Le doigt du Destin

Chapitre 20Lettre de change.

Rester seul, c’était au moins un soulagement.Henry Harding le sentit si bien que, la porte à peine fermée, ils’étendit sur le sol et s’endormit profondément.

Quelques feuilles de fougères répandues sur lapierre lui servirent de couche ; mais il était trop fatiguépour s’en inquiéter.

Il ne s’éveilla que lorsque les rayons dusoleil, filtrant à travers la baie de la fenêtre, vinrent lefrapper en plein visage.

Il se dressa sur ses pieds et passa en revuesa chambre à coucher.

Un coup d’œil suffit pour le convaincre qu’iloccupait la cellule d’une prison ; car quelle qu’eût été, àl’origine, la destination de ce réduit, son appropriation à l’usageactuel était d’une indiscutable évidence.

La fenêtre, placée à une grande hauteur, étaitsi étroite qu’elle aurait à peine donné passage à un chat. De plus,une barre de fer, plantée verticalement dans l’allége, enrétrécissait encore l’ouverture.

Quant à la porte, elle était d’une solidité àtoute épreuve et dix minutes d’inspection firent comprendre auprisonnier qu’il ne pouvait compter pour s’échapper que sur lacorruptibilité de ses gardiens.

Henry ne pouvait fonder sur cette hypothèseaucun espoir ; il n’y songea même pas et se décida à attendreles événements aussi philosophiquement que possible.

Il avait faim et aurait mangé tout ce qu’ilaurait pu se mettre sous la dent, quoi que ce fût.

Il prêta l’oreille, appelant de tous ses vœuxl’arrivée du brigand chargé de lui apporter à déjeuner.

On marchait bien dans le couloir ; maisc’était la sentinelle qui se promenait de long en large devant laporte.

Au bout d’une heure d’une attente d’autantplus anxieuse que les étreintes de la faim se faisaient plusvivement sentir, un second pas se mêla à celui du factionnaire.

Un court colloque eut lieu, la clef grinçadans la serrure, le pêne claqua et la porte s’ouvrit toutegrande.

– Bonjour, maître Henry ! Une bonnenuit que vous avez passée, eh ? Le capitaine vous envoie sescompliments ; il veut vous voir immédiatement.

Sans dire un mot de plus, Doggy Dick saisit leprisonnier par le collet, et, l’entraîna avec aussi peu deménagement qu’en déploie un agent de police de mauvaise humeur. Ille conduisit à l’appartement du chef.

Comme on peut croire, c’était le plusconfortable de la maison ; mais les splendeurs de ladécoration frappèrent le jeune artiste de stupéfaction.L’ameublement était riche et d’une bonne fabrication ; detoutes parts s’étalaient les produits du luxe le plus raffiné,tableaux, glaces de grandes dimensions, pendules, dressoirs pliantsous le poids de l’argenterie, surtouts, lustras, girandoles ;ces merveilles, disposées sans beaucoup de goût, constituaient unmélange grotesque de l’ancien et du moderne, et rappelaient l’idéed’une boutique de curiosités ou du magasin d’un préteur surgages.

Deux personnes, un homme et une femme, setrouvaient assises au milieu de cette étincelantebijouterie[13]. L’unétait le chef des brigands dont le prisonnier apprit pour lapremière fois le nom, Corvino, en l’entendant prononcer par sacompagne que le chef, de son côté, appelait Cara Popetta – le motcara représentant un simple préfixe de tendresse.

Corvino a déjà été dépeint. Popetta, enqualité de femme du chef, mérite également un coup de pinceau.

Elle était grande, presque autant que Corvinolui-même, et tout aussi pittoresquement attifée. Ses vêtementsresplendissaient de perles, de boutons et de broderies demétal ; et grâce à sa peau cuivrée, à ses cheveux noirs commel’aile du corbeau, elle eût fait l’ornement d’un camp indien.

Elle avait dû être fort belle ; quandelle souriait, elle découvrait un double râtelier intact et d’uneblancheur éclatante ; mais les dents avaient toute l’apparencedes incisives d’une tigresse prête à s’élancer sur sa proie.

La beauté qui avait jadis été le partage deCava Popetta eût encore été parfaite, car elle n’avait pas dépassétrente ans, sans une cicatrice d’une teinte cadavérique qui,coupant transversalement la joue droite, défigurait complètement laphysionomie.

Si ses yeux disaient vrai, d’autrescicatrices, plus profondes peut-être, avaient aussi défiguré sonâme. Le regard qu’elle lança au prisonnier, quand il pénétra dansl’appartement, eût fait trembler Henry s’il en avait compris lasignification.

Mais il n’eut pas le temps de se livrer à sesréflexions ; car, dès son apparition, il fut apostrophé par lechef qui lui ordonna de s’asseoir auprès de la table.

– Il est inutile de vous demander si voussavez écrire, signor artista, dit le bandit en montrant du doigtles plumes et l’encrier. Une main habile à manier le pinceau doitsavoir tenir convenablement une plume : prenez une decelles-ci et écrivez ce que je vais vous dicter, en le traduisantdans votre propre langue, ce que vous pouvez faire, je le sais.Voici du papier qui servira fort bien à cet usage.

En disant ces mots, le brigand désigna dudoigt quelques feuilles de papier à lettres répandues sur latable.

Le prisonnier prit la plume sans pouvoir seformer la plus légère idée du sujet qui devait être son premieressai comme secrétaire. Selon toute apparence, c’était une lettre.Mais à qui serait-elle adressée ?

Il ne resta pas longtemps dansl’indécision.

– L’adresse d’abord, ordonna lebrigand.

– À qui, répondit le scribe improvisé, ense préparant à écrire.

– Al signor generale Harding !

– Au général Harding ? traduisitHenry, laissant tomber la plume et se dressant sur ses pieds. Monpère ! Que lui voulez-vous ?

– Pas de questions, signor pittore !Reprenez votre siège et contentez-vous d’écrire sous ma dictée.

Henry se rassit, reprit la plume et écrivitl’adresse. En exécutant l’ordre de Corvino, il songeait à ladernière fois qu’il avait tracé les mêmes mots au dos de cettelettre amère envoyée de l’auberge située sur la lisière du parc deson père.

Il n’eut pas le temps de s’abandonner à sessouvenirs, le bandit se montrant impatient de voir la lettreterminée.

– Padre Caro ! fut la premièrephrase qui tomba de ses lèvres.

Encore une fois, le secrétaire hésita. Il sesouvenait que jadis il avait intentionnellement omis le mot« cher ». Devait-il l’employer aujourd’hui sous la dictéed’un brigand ?

L’invitation était péremptoire. Le chef larenouvela en y ajoutant une menaçante imprécation. Henry ne pouvaitqu’obéir et les mots « cher père » tombèrent de saplume.

– Et maintenant, dit Corvino, continuezvotre traduction sans vous arrêter. Une nouvelle hésitation vouscoûterait cher.

Cette menace fut prononcée d’un ton quin’admettait pas de réplique.

Henry écrivit donc la lettre dont la teneursuit :

« Cher père,

« La présente a pour but de vousinformer que je suis prisonnier dans les montagnes d’Italie, àquarante milles environ de la ville de Rome et sur les frontièresdu territoire napolitain. Ceux qui m’ont capturé sont des hommesimpitoyables, qui me tueront si ma rançon n’est pas acquittée. Ilsattendent votre réponse et, dans ce but, ils vous envoient unémissaire, dont ma vie répond tant qu’il sera en Angleterre. Sivous le faites arrêter, ou, que d’une façon ou d’autre, il nepuisse revenir ici, on se vengera sur moi et je serai soumis à destortures tellement épouvantables que je n’ose vous en parler. Marançon est fixée à trente mille écus, environ cinq mille livressterling. En échange de cette somme en or ou en un billet à ordresur Rome, on me promet ma liberté et je sais que la promesse seratenue, car ces hommes, devenus brigands par suite des persécutionsmalavisées d’un gouvernement despotique, n’en professent pas moinsles vrais principes de l’honnêteté et de l’honneur. Si vousn’envoyez pas l’argent, je puis, très-cher père, vous annoncer,avec toute certitude, que vous ne reverrez plus votrefils. »

– Maintenant signez, dit le brigand envoyant que la traduction était terminée.

Encore une fois, Henry Harding se redressa etlaissa tomber sa plume.

Il avait écrit la lettre sous la dictée et letravail de traduction ne lui avait pas laissé assez de libertéd’esprit pour s’occuper du véritable sens.

Mais maintenant qu’on lui demandait de mettreson nom au-dessous de cet humble appel à la miséricorde paternelle– quand le souvenir de la lettre hautaine qu’il avait précédemmentécrite était encore si vivace – il ressentit plus que de larépugnance ; une légitime pudeur retenait sa main.

– Signez, s’écria le bandit en se levantà demi sur son fauteuil. Signez donc !

Henry hésitait enclore.

– Si vous ne prenez pas la plume, si vousne mettez pas immédiatement votre nom en bas de cette lettre, parla Madone ! le sang va couler ! Cospetto !être joué par un pauvre diable de pittore ! par undamné Inglese !

– Ô signor ! s’écria Popetta qui,jusqu’alors, n’avait pas articulé une syllabe, obéissez, buonocavaliere. Il n’y a pas de mal dans ce que mon mari vousdemande. C’est sa manière d’agir envers tous ceux qui s’écartent dela grande ville. Signez, caro mio, et tout ira bien. Vousserez libre et pourrez retourner près de vos amis.

Tout en prononçant ce petit discours, Popettaavait quitté le canapé sur lequel elle reposait, s’était approchéedu jeune Anglais et lui avait posé la main sur l’épaule.

L’accent avec lequel elle prononça ces paroleset une certaine expression qui adoucit subitement le dur éclat deses prunelles, parurent, probablement, hors de saison à sonseigneur et maître.

Corvino s’élança de son siège, saisit sa femmepar la taille et la jeta brutalement dans l’une des encoignures dela chambre.

– Reste là, puttana !s’écria-t-il, et ne te mêle pas de ce qui ne te regarde enrien.

Puis se tournant vers le prisonnier et tirantun pistolet de sa ceinture, il dit d’une voix rauque :

– Signez !

Une plus longue résistance eût été folie. Iln’y avait pas à se tromper dans les intentions du bandit ; lecliquetis du chien les annonça suffisamment.

Une pensée passa comme un éclair dans l’espritdu prisonnier ; se précipiter sur son antagoniste et tenter lachance d’une lutte corps à corps.

Mais en supposant qu’il on sortit vainqueur,il trouverait au dehors Doggy Dick et, peut-être, une vingtained’autres brigands qui le fusilleraient sans pitié s’il essayait des’échapper.

L’alternative était dure, mais inévitable. Ilfallait signer ou mourir.

Le jeune artiste n’éprouvait pas encore del’existence un dégoût assez profond pour la sacrifier aussiinconsidérément. Il se pencha donc sur la table et ajouta à salettre les mots : Henry Harding.

– Signor Ricardo ! appela lechef.

Doggy Dick entra aussitôt.

– Sais-tu lire ? dit Corvino en luitendant la lettre.

– Je ne suis pas grand clerc, répliqua lerenégat ; mais je crois en savoir assez pour déchiffrer legrimoire.

Il prit la lettre, l’épela lentement etcertifia l’exactitude de la traduction.

Le papier plié et mis sous enveloppe,l’adresse exacte fut écrite sous la dictée du signor Ricardo. Aprèsquoi, ce dernier reçut l’ordre de garrotter de nouveau leprisonnier et de le réintégrer dans sa cellule.

Le soir même, la missive qui avait faillicoûter la vie à Henry Harding fut expédiée à Rome par unpaysan.

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