous, tous deux, vociféra Nigel.Je vais châtier mon chien comme il le mérite, et non pas comme tusembles le désirer, mitre Henry. Il me faut une baguette pour lefouetter.

Ce ne fut pas une baguette qu’il coupa à unarbre, mais un bâton de trois quarts de pouce de diamètre. Il enfrappa brutalement l’épagneul, dont les hurlements plaintifsremplirent les bois.

Henry suppliait en vain son frère des’arrêter ; Nigel frappait toujours.

– Allez toujours, s’écriait le cruelgarde. C’est pour son bien.

– Quant à toi, Dick, je te recommanderaià mon père.

Une exclamation de colère de son demi-frère etun sourd grognement du sauvage à longues guêtres furent tout ce queproduisit la menace de Henry. Nigel, furieux, n’en frappa que plusfort.

– C’est une honte, Nigel ! Tu asassez battu la pauvre bête. Finis !

– Pas avant de lui avoir laissé unsouvenir de moi.

– Que vas-tu faire, dit anxieusementHenry ; en voyant gon frère jeter sa baguette et brandir soncouteau ? Certainement, tu ne veux pas…

– Lui fendre l’oreille ?… C’estprécisément mon intention.

– Tu me fendras la main auparavant !s’écria le jeune homme, en se jetant à genoux et couvrant de sesdeux mains la tête de l’épagneul.

– Bas les mains, Henry ! Le chienm’appartient ; j’en puis faire ce que je veux, bas lesmains !

– Non !

– Alors, tant pis pour toi !

De la main gauche, Nigel saisit l’oreille del’animal et frappa de l’autre à poing perdu.

Le sang jaillit à la face des doux frères etse répandit en flots écarlates sur la robe blanche de l’épagneul.Ce n’était pas le sang du chien de Nigel, mais celui de Henry, dontle petit doigt de la main gauche avait été ouvert de l’articulationà l’ongle.

– Cela t’apprendra à te mêler de mesaffaires, s’écria Nigel, sans témoigner le moindre regret de sasauvagerie. Une autre fois, tu mettras tes mains dans tespoches.

La brutalité de l’observation fit enfinbouillonner le sang saxon du frère cadet, auquel la douleur de sablessure avait laissé tout son sang-froid.

– Lâche ! s’écria-t-il, jette toncouteau et avance. Bien que tu ais trois ans de plus que moi, je nete crains pas et je vais te corriger à mon tour.

Nigel, fou de rage de se voir défier par unenfant qu’il avait pris l’habitude de corriger à sa guise, laissatomber son couteau ; et les deux frères entamèrent un duel àcoups de poing aussi furieux que si le même sang ne coulait pasdans leurs veines.

Comme il a été dit, il n’existait entre lesdeux frères qu’une légère différence extérieure : Nigel étaitplus grand, Henry plus solidement charpenté. Dans cette sorte delutte, les muscles du Saxon avaient une supériorité marquée surceux de l’Anglo-indien ; au bout de dix minutes, ce dernierétait si rudement étrillé que le garde se crut obligé d’intervenir.Il s’en serait bien gardé, si Henry avait eu le dessous.

Il ne pouvait plus être question de chasse.Enveloppant de son mouchoir sa main blessée, Henry appela son chienet reprit le chemin du château. Nigel, honteux de sa défaite,suivait de loin, Doggy Dick à ses côtés et l’épagneul taché de sangsur leurs talons.

Le prompt retour des chasseurssurprit le générai Harding. La rivière serait-elle prise ? Lescoqs de bruyère auraient-ils cherché une autre remise ? Lemouchoir maculé frappa ses yeux ; la blessure de Henry, levisage tuméfié de Nigel demandaient une explication. Chacun desdeux frères présenta la sienne. Naturellement, le garde appuyacelle de l’aîné ; mais le vieux soldat sut bien discerner lavérité, et Nigel eut la plus large part dans les reproches qu’iladressa à ses enfants.

La journée fut mauvaise pour tous, sauf pourl’épagneul noir. Doggy Dick ne sortit pas sain et sauf de labagarre. Le général lui ordonna de dépouiller sa livrée et dequitter immédiatement le château en l’invitant à ne plus seprésenter sur ses terres sous peine d’être traité enbraconnier.

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