Le doigt du Destin

Chapitre 11La demande en mariage.

L’après-midi s’avançait, et Belle, à demiétendue sur le divan, les bras croisés sur la poitrine,réfléchissait profondément. Sa situation était délicate etembarrassante. Elle attendait une demande en mariage avec la fermeintention de la repousser. Les conseils, les ordres mêmes de samère avaient porté leurs fruits et elle était déterminée à ne plusconsidérer, dans l’existence, que son côté pratique etutilitaire.

Ce n’était, cependant, pas sans un certaintrouble moral, sans une lutte assez vive contre ses propressentiments, qu’elle avait pris cette décision. En réalité, l’hommedont elle allait refuser la main, elle l’aimait plus qu’elle ne sel’imaginait elle-même, ainsi qu’elle le découvrit plus tard. Malgrésa coquetterie, en dépit de son désir effréné de voir tous leshommes à ses pieds, elle avait un cœur, non pas des plus purs etdes plus dévoués ; mais, tel qu’il était, il semblaitappartenir à Henry Harding.

Toutefois, elle en comprimait énergiquementles battements. Henry était-il en mesure de réaliser ses plusardentes aspirations ? Pouvait-il l’entourer de toutes lessplendeurs de la fortune, de toutes les délicatesses du luxe leplus raffiné. Non, elle le savait désormais. À lui son cœur, à unautre sa main – à son frère Nigel, peut-être, murmurait à sonoreille le démon de l’orgueil et de la vanité.

C’était réellement une ravissante créature queBelle Mainwaring. D’une taille un peu au-dessus de la moyenne,telle était la perfection symétrique de sa personne qu’elle étaitgracieuse sans efforts. Ses grands yeux bleus, généralement noyésde langueur, laissaient échapper à l’occasion des regards d’unepénétrante douceur. La nature s’était montrée prodigue envers elleet l’art avait parachevé son œuvre, Belle connaissait parfaitementla valeur de ses séductions physiques ; exercée, dèsl’enfance, à en tirer parti, elle les utilisait actuellement avecune rare habileté. Elle usait volontiers des attitudes penchées etsavait s’abandonner sur un sofa avec une nonchalance et unemorbidesse qui enivraient ses nombreux admirateurs.

Mais, ce jour-là, il ne s’agissait de poseplastique, ni devant un tiers, ni devant elle-même. Elle n’en avaitpas le pouvoir, encore moins le désir. L’agitation de son esprit setraduisit par un incroyable besoin de mouvement. Se levantbrusquement du sofa où, par exception, elle se tenait toute droite,elle parcourait le salon à pas saccadés, s’approchait d’une fenêtrepour jeter un coup d’œil sur la route, revenait s’asseoir etrestait plongée dans de profondes et anxieuses réflexions.

Quelle serait sa réponse ! Comment s’yprendrait-elle pour en déguiser ou, au moins, en faire accepterl’amertume ? Ne possédait-elle pas le cœur de celui qui venaitlui demander sa main ? Le désespoir qu’elle allait causerserait immense ; elle n’en doutait pas ; mais ellevoulait l’adoucir, autant que possible, et cherchait les fleurs derhétorique dans lesquelles elle pourrait envelopper son refus. Ellecroyait avoir suffisamment poli ce difficile morceau d’éloquence,lorsqu’un spasme douloureux souleva sa poitrine. Il fallaittoujours finir par dire non ; c’était là le plus cruel effortet ce simple monosyllabe démolissait tout d’un coup l’échafaudagesi péniblement élevé dans son esprit.

Un instant, obéissant à des sentiments pluspurs et plus naturels, elle fut sur le point de modifierradicalement sa décision spontanée, et d’accepter Henry Harding,malgré sa pauvreté, malgré les conseils de sa mère.

Mais cette noble résolution ne fitqu’effleurer son esprit. Elle s’évanouit comme l’éclair et nerendit que plus sensibles les sombres nuages qui obscurciraient sadestinée si elle était assez faible pour céder à l’entraînement dela jeunesse et de l’amour. – Un époux déshérité ! Les millelivres composant toute la fortune de Henry suffiraient à peine àpayer la corbeille qu’elle ambitionnait et les fêtes qui devaientillustrer ses noces ! Sa mère possédait véritablement le senspratique. N’était-il pas, d’ailleurs, de son devoir de s’inclinerdevant la volonté de l’auteur de ses jours ?

Une autre pensée la confirma dans sadétermination. Elle avait de bonnes raisons pour être certaine desa conquête ; et si, plus tard, elle croyait devoir céder àson penchant, elle le pourrait encore faire. Il était possible quele général Harding se repentît d’avoir déshérité son plus jeunefils et révoquât un testament probablement dicté dans un moment dedépit ou de colère. Ce n’était l’opinion ni de l’homme de loi ni deMme Mainwaring, qui savaient le général peu enclin à revenirsur le fait accompli. Mais Belle pensait différemment. Elleregardait l’avenir à travers le prisme de l’espérance éclairé parl’amour.

C’est dans cette situation d’esprit que setrouvait miss Mainwaring lorsque le groom annonça Henry Harding etl’introduisit dans le salon. Peut-être, à la vue des beaux traitset de l’élégante prestance du jeune homme, sa résolutionchancela-t-elle. Mais cette émotion ne dura qu’un moment ; lapensée de l’exhérédation suffit pour la dissiper.

Elle ne se trompait par sur le motif de lavisite de Henry. Par le fait, dans leur dernière entrevue, toutavait été dit, sauf une déclaration formelle. Des paroles avaientété échangées, qui pouvaient être considérées comme un engagementde la part du fils du général, comme une acceptation de la part dela jeune fille. Plein de confiance, Henry venait donc prier Bellede le considérer désormais comme son fiancé reconnu.

Avec la franchise et la loyauté qui faisaientle fond de son caractère et ne lui permettaient pas de supposer,chez les autres, une arrière-pensée, il exposa sa demande.

La réponse le frappa en plein cœur. Ce n’étaitpas un refus catégorique ; mais la jeune fille subordonnaitson consentement à l’agrément de sa mère.

C’est ce que Henry Harding ne pouvaitcomprendre. Elle, cette impérieuse beauté, qui, à ses yeux,semblait revêtue de la toute-puissance, faire dépendre son bonheurdu bon plaisir de sa mère, et d’une mère bien connue pour sonhumeur capricieuse et son égotisme ! Le coup était inattenduet d’autant plus pénible qu’il semblait annoncer un mauvais vouloirde la part de Mme Mainwaring.

Henry n’était pas de nature à rester dansl’indécision ; il demanda à voir la veuve sur-le-champ.

Quelques minutes après, Mme Mainwaringvenait prendre, sur le sofa, la place de sa fille qui avait crudevoir se dispenser d’assister à l’entretien.

Dans l’air glacial, dans l’attitude raide etguindée de la veuve, Henry crut lire la ruine de ses projets etl’écroulement de ses espérances. Ces craintes tout instinctivesfurent immédiatement confirmées.

Mme Mainwaring se déclara fort sensible àl’honneur que lui faisait le jeune homme en aspirant à devenir songendre et lui en adressa ses plus vifs remerciements. Mais elleajouta aussitôt que la situation dans laquelle se trouvaient safille et elle rendait toute union impossible. M. Hardingdevait savoir que la mort subite de son cher mari l’avait laisséepresque sans ressources. Belle était donc sans fortune ; etcomme il était lui-même dans le même cas, une union, dans cesconditions, constituerait non seulement une imprudence, mais laplus insigne des folies. Bien que pauvre, et grâce à la tendressede sa mère, peut-être à sa faiblesse, Belle avait toujours vécu,sinon dans le luxe, au moins dans le confort. Que deviendrait-ellecomme mère de famille, avec un époux forcé de lutter contre lesdifficultés de l’existence ? Elle ne pouvait, sans trembler,songer à un sort semblable pour sa chère enfant. M. Hardingétait jeune et le monde s’ouvrait devant lui ; mais il n’avaitpas été élevé pour une profession quelconque et ses habitudes nelui permettaient d’en poursuivre aucune. Pour toutes ces raisons,Mme Mainwaring croyait de son droit de décliner résolumentmais respectueusement l’alliance proposée.

Ce long discours, débité d’un ton dogmatique,Henry l’écouta en silence, mais avec un étonnement qui se peignitsur sa physionomie et qui grandissait à mesure que la bonne damelaissait tomber de ses lèvres ces phrases toutes préparées.

– Certainement, madame, dit-il, quand ledernier mot de la harangue eût été prononcé, vous ne voulez pasdire…

– Dire quoi, M. Harding ?

– Que je ne suis pas capable de fairevivre honorablement ma… votre fille. Je ne comprends rien à lalutte dont vous parlez. Je n’exerce aucune profession, c’est vrai,mais il me semble que je n’en ai pas besoin. La fortune de mon pèrem’en dispense et pour le présent et pour l’avenir. Nous ne seronsque deux à la partager.

– Vous croyez, M. Harding, réponditla veuve du même ton froid et avec le même organe désagréable. Ehbien ! Je suis désolée d’avoir à vous détromper. La fortune devotre père ne sera pas ainsi également répartie. Votre lot serad’un millier de livres sterling tout au plus. Et que prétendez-vousfaire avec une aussi misérable somme ?

Henry Harding n’entendit pas cette dernièrephrase prononcée sous forme d’interrogation. Ce qui lui avait étédit suffisait pour qu’il comprît qu’il n’avait plus affaire dans lesalon de Mme Mainwaring, et, saisissant son chapeau et sacanne, il prit brusquement congé de la veuve et s’éloigna.

Il dédaigna d’user, avec la fille, de la mêmepolitesse dérisoire. Entre Belle Mainwaring et lui s’était creuséun abîme désormais impossible à franchir.

Tandis que l’amant repoussé s’éloignait ducottage qui renfermait celle que, peu d’instants auparavant, ilconsidérait comme la maîtresse de sa destinée, des nuages noirss’amoncelaient dans le ciel, comme pour refléter les sombrespensées qui obscurcissaient ses esprits.

C’était la première grande douleur qu’il eûtencore éprouvée, douleur physique et morale à la fois. La haranguede Mme Mainwaring était à double tranchant ; son amour etsa fortune se trouvaient atteints en même temps. Mais que l’amourse fût envolé avec la fortune, quand il aurait volontiers sacrifiécelle-ci pour conserver l’autre ! Penser que les parolesd’amour échangées, les doux regards, les furtifs pressements demains, tout était faux, calculé peut-être ! Voilà surtout cequi brisait le cœur du noble jeune homme.

Trouver une excuse à la conduite deBelle ! Était-ce possible ! Il l’essaya pourtant. Maisles causes du refus étaient trop évidentes, trop claires étaientles conditions auxquelles on aurait accepté son amour et quil’avaient conduit à croire qu’on l’avait agréé. Prétexte que toutcela, comble de la duplicité et de la coquetterie ! Maintenantc’en était fait, et il se jura d’imposer au moins silence à soncœur, si sa pensée demeurait rebelle. La bataille de la viecommençait. Henry était jeune, la lutte menaçait d’êtrepénible ; mais son caractère permettait d’espérer qu’il ensortirait vainqueur. La femme qu’il avait mise sur un piédestal,comme un type d’innocence et de pureté, s’était montrée nonseulement capricieuse, mais encore dissimulée, égoïste, intéressée,moins digne d’amour que de mépris. Qu’il eût le bonheur deconserver gravée dans son esprit cette dernière impression, etl’affection inconsidérément donnée s’évanouirait tôt ou tard. Cevœu une fois formé, les pensées de Henry se tournèrent vers sonpère. Contre ce dernier, il n’éprouvait qu’une sourde colère. Lamenace de substitution avait dû être accomplie le matin même. Lesdétails minutieux donnés par Mme Mainwaring, jusqu’àl’importance exacte de son legs, ne lui laissaient, à ce sujet,aucun doute. Comment avait-elle obtenu ces renseignements ; ill’ignorait et s’en inquiétait peu. Elle était assez habile pours’être mise en rapport avec le conseil ordinaire du général chargé,supposait-il, de la rédaction du testament. Ses pensées ne firentqu’effleurer cette question pour se reporter avec plus d’amertumesur le testateur lui-même qui, par ce fait, seul, lui avaitenlevés, à la fois, son amour et sa fortune.

L’insensé ! Dans son agonie morale, il nesongea pas un instant à quel point son père s’était montré son ami,en cherchant à l’arracher à une destinée plus triste quel’exhérédation. Son mépris pour l’infernale coquette n’était pasencore assez complet pour lui permettre d’aussi sagesréflexions.

La menace de son père n’avait été queconditionnelle. En revenant à résipiscence, il pouvait rentrer enfaveur et obtenir, sans la demander, la révocation du testament. Sadésobéissance, bien qu’elle n’eût pas été suivie d’effet, méritaitune punition ; mais celle-là était d’une nature trop gravepour qu’un père pût songer à l’infliger. Elle n’était pas,d’ailleurs, compatible avec l’indulgence dont il n’avait cesséd’être l’objet.

Ainsi eût raisonné un esprit étroit. NigelHarding n’y eût pas manqué et se serait empressé de venir demandergrâce.

Henry pensait différemment. Profondémentblessé dans son orgueil et dans ses affections, il se persuada quela maison de son père ne devait plus être la sienne.

À cette résolution, héroïque dans sasituation, il se cramponna avec l’énergie du désespoir. En arrivantà la porte du parc, Il tourna subitement le dos et se dirigea àgrands pas vers la plus voisine station de chemin de fer.

Une heure après il était à Londres, biendécidé à ne plus revoir les Monts Chiltern ou le comté deBuckingham.

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