Le doigt du Destin

Chapitre 17Désagréable reconnaissance.

Le lecteur sera surpris peut-être de voir lejeune Anglais accepter son arrestation avec un si merveilleuxsang-froid. Tomber entre les mains de bandits italiens, renomméspour leur férocité, n’est pas un léger accident. Et cependant HenryHarding semblait en prendre fort aisément, son parti.

Cette apparente résignation s’expliqueaisément. En tout autre temps, Henry aurait, non seulement étécontrarié de sa captivité, mais encore il en eût sérieusementredouté les conséquences. En ce moment, ses chagrins morauxl’empêchèrent de la considérer autrement que comme la plusordinaire des mésaventures.

La blessure que lui avait causée la rigueurpaternelle s’envenimait de jour en jour ; mais moins encoreque celle portée par la douce main de Belle Mainwaring.

Torturé par les cruels ressouvenirs du passé,il s’inquiétait moins de son présent et de son avenir.

Il y eut même une époque où il auraitrecherché une semblable distraction, bien loin de l’éviter ou de lacraindre pendant les premières semaines qui suivirent sonexpatriation. Douze mois s’étaient déjà écoulés et un travailopiniâtre l’avait ; dans une certaine mesure, soulagé.Peut-être l’absence avait-elle été plus souveraine que l’étude deson art pour lequel il n’éprouvait pas une passion bien fanatique.Car on ne pouvait le ranger au nombre de ces enthousiastes sanscesse à la piste de l’inspiration. Le hasard seul lui avait faitchoisir cette profession comme la seule susceptible de lui procurerson pain de chaque jour – le hasard, aidé, en partie par un goûtnaturel, en partie par des études antérieures remontant aux joursde son enfance.

Jusqu’ici, la peinture avait réalisé sesmodestes espérances et l’avait mis à même de visiter Rome. Là,l’ambition était née ; et il avait encore réussi, non passeulement à se perfectionner dans son art, mais encore à adoucir,sinon à éteindre le souvenir de ses infortunes.

Ce souvenir était encore assez aigu pour lerendre indifférent à ce qui pouvait lui advenir. D’où son étrangeattitude devant les bandits.

La troupe gravissait la montagne par une deces exécrables routes si communes dans les États de l’Église etcertainement mieux entretenues au temps de César que de nosjours.

Henry s’inquiétait peu de l’endroit où on leconduisait ; à quelque clairière de forêt, sans doute, ou versun excavation de la montagne, convertie en caverne de brigands.

La vue d’un lieu semblable piquait sacuriosité. Peut-être songeait-il que sa situation présente luipermettrait, un jour ou l’autre, de reproduire d’après nature unbivouac de brigands.

Quelle ne fut pas sa surprise en apercevant unassez gros village ; et, bien plus, en voyant les brigandsl’aborder résolument. Sa surprise se changea en stupéfaction quandles brigands, se débarrassant de leurs carabines, les appuyèrentcontre les murs des maisons et se livrèrent à des préparatifsindiquant clairement leur intention de passer la nuit en cetendroit.

Les paysans ne semblaient éprouver aucunecrainte des nouveaux venus, au contraire. Plusieurs d’entre euxvinrent partager les libations des bandits, tandis que quelquesfemmes encourageaient les rudes agaceries dont elles étaientl’objet, loin de les repousser. Le curé du village lui-même vaquaitde groupe en groupe, distribuant force signes de croix etbénédictions, que les brigands payaient en monnaie sonnanteenlevée, sans doute, de la poche de quelque infortuné voyageurs,recouvert, peut-être, de la même robe sacrée.

C’était là certainement une scène de la plushaute originalité, bien digne d’intéresser un étranger, surtout unartiste ; et d’effacer, pour un temps, de son esprit lesentiment de sa captivité.

On le réveilla quand vint la nuit. Jusque-là,les bandits n’avaient pas cru devoir prendre la précaution del’attacher. La résignation avec laquelle il avait accepté son sortet son apparente indifférence, quant aux suites de sa capture, lesavaient convaincus qu’il ne ferait aucune tentative pours’échapper. Le chef s’en inquiétait peu, d’ailleurs. Avant que sonprisonnier eût pu arriver à Rome, le faux paysan aurait visité sonlogement et dépouillé sa malle de son contenu. Les écus, dans tousles cas, seraient raflés, et les brigands, à vrai dire, necomptaient guère sur d’autres dépouilles opimes. Il n’était passupposable que quelque riche ami payât rançon ; la misérablegarde-robe du peintre suffisait seule à repousser cettehypothèse.

Ce fut donc plutôt pour obéir à l’usage quepour toute autre raison que les bandits résolurent de l’attacherpendant la nuit ; et au moment où le soleil plongeait dans lamer Tyrrhénienne, des hommes munis de cordes s’approchèrent del’artiste.

Dans l’un d’eux, Henry reconnut le brigandqui, le premier, l’avait abordé sur la plate-forme. Il n’avaitoublié ni les quelques mots échangés, ni l’idiome dans lequel ilsavaient été prononcés. C’était de l’anglais ; le bandit devaitdonc être un compatriote, ce que démontraient, d’ailleurs, jusqu’àl’évidence, un teint blanc, des cheveux blonds, une large facebovine, offrant le plus singulier contraste avec les traitsanguleux et la peau bronzée de son entourage.

Quoique très-étonné, d’abord, de rencontrer uncompatriote en semblable compagnie et revêtu d’un costume defantaisie si différent du grossier surtout que l’homme avaitévidemment porté autrefois, Henry avait cessé d’y songer. Depuisleur rencontre, il ne l’avait plus revu. Ce brigand semblait l’undes moins considérés de la bande ; selon l’apparence ; ilne devait figurer en première ligne que par ordre et, depuis lacapture de l’artiste, ses services n’avaient pas encore été mis enréquisition.

Sa physionomie faisait immédiatement rêver depotence ; et il se présentait précisément armé d’un rouleau dechanvre, l’intermédiaire probable de son passage dans l’éternité.Il se planta devant l’artiste et déroula froidement sa corde.

C’était la première fois que Henry se trouvaitexposé à une semblable humiliation. Pour tout Anglais, l’idéed’être garrotté emporte avec elle quelque chose de dégradant. Qu’onjuge de ce que devait éprouver un jeune homme, tout récemmentencore héritier présomptif de plus d’un million et qui n’avaitjamais été soumis à de plus graves punitions que celles qu’édictentles règlements des collèges d’Eton et d’Oxford !

Tout d’abord, Il se refusa énergiquement à selaisser lier les poignets, protestant que cette rigueur étaitparfaitement inutile, qu’il n’avait aucune intention de fuite etqu’il attendrait tranquillement le retour du messager. Il ajoutaque les brigands lui avaient promis la liberté à des conditionsqu’il observerait, pour sa part, et qu’il comptait les voirobserver eux-mêmes.

– Des conditions ! répliquabrutalement le bandit en continuant à développer sa corde. Çà nenous regarde pas ; notre affaire est de vous ficeler ;c’est l’ordre du capitaine.

À ces ordres il se mit en devoir d’obéir.

Le cas semblait désespéré. Henry crutcependant devoir faire appel aux sentiments d’un compatriote.

– Vous êtes Anglais, dit-il du ton leplus conciliant. Je l’ai été, répondit brusquement le bandit.

– J’espère que vous l’êtes encore.

– Vraiment ! Eh ! que vousimporte ?

– Cest que je le suismoi.

– Qui diable vous dit le contraire !Me prenez-vous pour un imbécile ? Vous imaginez-vous que je nem’en sois pas aperçu à votre figure et à votre damnée langue quej’espérais bien ne plus entendre parler.

– Allons mon brave garçon ! Iln’arrive pas souvent qu’un Anglais…

– Fermez votre bec et ne me traitez pasde brave garçon. – Vos mains, vite, ma corde est prête. – Etpuisque vous êtes Anglais, je vais serrer de la bonne façon. Dieume damne si j’y manque !

Voyant qu’il chercherait en pure perte àattendrir le misérable renégat et que la résistance n’aurait pourrésultat que des mauvais traitements, le jeune homme tendit sesmains.

Le bandit s’en saisit par les poignets etcommença à les garrotter de manière à les ramener derrière ledos.

À ce moment, ses yeux se fixèrent sur la maingauche dont le petit doigt portait une grande cicatricelongitudinale ; il laissa échapper les deux mains comme sielles eussent été des barres de fer rouge et fit un bond en arrièreen poussant un cri d’étonnement mêlé de joie maligne.

La surprise du prisonnier, à ce mouvementsubit, se transforma bientôt en stupéfaction. Dans le brutalbrigand qu’il avait devant les yeux il reconnut le garde-chasse, lecontrebandier, l’assassin. – Doggy Dick, en un mot.

– Ho ! ho ! s’écria Doggy Dicken gambadant sur place comme s’il était devenu fou par l’annonced’un bonheur inespéré ; ho ! ho ! Est-ce vous,maître Henry Harding ? Qui se serait attendu à vous rencontrerici, dans les montagnes d’Italie, et avec un si pauvre habit sur ledos ! Vous étiez bien plus fringant dans les Monts Chiltern.Dites, que sont donc devenus le vieux général et sa superbepropriété – le parc, les fermes, les bois, les réserves et lesfaisans ? Ah ! les faisans ! Vous vous les rappelez,n’est-ce pas. – Je m’en souviens, moi, et je m’en souviendraitoujours.

En disant ces mots, une grimace diaboliquecrispa les traits du renégat.

– C’est Nigel, votre doux frère, qui atout, n’est-ce pas, parc, fermes, bois, réserves, faisans et aussi,j’en jurerais, cette jolie poupée qui vous tenait tant au cœur,maître Henry. Elle n’est pas fille à prendre un homme vêtu d’un sipauvre habit ! Vrai, on dirait qu’il sort de la boutique d’unprêteur sur gages.

Jusque-là, Henry avait accueilli avec unméprisant silence cette expansion de venin. Mais à ces deniersmots, le sang des Harding qui bouillait dans ses veines fitirruption et sa physionomie prit une expression terrible. DoggyDick comprit qu’il était allé trop loin, et qu’avant de provoquerainsi le fils du général, il aurait dû, tout au moins, prendre laprécaution de lui lier les mains.

Il sentit sa faute et pensa à faire retraite.Malheureusement pour lui, il était trop tard. Avant qu’il eût pufaire un pas, la main gauche de Henry lui serrait la gorge tandisque la droite s’abattait sur son crâne. Le renégat roula sur le solcomme un bœuf sous la masse du boucher.

À cette vue, tous les bandits sautèrent surleurs pieds et, suivi de leurs compagnons de bouteilles, sepressèrent en hurlant autour du jeune homme.

Saisi par une dizaine de vigoureux gaillards,Henry fut, en un instant, renversé et garrotté des pieds à latête ; puis roué de coups dans ses liens, aux applaudissementsdes jeunes filles du village qui semblaient se réjouir de cetriomphe de la force brutale sur l’innocence persécutée.

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