Le doigt du Destin

Chapitre 14Choix d’une carrière.

Le plus léger incident – la chute d’uneépingle, une paille qui s’envole – suffit souvent pour détourner lecours entier d’une existence. Il peut y avoir une destinée ;mais s’il en est ainsi, elle naît souvent du hasard, ou dépend decirconstances purement accidentelles. Si Henry Harding n’avaitpris, pour regagner sa demeure, le quartier de Holborn, tournél’encoignure de Little-Queen-Street, éprouvé l’envie de manger deshuîtres, actes fortuits dont l’aventure de la voûte fut laconséquence, il est plus que certain qu’il n’aurait pas pris lavoie dans laquelle nous allons le suivre.

Au bout d’une semaine, il devait s’embarquerpour les Indes occidentales ou toute autre partie du continentaméricain, d’où il ne serait jamais revenu, peut-être ; tandisqu’après le même espace de temps, il se trouvait assis dans unatelier, la palette d’une main, la brosse de l’autre, revêtu de lablouse classique, la tête couverte d’une toque brodée, ce qui veutassez dire qu’il s’était fait peintre.

Ce changement de position s’explique aisément.Le jeune homme qu’il avait secouru si à propos était devenu sonprofesseur. Obéissant aux conseils de l’artiste italien, il s’étaitdécidé à demander à la peinture ses moyens d’existence. Et cen’était pas là une entreprise désespérée. De tout temps, Henryavait montré beaucoup de disposition pour le dessin ; ilpossédait, en plus, cette aptitude artistique qui mèneinévitablement au succès. Dès les premiers jours de son séjour àl’atelier, il produisit des œuvres marchandes. Il s’appliquaensuite à la peinture d’attributs, qui a non seulement fait lamain, mais encore fourni une assistance matérielle à plus d’unpeintre devenu célèbre et qui, autrement, ne serait jamais,peut-être, sorti de l’obscurité.

Luigi Torreani, le jeune peintre italien,n’était lui-même qu’un adepte ; mais il possédait le génie deconception et le talent d’exécution qui distinguent lescompositions du Titien et il marchait à grands pas vers la gloire.Il en était déjà arrivé à ce point de ne plus travailler uniquementpour gagner sa vie ; connus et appréciés, ses tableaux secotaient désormais moins d’après leur valeur artistique que pour lenom dont ils étaient signés.

Ce fut en raison même de ses succès, etaussitôt qu’il fut au courant de la situation et des projets dujeune homme qui lui avait rendu un aussi éminent service, qu’ilproposa à son nouvel ami de l’initier à son art. Dans le principe,Henry avait été très-sobre de détails sur ses antécédents. LuigiTorreani ne lui demandait rien, d’ailleurs ; il avait l’âmetrop généreuse, trop délicate, trop pleine de reconnaissance, pourque des confidences de cette nature eussent pu exercer quelqueinfluence sur ses sentiments et sur sa conduite. Il combattitardemment les projets d’expatriation du jeune Anglais qui, cédant àses conseils et à ses instances, entra, comme élève, dans sonatelier.

Cette réunion fortuite de deux jeunes gens, àpeu près égaux en âge, de naissance, d’éducation et d’habitudessemblables, eut le résultat qu’il était facile d’en attendre. Henryet Luigi devinrent bientôt amis intimes partageant la même table,le même logement, le même atelier. Cette association fraternelle seprolongea pendent plusieurs mois. Elle fut suspendue par Luigi qui,surpris et charmé à la fois des merveilleux progrès de soncamarade, désirait qu’il pût passer quelque temps à Rome afin de seperfectionner par l’étude des chefs-d’œuvre classiques dontfourmille la vieille capitale du monde. En ce qui le concernait, lejeune italien n’avait pas besoin d’aller puiser à cette sourcetoujours vive d’inspiration. Romain de naissance, il avait grandiau milieu de ces merveilles de l’esthétique, et s’il était venu àLondres, c’est parce qu’il savait qu’il y trouverait de ses travauxle prix le plus rémunérateur. L’éducation de son élève devait doncêtre tout l’opposé de la sienne. Le jeune Anglais prêta à cesconseils une oreille complaisante, non pas tant par amour de l’artou par ambition d’y devenir mitre, que par ce désir violentqu’éprouvent généralement les jeunes gens de visiter l’Italie.L’Italie ! La terre classique des écoles, son ciel bleu, sonprintemps éternel ! L’Italie ! La patrie du Tasse, del’Arioste, de Byron, de Boccace et des Brigands ! Qui n’aspireà parcourir un pays si poétique dans son passé, si romantique dansson présent, et, il faut l’espérer, si libre et si heureux dans sonavenir ?

Henry Harding le désirait plus que personne.Au sentiment de curiosité, commun à tous les voyageurs, se joignaitl’espoir de s’abreuver aux sources du Léthé, de cicatriser ou, toutau moins, de soulager les blessures qu’il avait reçues de son pèreet de sa maîtresse.

En Angleterre, tout ravivait ces plaies et lesentretenait saignantes. À l’étranger, des scènes nouvelles, denouveaux visages devaient dissiper ses douleurs et le mettre à mêmede réaliser cet ancien adage : L’absence tue l’amour.

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