Le doigt du Destin

Chapitre 2Doggy Dick.

Le garde-chasse congédié ne tarda pas àtrouver une position équivalente dans une propriété dont les boisn’étaient séparés de ceux du général que par un champ ou deux. Cenouveau maître avait nom Whibley ; c’était un riche citadin,qui devait sa fortune à de continuels et heureux jeux de bourse, etqui avait acheté le domaine en question dans le but de jouer à sonaise au gentilhomme campagnard.

Les rapports du vieil officier avec le nouveauvenu n’étaient rien moins que cordiaux ; il régnait, aucontraire, entre eux une certaine froideur. Le général Hardingéprouvait un mépris instinctif pour le faste vulgairehabituellement déployé par ces parvenus[3] quiéprouvent le besoin de se rendre à l’église dans une calèche bienque leur habitation ne se trouve pas à plus de trois cents mètresde la porte du cimetière[4].

M. Whibley appartenait à cettedésagréable classe sociale. Cette différence outra les goûts et leshabitudes d’un officier retraité et d’un agent de changedémissionnaire n’était, au reste, pas la seule cause de l’animositéqui divisait, les deux voisins. Une discussion s’était récemmentélevée entre eux, relativement au droit de chasse affecté à uneimmense lande qui s’étendait triangulairement entre leurspropriétés respectives.

L’affaire était de médiocre importance, maisparfaitement de nature à accroître la froideur mutuelle des deuxpropriétaires, laquelle dégénéra en hostilité latente, mais biencaractérisée. C’est à cela plus, peut-être, qu’à son mériteprofessionnel que Doggy Dick dut sa promotion à l’emploi de chefdes gardes des réserves de Whibley. Un parvenu ne pouvait agirautrement.

Cette année même, quand arriva la saison de lachasse, les jeunes Harding constatèrent, dans les bois de leurpère, une singulière rareté de gibier. Le général, peu amateur dela chasse à tir, ne s’en serait pas aperçu ; Nigel, non plus,peut-être. Mais Henry, amateur passionné, reconnut tout d’abord queles faisans étaient en moins grand nombre que les saisonsprécédentes ; fait d’autant plus extraordinaire que l’annéeétait excellente pour le gibier en général et, en particulier pourles faisans. Les réserves de Whibley en regorgeaient ; onsignalait la même abondance dans le voisinage.

On se demanda, d’abord, si le garde du généralHarding avait strictement fait son devoir. Aucun fait de braconnagen’avait été relevé. On savait que quelques enfants avaient enlevédes œufs pendant la couvaison ; mais ces cas isolés nefournissaient pas une raison suffisante de la rareté del’oiseau.

En outre, le garde passait pour savoirparfaitement son métier et on avait mis à sa disposition uneescouade de surveillants aussi complète que celle de Whibleycommandée par Doggy Dick.

En y réfléchissant, Henry Harding pensa que,d’une façon ou d’une autre, les faisans de son père avaient étéattirés chez Whibley, probablement par l’appât d’une meilleurenourriture. Il savait quels étaient, pour son père et pourlui-même, les sentiments de Doggy Dick et de son maître, et iln’ignorait pas qu’une plaisanterie semblable était paritairementdans les allures de l’ancien agent de change. En admettant le fait,on n’y pouvait voir qu’un simple défaut de courtoisie, mais ildevenait nécessaire de prendre des mesures pour ramener legibier.

On répandit à profusion, sous bois, dusarrasin et d’autres aliments dont les faisans sont friands. Toutfut inutile. La saison suivante, le résultat fut exactement lemême. Les perdrix mêmes étaient devenues rares, tandis que faisanset perdrix abondaient dans la propriété de Whibley.

Le garde du général, pris à partie, reconnutque, pendant l’époque de la couvaison, il avait trouvé plusieursnids de faisans dépouillés de leurs œufs. Il ne pouvait se rendrecompte de ce fait, d’autant plus que les seuls individus qui, detemps à autre, eussent paru dans les réserves, étaient les gardesde la propriété voisine, lesquels n’étaient certainement pas gens àvoler des œufs.

– C’est ce dont je ne suis pas bien sûr,pensa Henry. Il me semble, au contraire, que ce serait la seulemanière d’expliquer la disparition du gibier.

Il communiqua ses soupçons à son père, qui fitdéfendre aux gardes de Whibley de rôder le long de ses bois. Ceprocédé, considéré comme une atteinte à la courtoisie que l’on sedoit entre voisins, élargit encore l’abîme qui séparait le vieuxsoldat de l’ex-agent de change.

À la saison suivante, les jeunes gens étaientvenus passer, dans la maison paternelle, les vacances de Pâques.C’est précisément à cette époque de l’année que le plus granddommage peut être effectué dans les réserves.

Il n’y a pas de braconnage qui y occasionneautant de dégâts que la destruction ou l’enlèvement des œufs. Unenfant fait plus de mal, en un jour, que la plus incorrigible bandede braconniers, en un mois, même avec l’aide de tout un arsenal defils, pièges, fusils et autres engins destructeurs de la mêmeespèce.

Aussi les bois du général furent-ils, cetteannée, plus soigneusement surveillés que jamais. Les nids étaienten grand nombre et tout faisait espérer une excellente saison dechasse.

Mais Henry, bien que confiant dans l’avenir,n’était pas satisfait du passé. Il avait sur le cœur ledésappointement des deux années précédentes, et résolut d’endécouvrir la cause. Voici l’expédient qu’il imagina.

Un jour de congé fut accordé aux gardes et auxsurveillants de la propriété, afin de leur permettre d’assister àdes courses qui devaient avoir lieu à une dizaine de milles duchâteau, et où ils se rendraient dans le char à bancs du général.Ce congé fut promis huit jours à l’avance, afin que les gardes dudomaine voisin en pussent être informés.

Le jour venu, les gens s’éloignèrent, et lagarde des bois resta confiée aux seuls soins des propriétaires.Magnifique occasion pour des braconniers !

C’est ainsi qu’aurait pensé un étranger ;mais ce n’était pas l’idée de Henry Harding.

Quelques instants avant le départ du char àbancs, il s’enfonça dans les réserves, une canne à la main, et sedirigea vers la lisière confinant les bois de l’agent de change. Ilmarchait lentement à travers les taillis, avec une précaution quiaurait fait honneur à un braconnier émérite.

Entre les deux réserves, il y avait une bandede terrain vague, précisément celle qui avait donné lieu à undésaccord entre les propriétaires. Tout auprès de la lisière sedressait un vieil orme revêtu d’un épais manteau de lierre. Henrys’établit dans les branches, prit un cigare dans son étui, l’allumaet commença à fumer.

Pour le but qu’il se proposait, il n’aurait puchoisir la meilleure position. D’un côté, sa vue embrassait lalande tout entière ; personne n’aurait pu passer de Whibley enHarding sans être aperçu. De l’autre, il dominait une grandeétendue des réserves de son père, connues comme la retraitefavorite des faisans et l’un des endroits où les pouless’établissaient le plus volontiers pour nicher.

Pendant longtemps, le guetteur resta à sonposte, sans que rien vint le récompenser de sa vigilance. Il avaitdéjà brûlé deux cigares et le troisième était à moitié consumé.

Sa patience se lassait, sans parler de lafatigue que lui occasionnait son incommode position sur desbranches raboteuses. Il commença à penser que ses soupçons,jusque-là fermement arrêtés sur Doggy Dick, étaient sans fondement.Il s’en accusait même. Après tout, Doggy pouvait bien ne pas êtrele mauvais garnement qu’il supposait.

Parlez du diable, il n’est pas loin ;pensez-y, il est près de vous[5]. C’est cequi arriva pour Doggy Dick. Au moment où le troisième cigare allaits’éteindre, le chef des gardes de Whibley fit son apparition.

Il se présenta d’abord sur la lisière de laréserve de l’ex-agent de change, sa vilaine tête passée à traversles branches folles. Après avoir soigneusement reconnu lesalentours, il sortit du bois, silencieux comme un chat, traversa leterrain neutre et s’introduisit chez le voisin.

Henry l’épiait avec l’œil du lynx ou del’agent de police, oubliant sa longue attente et sa fatigue.

Comme il s’y attendait, Doggy se dirigea versla clairière où la présence d’un certain nombre de nids avait étésignalée. Il avait conservé sa démarche féline, jetant sans cesseautour de lui des regards soupçonneux.

Malgré ses précautions, il effaroucha lesoiseaux. Un coq s’enfuit avec un sonore bruissement d’ailes ;un autre s’abattit sur le gazon et s’y traîna, les deux ailesbrisées, en apparence. Quant à la poule, il semblait que Doggyl’avait couverte avec son chapeau ou tuée d’un coup de bâton.

Le garde n’avait cependant usé d’aucun de cesprocédés expéditifs. Il se contenta de se pencher sur le nid, dontil enleva les œufs qu’il plaça soigneusement dans son carnier. Ilen tira ensuite une certaine substance qu’il sema sur le sol auxenvirons du nid.

Ceci fait, il se mit en devoir de faire unenouvelle récolte.

– Allons ! pensa Henry, il est tempsd’agir. C’est assez du sacrifice d’une seule nichée.

Jetant son bout de cigare, il descendit del’orme et s’élança sur les pas du voleur d’œufs.

Doggy l’aperçut et essaya de regagner sespropres réserves. Mais avant qu’il eût eu le temps de franchirl’enclos le jeune homme l’avait saisi au collet. Une vigoureusesecousse lui fit perdre l’équilibre et il tomba, cassant dans sachute tous les œufs renfermés dans son carnier. Celui-ci, retournécomme un gant, laissa voir des jaunes brouillés et des coquillescassées, preuves irréfragables du larcin.

À cette époque, Henry Harding était un jeunehomme bien découplé, ayant hérité de la vigueur et de l’énergiepaternelles. De plus, il avait le droit pour lui. Le garde, pluspetit et moins fort, pénétré de la conscience de sa mauvaiseaction, comprit l’inanité de toute résistance.

Il n’en fit aucune et reçut, en courbantl’échine, la plus belle volée de coups de canne que puisseadministrer un chasseur à un braconnier.

– Et maintenant, voleur ! s’écria lejeune Harding, quand sa colère se fut dissipée, ou plutôt quand ilse trouva fatigué de frapper, tu peux rentrer sous ton couvert etcomploter tout ce que tu voudras avec ton gredin de maître, maisque ce ne soit plus contre mes œufs de faisans.

Doggy n’osa répondre, de peur de voir serelever le jonc menaçant. Il franchit l’enclos, traversa le communen chancelant comme un homme ivre, et disparut sous le bois deWhibley.

Revenant vers le nid profané, Henry examina lesol du voisinage et y découvrit une quantité de grains de sarrasinmacérés, au préalable, dans quelque liquide sucré. C’était lasubstance qu’il avait vu semer par Doggy. Il en recueillit uncertain nombre qu’il emporta au château. On reconnut, à l’analyse,qu’ils étaient empoisonnés.

Quoiqu’il n’y eût pas de procès intenté,l’histoire fut bientôt connue dans tous ses détails. Doggy Dickétait trop avisé pour se plaindre de l’attentat commis sur sapersonne, et les Harding se contentèrent de la correction qui leuravait été infligée.

Quant à l’ex-agent de change, il se vit dansla nécessité de se priver des services de son garde qui, depuis cetemps, acquit la réputation du plus habile braconnier du pays.

La soumission avec laquelle il avait reçu lescoups de canne de Henry sembla lui inspirer de profondsregrets ; car dans ses rencontres avec les gardes-chasse, ilse montra toujours adversaire désespéré et dangereux ; – sidangereux que, dans une lutte, survenue l’année suivante, avec undes gardes du général Harding, il blessa mortellement lemalheureux.

Il sauva son cou de la hart en quittant lepays ; on retrouva ses traces à Boulogne, puis à Marseille oùil s’était rendu en compagnie de quelques jockeys anglais quiconduisaient des chevaux en Italie. Il finit par se dissimulercomplètement dans quelque coin de cette terre classique, alorscouverte d’un réseau de petits États, où non-seulement la justices’exerçait difficilement, mais encore où son action était entravéepar la plus profonde corruption.

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