Le doigt du Destin

Chapitre 10Le poisson mord.

Le colonel dont les os blanchissaient dans lePunjaub ne laissait, nous l’avons dit, qu’une médiocre fortune. Saveuve trouvait cependant le moyen d’entretenir un attelage, lequelne se composait, il est vrai, que d’un poney et d’un phaéton, maisle poney était vif, le phaéton convenable, et il semblait mêmed’une suprême élégance lorsque la charmante Belle s’y trouvait,coiffée en amazone, fouet et rênes en main ; sur le siège dederrière se tenait ordinairement assis dans une pose académique, ungroom, à la livrée éclatante, aux boutons resplendissants, stylé àsouhait et représentant dignement l’honneur de la maison.

Ce séduisant petit tableau de la vie decampagne se pouvait voir à la porte du cottage deMme Mainwaring, à onze heures du matin, le jour même où lamère et la fille avaient eu la conversation relatée dans un desprécédents chapitres. Cette sortie, trop matinale pour une simplepromenade, avait un but sérieux, une visite à l’attorney. DéjàMelle, installée sur le siège, faisait siffler son fouet avec lagrâce qui accompagnait chacun de ses mouvements, et le poneyobéissant allait prendre le trot, lorsque parut la voiture demaître Woolet lui-même.

La « trappe » se dirigeaitévidemment vers la villa où, maintes fois déjà, elle avait déposéson maître. C’était une heureuse coïncidence. Ainsi pensèrentMme Mainwaring et sa fille qui ne désiraient, ni l’une nil’autre, se rendre à la ville ce jour-là. Il ne s’agissait pas, eneffet, de courir les magasins, mais d’affaires sérieuses à traiteravec M. Woolet. Ce dernier semblait avoir été poussé par unesorte de prescience. Il venait, donc on pouvait rester.

Les dames mirent pied à terre, après avoir misles rênes dans les mains du groom, et, suivies de l’homme de loi,elles rentrèrent dans le cottage. L’attorney fut introduit ausalon. L’affaire qui l’amenait n’ayant rien de commun, dit-il, avecla ravissante Belle, celle-ci s’éloigna aussitôt, laissant sa mèreseule avec M. Woolet.

Le basochien conservait dans ses manières unecertaine obséquiosité bien moins caractérisée, cependant, que cellequ’il avait déployée dans son entrevue avec le vétéran. C’étaitd’ailleurs un vernis dont il ne se dépouillait jamais complètement.Il existait, il est vrai, une différence énorme entre ungénéral ; possesseur d’une centaine de mille livres, et laveuve d’un colonel, dont la fortune atteignait à peine le mêmenombre de gros sous. Cependant, Mme Mainwaring jouissait d’uneposition sociale dont il fallait tenir compte ; elle avait unefille qui, d’un jour à l’autre, pouvait devenir la femme d’un hommeriche à cent mille livres ; clientèle des plus profitablespour celui qui, à ce moment, aurait la chance d’être le Conseiljudiciaire de la mère. M. Woolet était doué de trop deperspicacité pour n’avoir pas embrassé d’un coup d’œil toutes cesprévisions. S’il montra plus d’abandon dans ses paroles et dans sesmanières, vis-à-vis de la veuve du colonel, qu’il ne l’avait faiten présence du général, ce fut simplement parce qu’il avait reconnuchez la dame une nature à la fois plus semblable à la sienne etmoins scrupuleuse que celle du vétéran en tout ce qui concernaitles points d’honneur et d’étiquette.

– Auriez-vous quelque communication à mefaire M. Woolet ? demanda la veuve, sans faire allusion àla visite qu’elle avait eu lintention de lui faireelle-même.

– Oui, madame. Il est possible que je mesois dérangé pour rien et interrompu inconsidérément votre sortie.Ce que j’ai à vous dire peut n’avoir aucune importance. Dans tousles cas, je ne vous demande que cinq minutes d’attention.

– Prenez le temps que vous voudrez,M. Woolet. Nous sortions sans but précis – pour courir lesmagasins – cela peut se remettre. Veuillez vous asseoir.

L’attorney prit une chaise, tandis queMme Mainwaring étalait ses jupes sur un canapé.

– Est-ce quelque chose qui ait rapport aucottage ? continua-t-elle avec une indifférence affectée. Leloyer, il me semble, est payé jusqu’au…

– Il ne s’agit pas de cela, interrompitl’homme de loi. Vous êtes trop ponctuelle dans vos payements,Mme Mainwaring, pour avoir besoin de me rafraîchir la mémoire.Je viens pour une affaire qui, maintenant que j’y réfléchis, frisede ma part l’indiscrétion. Mais, je vous l’ai dit, elle peut êtreimportante ; et attaché, comme je le suis, à vos intérêts,j’ai cru de mon devoir de vous en parler, espérant, si je me suistrompé, que vous voudrez bien n’attribuer mon ingérence qu’a unexcès de zèle.

La veuve ouvrit des yeux, jadis fort beaux,mais qui n’exprimaient plus actuellement que la surprise. Lesfaçons de l’attorney, son air de confiance, ses assurances amicaleslui laissaient prévoir quelque révélation intéressante.

– Un excès de zèle de votre part ne peutoffenser personne, M. Woolet – et moi encore moins. Veuillezdonc parler. Que votre communication m’intéresse ou non, je vouspromets d’en peser sérieusement la valeur et de vous répondrefranchement.

D’abord, madame, je dois vous poser unequestion qui, venant de tout autre, pourrait paraître impertinente.Mais Vous m’avez fait l’honneur de me choisir comme conseil ;mon dévouement est mon excuse. On suppose dans le pays – et pourdire vrai, on fait plus que supposer que votre fille est sur lepoint de se… de contracter une alliance avec l’un des fils dugénéral Harding. Puis-je vous demander si ce bruit estfondé ?

– Eh bien, M. Woolet, à vous jerépondrai qu’il y a du vrai dans cette supposition.

– Puis-je vous demander de plus quel est,des deux fis du général, celui que votre fille a daigné honorer deson choix ?

– Vraiment ; M. Woolet… Maisdans quel but voulez-vous le savoir ?

– J’ai une raison, madame – une raisonqui vous touchera, ou je me trompe fort.

– Qui me touchera ! Etcomment ?

– Prenez et lisez, se contenta derépondre le loup-cervier en lui présentant une feuille de papierazurée contenant quelques lignes d’écriture dont l’encre avait eu àpeine le temps de sécher.

C’était le testament du général Harding.

À mesure qu’elle lisait, le sang, comme unemarée montante, affluait au visage et au cou de la veuve. En dépitde son flegme d’Écossaise – de la puissance qu’elle avait acquisesur elle-même dans cette vie accidentée qui est le partage desfemmes d’officiers de l’armée des Indes – elle n’eut pas la forcede cacher son émotion. Ce qu’elle dévorait des yeux était comme unécho de ses propres pensées – une réponse aux réflexions qui, àpeine une heure auparavant, traversaient son esprit et qu’elleavait communiquées à sa fille.

Aussi adroitement que peut le faire une femme– et Mme Mainwaring n’était pas la plus naïve créature de sonsexe – elle essaya de démontrer à M. Woolet qu’elle nes’intéressait que médiocrement au document qui venait de lui êtredévoilé. La seule chose qui l’affectait, dit-elle, était de voir legénéral Harding oublier assez ses devoirs de père pour établir unesemblable distinction entre ses enfants. Tous deux luiappartenaient par le sang, et bien que le cadet eût pu mener uneconduite peu exemplaire, il était jeune et se corrigeraitcertainement, avec le temps, des habitudes qui avaient mécontentéson père.

Quant à elle-même, Mme Mainwaring, elleétait fort peinée, et quoique l’affaire ne la touchâtqu’incidemment, elle croyait devoir remercier M. Woolet del’obligeance qu’il avait mise à lui communiquer les termes de cetétrange testament et lui en garderait une éternellereconnaissance.

La fin de cette singulière homélie futprononcée d’un ton qui ne pouvait tromper un observateur commeM. Woolet. Aussi, quand la bonne dame ferma la bouche, il pliatranquillement le testament et se disposa à prendre congé.Renouveler ses excuses et ses protestations de dévouement étaitchose parfaitement inutile. Les braves gens se comprenaientmutuellement, même en se taisant.

M. Woolet accepta un verre de xérès et unbiscuit, se réintégra dans sa « trappe » et reprit lechemin de son étude, tandis que le groom, sur l’ordre de lamaîtresse, dételait le poney et le ramenait à l’écurie.

Dès que l’attorney eût tourné les talons,Belle rentra au salon.

– Que te voulait-il, maman ?demanda-t-elle tout d’abord. Est-ce quelque chose qui meconcerne ?

– Sans aucun doute. Si tu acceptes HenryHarding, tu épouses la pauvreté. J’ai vu le testament. Son père l’adéshérité.

Miss Mainwaring s’affaissa sur le sofa enpoussant un cri qui témoignait plus de son désappointement que deson désespoir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer