Le doigt du Destin

Chapitre 15Travail interrompu.

Sur la route conduisant à la Ville éternelle,en coupant ce qu’on nomme la campagne de Rome (la Campagna),suivons un jeune homme qui se dirige vers la contrée montagneuse oùviennent aboutir les contreforts des Apennins.

Ce n’est pas un Italien. Une belle figureouverte, des joues rusées, caressées par les boucles d’une richechevelure châtain doré, des formes presque herculéennes, desallures décidées, un pas ferme et agile, tout dénote un enfant duNord, un Anglo-Saxon.

À l’album placé sous son bras, à la palettepassée sous son pouce gauche et escortée d’une demi-douzaine debrosses, on reconnaît un peintre en quête d’un modèle.

Rien, ni dans son costume ni dans lesattributs de sa profession, n’était susceptible d’attirerl’attention. Dans la campagne de Rome, un artiste est une entitéqu’on est souvent exposé à rencontrer, moins rarement cependantqu’un bandit.

Si quelque passant arrêtait ses regards sur lejeune homme, c’était uniquement pour remarquer qu’il ne s’agissaitque d’un étranger, d’un Inglese,et pour s’étonnerpeut-être qu’il s’aventurât ainsi dans la montagne au lieu de secontenter des faciles plaisirs qu’offrent abondamment les cabaretset les auberges de la Ville éternelle.

La nationalité du peintre ne pouvait êtredouteuse pour personne, moins encore pour le lecteur qui a, sansaucun doute, reconnu notre héros, Henry Harding.

On sait déjà pourquoi il se trouvait enItalie. Abandonné, à Londres, à ses seules ressources, trop fierpour réclamer sa place au foyer paternel, froissé du refus opposé àsa dernière requête, il était, sous les auspices de son ami Luigi,résolument entré dans la carrière des arts.

Il n’avait pas inutilement barbouillé de latoile. Ses progrès, on peut dire ses succès, l’avaient décidé àsuivre le conseil de son ami et à compléter ses études sous le beauciel de l’Italie, au milieu des ruines sublimes de la ville auxsept collines. Pour vivre, il n’avait que son pinceau. En avait-il,au moins, tiré un parti profitable ? À cette question, ledélabrement de ses vêtements et de ses chaussures répondait avecune mélancolique éloquence.

Où allait-il ? Il s’était déjà avancéassez loin pour perdre presque de vue la Ville éternelle et lesmonuments dont les ruines ne subsistent que pour en mieux attesterla décadence. Ces ruines n’étaient-elles pas le modèle dont l’étudedevait perfectionner son talent ? Certes ; mais il enavait fini avec elles. Il les avait reproduites l’une aprèsl’autre, arcs et palais, sculptures et fresques, Capitole etColysée, jusqu’à ce que sa tête et sa main se fussent lassées.Maintenant, il venait à la montagne se retremper à la source purede la nature, et jeter sur la toile, arbres, rochers, torrents,noyés dans les flots d’or d’un soleil italien.

C’était sa première excursion dans lacampagne. Il avait cru inutile de s’embarrasser d’un guide et secontentait de s’informer, de temps à autre, du chemin deVal-d’Orno, petite ville nichée dans la montagne, non loin de lafrontière napolitaine. Il portait au syndic de cette ville unelettre de son fils, lequel n’était autre que Luigi Torreani. Maisle principal but de son voyage était de trouver quelque motif detableau. Bien des fois déjà il avait été tenté de s’arrêter et dese mettre à l’œuvre, chaque tournant de route présentant unséduisant paysage, chaque paysage un sujet d’étude.

Mais il pensa que ces paysages se trouvaienttrop près de la ville pour n’avoir pas été déjà maintes foisreproduits ; quant aux paysans, il pouvait les esquisser entout temps, dans les rues mêmes de Rome et dans tout le pittoresquede leur costume.

Il poursuivit donc sa marche vers des collinesboisées qu’il voyait se profiter sur l’horizon. Avant la fin dujour il les avait atteintes et escaladait péniblement la rampeescarpée d’un ravin dont chaque déchirure lui offrait d’admirablespoints de vue.

Après avoir frugalement dîné de quelquesprovisions contenues dans son sac et fumé sa pipe de Kummer, Henry,luttant contre la fatigue du voyage, se disposa à peindre l’un desplus beaux couchers du soleil qu’il eût encore vus. La compositiondu tableau ne demandait aucun effort d’imagination ; arbrestouffus, rochers fantastiques, torrents écumants, magiques effetsde clair-obscur, l’artiste avait tout sous les yeux.

Mais le paysage manquait de vie ; pourl’animer, il aurait fallu quelques figures d’hommes oud’animaux.

– Ah ! s’écria-t-il tout haut, il mefaudrait ici des brigands, Je voudrais en avoir cinq ou six àplacer sur les premiers plans. Ce serait une peinture d’aprèsnature comme on n’en aurait jamais fait. Quel tableau ! Quelsuccès ! Je donnerais…

– Combien ? répondit une voix quisemblait sertir des rochers. Que donneriez-vous, monsieur lepeintre, pour avoir ce dont vous parlez. Si vous êtes raisonnable,je pourrai bien vous fournir ce que vous demandez.

L’homme qui prononçait ces paroles surgit dumilieu des buissons, s’avança d’un pas lent et mesuré et s’arrêtasur la petite plate-forme de rochers où l’artiste avait dressé sonchevalet.

Henry se retourna, frappé d’étonnementd’abord, puis d’admiration. Au point de vue de l’art, il ne pouvaitdésirer mieux. Devant lui se dressait une statue revêtue de veloursde couleur, avec une ceinture de soie autour des reins, un feutreemplumé sur l’oreille, une courte carabine sur l’épaule. – Deuxtaches originelles déparaient cependant ce beau idéal du brigand etle différenciaient du type héroïque que nous sommes habitués à voirsur la scène. Une large face saxonne et un langage empreint du pluspur accent du comté de Somerset ne pouvaient permettre de prendrele nouveau venu pour un compatriote de Mazzaroni ou deFra-Diavolo.

Ce double certificat d’origine était mêmetellement caractérisé que, n’eût été le costume, Henry Hardingaurait pu se croire dans sa patrie, en présence d’un individurencontré déjà auparavant.

– Vous voulez peindre des brigands,n’est-ce pas ? Eh bien, vous avez de la chance. La troupen’est pas loin, je vais la faire venir. Holà !Capitaine ! s’écria le gentilhomme de grand chemin, enitalien, cette fois, par ici ! Vous pouvez vous présenter. Cen’est qu’un pauvre diable de barbouilleur. Il désire faire votreportrait. Je suppose que vous n’y avez pas d’objection ?

Avant que le peintre eût eu le temps derépondre un mot ou d’enlever ses instruments de travail, laterrasse qui lui servait, en ce moment, d’atelier, se couvritd’individus, tous si pittoresquement vêtus, que s’ils se fussenttrouvés au Corso, ou dans tout autre lieu placé sous la protectionimmédiate de la police, il aurait éprouvé le plus grand bonheur àles reproduire sur la toile dans les détails les plusminutieux.

Pour le présent, toute idée artistiques’évanouit de son esprit. Il était bel et bien environné debandits.

Essayer de leur échapper, il n’y fallait passonger. Il y en avait partout, devant et derrière lui, au-dessus desa tête et sous ses pieds. Eût-il été même plus léger à la coursequ’aucun de la bande, un coup de la carabine que chacun d’euxportait en bandoulière, aurait immédiatement arrêté sa fuite. Iln’avait d’autre alternative qu’une philosophique résignation.

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