Le doigt du Destin

Chapitre 13Les Étouffeurs de Londres.

Ne connaissant pas Londres, où il n’étaitencore venu que deux ou trois fois, Henry se laissa conduire, parle cocher du cab qu’il avait pris au sortir de la gare, dans unhôtel du West-End. Le général avait à Londres quelques amis ;mais Henry ne comptait pas leur rendre visite, dans la crainte quele bruit de sa rupture avec son père ne soit déjà parvenu jusqu’àeux, peut-être aussi celui de son échec auprès de Belle Mainwaring.Son orgueil lui défendait aussi bien d’affronter le ridicule que demendier la sympathie. Ses chagrins, il aurait voulu les cacher àl’univers tout entier. C’est pourquoi, au lieu de rechercher lescamarades de collège qu’il aurait pu rencontrer à Londres, il mittous ses soins à les éviter.

Le messager, chargé de la lettre pour sonpère, était également porteur d’un billet par lequel Henryordonnait à son domestique d’emballer ses effets personnels, linge,vêtements et armes, et de les lui adresser, bureau restant, fi lastation de Paddingtan. Ce trousseau, qui lui parvint sans encombre,et une dizaine de livres sterling, – qu’il portait par hasard surlui, en quittant la maison paternelle, composaient toute safortune. Encore l’argent comptant avait-il disparu avantl’expiration de la première semaine de son séjour à Londres.

Pour la première fois de sa vie, il éprouva ledésagrément de se trouver sans argent, particulièrement dans lesein d’une grande ville. Ce n’était encore pour lui qu’un simpleinconvénient. Il espérait que sen père consentirait à lui accorderles mille livres demandées. Pour donner à cette munificence letemps de se produire, il laissa s’écouler huit jours avant de serendre chez l’homme d’affaires du général. Il lui demandasimplement s’il avait reçu de son père quelque communication leconcernant. La réponse fut négative.

Trois jours après, il y retourna et renouvelasa demande presque mot pour mot. On lui répondit également presquemot pour mot. – Depuis quelque temps, MM. Lawson et fils(c’était la raison sociale de la maison) n’avaient reçu du généralHarding aucune lettre sur quelque sujet que ce fût.

– Il n’enverra rien, se dit tristementHenry en quittant les bureaux de l’homme d’affaires. Il pense queje ne suis pas assez puni et mon gracieux frère ne manquera pas del’entretenir dans toute pensée. Eh bien ! qu’il garde sonargent ! Je ne lui demanderai rien, dussé-je mourir defaim.

Il y a, dans toute abnégation personnelle, unesorte d’âcre plaisir, qui prend sa source dans la rancune plutôtque dans le vrai courage et qui s’éteint généralement longtempsavant la douleur morale qui lui a donné naissance.

Chez Henry Harding, ce sentiment était plusvivace. Le jeune homme se sentait cruellement froissé par letraitement qu’il avait reçu et de son père et de sa maîtresse. Ilne pouvait les séparer dans son esprit ; son ressentimentcontre tous deux était assez violent pour lui inspirer les plusextrêmes résolutions. La première fut de ne pas retourner chezl’homme d’affaires et il s’y conforma rigoureusement, non sans uncertain effort, car il souffrait déjà du manque d’argent. Plus deprodigalité désormais ; ne fallait-il pas avant tout songer àvivre. Déjà il s’était logé dans un hôtel plus modeste ; maisce loyer, quelque faible qu’il fut, il fallait le payer. Lasituation s’assombrissait de plus en plus. Que résoudre ?Entrer dans l’armée ou la marine marchande ?

Conduire un cab ? Devenir manœuvre ?Aucune de ces professions ne le séduisait. Ne valait-il pas mieuxs’expatrier ? C’est à quoi il se résolut.

Heureusement, s’il n’avait plus d’argent, illui restait une fort belle montre et des bijoux. Le prix qu’il enretirerait devait amplement suffire à payer son passage jusqu’auNouveau-Monde ; car il voulait se transporter aussi loin quepossible de son père et de Belle Mainwaring.

Ses bijoux une fois convertis en argentmonnayé, – ce qui se peut faire, à Londres, très-rapidement, pourvuque l’en soit coulant sur le prix, – il se dirigea vers les docksdes Indes occidentales pour visiter un navire en partance. Ilrevint à l’hôtel peu satisfait de lui-même et de sa chance. Lacabine qu’on lui avait offerte était d’un prix peu élevé, maissordide, et il avait hésité à l’accepter.

Il se rendit ensuite au Parc de Greenwich, lesChamps-Élysées du petit peuple de Londres, et y fit un léger repas.Il était tard quand il descendit de l’impériale de l’omnibusd’Holborn dans Little-Queen-Street, la rue la plus voisine de sonlogement.

Il s’était à peine mis en route lorsque sesyeux se portèrent sur une boutique d’huîtres, habituellementouverte jusqu’à une heure avancée de la nuit et, le matin, dèsl’aube. Son maigre dîner était loin déjà ; il avait faim. Ilentra dans la boutique et se fit ouvrir une douzaine des succulentsbivalves.

Devant le comptoir se trouvait un jeune hommeactivement occupé à avaler les mollusques qu’on lui avait servis.Sa vue causa à Henry une impression étrange. Beau, grand, bienfait, son teint olivâtre, ses cheveux noirs et bouclés, ses yeuxronds, son nez aquilin, dénotaient une origine étrangère. Lesquelques mots de mauvais anglais qu’il laissa échapper avaient unaccent italien parfaitement caractérisé. Bien qu’il fût assezpauvrement vêtu, ses allures indiquaient un homme bien né, ou, toutau moins, bien élevé.

Si l’on avait demandé à Henry Harding laraison de la sympathie qui l’attirait vers ce jeune homme, il eûtété fort embarrassé pour répondre. Elle prenait, sans aucun doute,naissance dans des allures distinguées peu en rapport avec demodestes vêtements, et surtout dans la pensée qu’il avait devantles yeux un étranger isolé, loin de sa patrie, sans amis, peut-être– l’image de ce qu’il serait bientôt lui-même.

Il lui aurait bien adressé la parole. Mais laréserve hautaine empreinte sur la physionomie de l’inconnu, saconnaissance imparfaite de la langue anglaise, en même temps que lacrainte de voir, mal interpréter des avances toutes spontanéesempêcha l’enfant des Chiltern de laisser percer son intérêtautrement que par ses regards.

Henry avait à peine été honoré d’un coupd’œil. Sa tournure aristocratique, ses habits d’une coupeirréprochable, le firent probablement confondre avec certainsgentilshommes échappés à demi ivres du Casino voisin. L’étrangercrut, sans doute, qu’une telle compagnie ne pouvait luiconvenir ; aussi se hâta-t-il d’achever ses huîtres, de lespayer et de sortir de l’établissement.

Henry le vit s’éloigner avec chagrin. C’étaitla première figure sympathique qu’il eût encore aperçue àLondres ; la reverrait-il jamais ? Ce serait presque unmiracle dans cette immense fourmilière quis’appelle Londres.Lui-même ne devait-il pas bientôt s’éloigner de la métropole,perdant ainsi toute chance d’une nouvelle rencontre ? Secouantla tête, comme pour chasser ces pensées, il paya à son tour laconsommation et reprit le chemin de son domicile.

La nuit était sombre, et une fois dégagé ducercle impudique dont le Casino d’Holborn est le centre, il nerencontra plus une âme et marcha rapidement vers Essex-Street où setrouvait son hôtel.

Il allait entrer dans le massif passagecouvert qui longe Lincoln-Square et qui est toujours imparfaitementéclairé, lorsque, dans la pénombre, il vit se profiler lessilhouettes de trois hommes dont l’un, apparemment ivre, étaitsecouru par les deux autres.

Il aurait volontiers évité ce groupe, mais,déjà engagé sous la voûte, il ne voulut pas revenir sur ses pas etcontinua son chemin. En approchant, il vit que l’ivrogne était toutà fait insensible ; ses jambes lui refusaient absolument leurservice, et sans l’aide de ses compagnons il se serait affaissé surle sol comme une masse inerte. Le groupe était immobile et nemontrait aucune disposition à avancer. Peut-être les hommesavaient-ils fourni une longue course depuis leur dernière station àl’estaminet et éprouvaient-ils le besoin de se reposer.

Ce n’était pas l’affaire de Henry et il sedécida à s’éloigner sans s’interposer ; l’ignoble apparence del’un des deux individus à jeun, qui détourna un moment vers lui sonvisage, lui eût, d’ailleurs, conseillé la plus prudente abstention.Il passa outre. Quand il fut à quelques pas, un indéfinissablesentiment de curiosité lui fit tourner la tête. La face d’un hommesi abominablement ivre ne pouvait être qu’un curieux spectacle.

Le trio se trouvait placé par hasard près del’un des rares réverbères suspendus dans la voûte. Cette lueurindécise, tombant diagonalement sur l’ivrogne, éclaira des traitsdans lesquels Henry reconnut immédiatement ceux du jeune homme quioccupait obstinément son esprit.

Poussant un cri de surprise, il se retourna ets’élança vers le trio.

– Qu’est-ce là ? dit-il d’un tonimpérieux. Cet homme est ivre ?

– Saoul comme Bacchus, répondit un desindividus à mine patibulaire. Nous lui f’sons la conduite. V’là uneheure au moins qu’nous sommes attelés après sa carcasse.

– En vérité !

– Vrai, m’sieu. Il a bu un coup d’trop,comme vous voyez. C’est un ami, et nous ne voulons pas qu’la roussel’emmène au poste.

– Certes, vous ne vous en souciezpas ! répondit ironiquement le rejeton de Beechwood-Park, quiavait compris la nature de l’inertie de l’étranger. C’est bienaimable à vous. Mais je suis, moi aussi, un ami ; je me chargedu pauvre homme, enchanté de vous soulager de la peine que vousavez prise jusqu’ici. Est-ce convenu ?

– Convenu ! Du diable !Qu’entendez-vous par là ?

– Ceci ! hurla Henry, incapable demaîtriser davantage son indignation. Ceci ! répéta-t-il, enbrandissant sa lourde canne du Buckinghamshire qui s’abattit sur latête d’un des vauriens. Et ceci ! s’écria-t-il une troisièmefois, tandis que la massue descendait sur le crâne du second etque, tous trois, rouleurs et roulé, s’aplatissaient sur letrottoir.

Dans ce quartier de Londres, il n’existe aucunlieu de refuge. Les postes de police y sont rares ; il enrésulte que les rondes des gardes de nuit s’accomplissent sur unrayon très-limité. Par le plus grand des hasards, un policeman,passant dans Queen-Street, entendit le bruit de la lutte ets’engouffra sous la voûte au moment où Henry venait d’accomplir sonexploit de bâtonniste.

Il aida le jeune homme à s’assurer des deuxvoleurs et à leur reprendre les dépouilles opimes enlevées à leurvictime, qui se remettait peu à peu de l’anesthésie causée par uneforte dose de chloroforme. On se rendit ensuite de compagnie auposte le plus voisin. Tandis qu’on mettait les étouffeurs sous lesverrous, l’étranger, placé dans un cab, fut conduit par Henry à sondomicile et ne se sépara de son sauveur qu’après en avoir obtenu lapromesse d’une visite pour le lendemain.

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