Le doigt du Destin

Chapitre 12Exil volontaire.

Le soir du même jour, la table du généralHarding se trouva, selon l’usage, dressée pour quatre personnes.L’une des places resta inoccupée, celle du fils cadet.

– Où est-il ? demanda le vétéran endépliant sa serviette.

Nigel ne répondit pas tout d’abord. Une tante,vieille fille scandalisée des débordements de son neveu, nes’inquiétait aucunement de ses faits et gestes. Le sommelier nesavait pas où était allé maître Henry. Nigel le savait, lui,puisqu’il avait vu son frère prendre le chemin du cottage deMme Mainwaring. Interpellé directement, il donna cerenseignement, les traits crispés et d’une voix sifflante.

– Il est possible qu’on l’ait retenu àdîner, ajouta-t-il ; Mme Mainwaring est si gracieuse pourlui !

– Elle ne le sera pas longtemps, répliquale général avec un sourire qui dérida un instant sa physionomieassombrie.

Nigel regarda fixement son père, mais n’osademander aucune explication. Il sembla éprouver un soulagementintime ; les nuages qui obscurcissaient son front sedissipèrent graduellement.

Le dîner se poursuivit sans qu’il fût fait denouveau allusion à l’absent. Il était presque terminé, lorsque lesommelier entra, tenant une lettre que venait d’apporter ledomestique d’une auberge située à une petite distance duchâteau.

Au premier coup d’œil jeté sur l’adresse,griffonnée à la hâte, le général reconnut l’écriture de son filsHenry.

Il déchira l’enveloppe. Sa physionomies’assombrit de plus en plus à mesure qu’il parcourait l’épître dontvoici la teneur :

« Père.

« Je n’ajoute pas le mot« cher, » ce serait une hypocrisie de ma part ;quand vous recevrez cette lettre je serai en route pourLondres ; de là, j’irai où le sort me conduira, car je ne veuxpas rentrer sous un toit que vos rigueurs ne me permettent plus deconsidérer comme le mien. J’aurais, sans me plaindre, supporté monexhérédation ; je l’ai méritée, peut-être ; mais lesconséquences qu’elle a entraînées sont trop cruelles pour que jepuisse les envisager sans irritation. Le mal est fait, je n’y veuxplus revenir. Ma lettre n’a qu’un but. D’après les termes de votretestament, je serai un jour le fortuné possesseur de mille livressterling. Verriez-vous quelque difficulté à me les donnerimmédiatement, en déduisant, bien entendu, l’intérêt d’usage,lequel, je suppose, peut être calculé d’après le tarif descompagnies d’assurances. Mille livres à votre mort – qui, j’espère,se fera longtemps attendre encore. – sont une somme trop mince pourqu’il soit possible de fonder sur elle aucune espérance d’avenir.Aujourd’hui, elle me serait de la plus extrême utilité, puisque jesuis décidé à m’expatrier et à poursuivre la fortune sous des cieuxplus cléments. Si je trouve, à Londres, chez votre hommed’affaires, un chèque de mille livres à mon ordre, c’estbien ; sinon, votre refus ne m’empêchera pas de partir et jene suis pas d’un caractère à vous redemander jamais rien. Agissezdonc comme vous l’entendrez, père. Peut-être mon excellent frèreNigel, dont vous écoutez si volontiers les conseils, vousaidera-t-il à prendre une détermination.

« HENRY HARDING. »

On juge de l’émotion du général à la lecturede cette lettre sèche et si froidement raisonnée. Aux premiersmots, il sauta sur ses pieds, la parcourut en marchant à passaccadés et, quand il eut fini, il frappa le parquet aveu une telleviolence que les cristaux et les porcelaines en sautèrent sur latable.

– Par le ciel ! que veut direcela ! s’écria-t-il.

– Quoi, cher père, demandaobséquieusement Nigel. Auriez-vous reçu de mauvaisesnouvelles ?

– Nouvelles ! nouvelles ! –C’est bien pis !

– Puis-je vous demander de qui ?

– De Henry – le vaurien ! –l’ingrat ! Tiens, lis !

Nigel s’empressa d’obéir.

– C’est, en effet, une épître désagréable– insolente, dois-je ajouter. Mais que signifie-t-elle ? Je nepuis le comprendre.

– Qu’importe ! Il me suffit desavoir qu’il est parti. Je le connais ! Il tiendra sapromesse ! Il me ressemble trop pour y manquer. Parti !Grand Dieu ! Parti !

Le général, malgré sa force d’âme, laissaéchapper un sanglot. La vieille tante, sans dire, un mot,continuait, tout en secouant mélancoliquement la tête, à siroterson porto et à éplucher ses noix.

– Après tout, fit observer Nigel, sousprétexte d’apaiser la douleur de son père, il parle beaucoup pourne rien dire. C’est un jeune fou qui…

– Ne rien dire ! hurla le généraldans un nouveau paroxysme. N’est-ce donc rien que d’écrire unelettre semblable, dont chaque mot est une atteinte à mon autorité –un défi ?

– C’est vrai, et je ne sais comment il aosé vous parler ainsi. Il est évidemment irrité de quelque chose…que je ne comprends pas. Mais sa colère tombera, plutôt que votrejuste indignation, cher père.

– Jamais ! Je ne lui pardonneraijamais. Il a trop abusé de mon indulgence. Mais cette fois est ladernière. Je ne veux plus supporter de semblables désobéissances,sans parler du manque de cœur et de l’esprit de bravade qu’il osetémoigner. Par le ciel il en sera puni !

– Vous avez raison, mon père, dit le filsaîné. Et puisque, ajouta-t-il avec onction, il vous prie de daignerprendre mes humbles avis, je vous conseillerais de l’abandonner àlui-même, au moins pour un temps. Peut-être, lorsqu’il aura étéprivé, pendant quelques mois, de la main que vous lui avez toujourstrop généreusement tendue jusqu’ici, sentira-t-il mieux sadépendance et sera-t-il plus disposé à se repentir. Je pense que lasomme de mille livres qu’il prétend lui avoir été promise par vous,ce que j’ignore absolument, doit être gardée…

– Il n’en aura pas un sou – au moins,tant que je vivrai.

– Et ce sera longtemps encore, je ledésire, mon bien cher père. Peut-être vaut-il mieux qu’il en soitainsi.

– Que ce soit bien ou mal, je m’eninquiète peu. Il n’en aura pas un sou… non, pas un seul Qu’il meurede faim ou revienne au sens commun.

– Voilà le vrai moyen de l’y fairerevenir, soupira Nigel, et croyez-moi, mon père, cela ne tarderapas.

Cette observation sembla calmer,temporairement au moins, la colère de l’irascible général. Il seremit à table et y resta seul, en tête à tête avec sa bouteille deporto, bien plus longtemps qu’il n’en avait l’habitude. Lagénéreuse liqueur le rendit-elle plus miséricordieux ?Toujours est-il qu’avant de gagner son lit il se rendit en titubantlégèrement dans son cabinet et écrivit, d’une main tremblante, àson homme d’affaires, lui ordonnant de remettre à son fils Henry,sur la demande de ce dernier, un bon de mille livres sterling.

Il alla ensuite lui-même chercher un valet depied et le chargea de jeter immédiatement la lettre à la poste afinqu’elle pût partir par le courrier du matin.

Avec l’idée bien arrêtée d’accomplir cettebonne œuvre dans le plus profond secret, il s’efforça d’exécutersans bruit toutes ces évolutions et de n’éveiller l’attention depersonne.

Et il crut y avoir réussi. Malheureusement, cequi, pour un homme placé sous l’influence de quatre bouteilles deporto, semble l’excès de la précaution, n’est en général que lecomble de l’imprévoyance pour les personnes qui l’entourent. MaîtreNigel était de celles-là. Il savait que son père avait écrit unelettre ; il en devina le contenu et assista, invisible, aucolloque avec le valet. Il surveilla le départ de ce dernier, luireprit la lettre et la déposa entre les mains d’un autredomestique, qui, dit-il, ayant affaire plus loin que le bureau deposte, pourrait y jeter la lettre en passant. Mais ce nouveaumessager avait au préalable reçu certaines instructions enconséquence desquelles la lettre du général ne parvint jamais à sadestination.

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