Le doigt du Destin

Chapitre 21Sous le cèdre

Une année entière s’était écoulée depuis queBelle Mainwaring avait repoussé la main du fils cadet du généralHarding.

De nouveau, la caille nichait dans les champsde blé, le coucou gémissait dans les grands arbres et le rossignolremplissait les bosquets de ses nocturnes mélodies.

Les monts Chiltern, que je viens, d’habitude,visiter tous les ans, n’avaient pas changé d’aspect. Je neconstatai non plus aucune modification sensible dans la sociétéintroduite au lecteur dans les premiers chapitres de notrehistoire.

Je rencontrai miss Mainwaring à un balparticulier qui terminait une fête de l’arc. Elle était restée lareine des belles du voisinage, bien que deux ou trois jeunes fillesmenaçassent de lui enlever sous peu sa souveraineté.

La question de son mariage était moins àl’ordre du jour que douze mois auparavant ; mais sa petitecour comptait toujours le même nombre d’adorateurs, Henry Hardingétait le seul qui manquât à la collection.

J’appris que sa place avait été prise par sonfrère Nigel. Ce n’était, d’ailleurs, qu’une simple conjecture quime fut murmurée à l’oreille au bal où Nigel assistait enpersonne.

Connaissant le caractère du jeune homme, je nepouvais croire à cette hypothèse, et cependant, avant la fin de lanuit je devais acquérir la certitude de la réalité.

Ces fêtes d’été, quand elles se prolongentpendant la nuit, fournissent, bien plus que les bals d’hiver,l’occasion de coqueter. Les promenades à deux, qui remplissentl’intervalle des contredanses, peuvent s’étendre au dehors, le longdes allées sablées ou sur le moelleux gazon des bosquets. IL estagréable d’échapper ainsi à l’atmosphère brûlante des salons,surtout quand on a sa danseuse pour interlocutrice.

M’étant esquivé de la sorte avec une jeunepersonne, j’avais fait halte auprès d’un cèdre majestueux dont lesbranches palmées venaient toucher l’herbe à nos pieds, formantainsi autour du tronc une tente de verdure pendant le jour, et,pendant la nuit, une grotte d’une intense obscurité.

Tout à coup, une pensée sembla frapper macompagne.

– Depuis quelques instants, dit-elle, jeme demandais ce que j’avais fait de mon ombrelle. Je me rappellemaintenant l’avoir oubliée sous cet arbre même. Restez-là,ajouta-t-elle en me quittant le bras, tandis que je vais lachercher.

– Permettez-moi, fis-je, de vousremplacer dans cette recherche.

– Folie ! répondit mon agilepartenaire – elle méritait cette épithète pour la façon dont elleavait dansé le galop qui venait de finir. – J’irai moi-même. Jesais l’endroit précis où je l’ai laissée – sur une des grossesracines. Allons, monsieur, obéissez ! Restez-là !

En disant ces mots, elle disparut sous lecèdre.

Je ne pus supporter l’idée d’une jeune filles’aventurant seule dans un lieu d’aussi lugubre aspect ; et,oubliant sa recommandation, je me glissai à travers les branches etm’introduisis sous le dôme de verdure.

Nous cherchâmes pendant quelque temps ;mais inutilement.

– Quelque domestique l’aura sans douteramassée et portée à la maison où je la retrouverai avec monchapeau et mon manteau, dit ma compagne.

Nous revenions sur nos pas, lorsqu’un secondcouple de promeneurs se présenta à la même trouée de branches parlaquelle nous avions passé nous-même.

Quel était leur but ? Nous ne pouvons ledeviner. Nos intentions et nos actes n’avalent cessé de resterenveloppés dans la plus parfaite innocence ; les leurs mesemblaient d’une nature plus compromettante.

Je ne sais si ma compagne eut la mêmepensée ; mais d’un commun accord, nous demeurâmes immobiles,attendant l’éloignement de l’autre couple. Il avait pu être attirésous l’arbre par la curiosité ou par un caprice promptementsatisfait.

En cela nous nous trompions. Au lieu derevenir immédiatement à la lumière, si faible qu’elle fût,puisqu’elle descendait seulement des étoiles, les nouveaux venuss’arrêtèrent et entamèrent un colloque qui menaçait de seprolonger.

Les premiers mots me prouvèrent que lesinterlocuteurs ne faisaient que poursuivre une conversation déjàentamée.

– Je sais, dit la voix d’homme, que vousy pensez encore. Ne me dites pas qu’il vous a toujours étéindifférent, ce serait inutile. Je suis parfaitement instruit, missMainwaring.

– En vérité ! Quelle étonnanteperspicacité, M. Nigel Harding ! Vous en savez plus quemoi-même, beaucoup plus que n’en a jamais su votre frère.Autrement, pourquoi l’aurais-je refusé ? Ceci devrait vousconvaincre qu’il n’y avait entre nous ni affection ni engagement –au moins, en ce qui me concerne.

Il se fit un court silence. Nigel, sans doute,réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.

Quant à moi, je ne savais à quoi me résoudre.Ma compagne partageait mes perplexités ; je m’en aperçus aufrémissement de son bras passé sous le mien. Je le lui serraidoucement, et c’est ainsi que nous convînmes tacitement de garderle silence et d’écouter jusqu’au bout cet étrange dialogue. Nous enavions déjà entendu assez pour éprouver uns certaine répugnance ànous faire reconnaître, sans parler de notre situation personnellequi prêtait elle-même à la médisance.

Nous restâmes donc immobiles, semblables à unecouple de statues entrelacées.

– Si vous dites vrai, continua Nigel, quiparut avoir résolu à sa satisfaction l’explication de la jeunefille, s’il est vrai aussi que personne ne possède votre cœur,puis-je vous demander, miss Mainwaring, pourquoi vous n’acceptezpas l’offre que j’ai osé vous faire ? Vous m’avez assuré – cen’est pas une présomption de ma part, n’est-ce pas ? – que jene vous déplairais pas comme époux. Pourquoi ne pas aller plus loinet dire que vous acceptez ma main.

– Parce que…. Parce que…Désirez-vous vraiment savoir pourquoi, M. NigelHarding ?

– Vous l’aurais-je demandé pendant un an,sans me lasser jamais, si je ne le désirais pas ?

– Si vous me promettez d’être sage, ehbien, je parlerai.

– Je vous promets tout ce que vousvoudrez. Si votre hésitation repose sur un motif que je puissevaincre, ordonnez, disposez de moi. Ma fortune – mais ceci n’estrien – ma vie, mon corps, mon âme, tout vous appartient.

Le prétendant prononça ces mots avec unenthousiasme dont je ne l’eusse pas cru capable.

– Je serai franche donc, répondit lajeune fille d’une voix basse mais parfaitement nette et distincte.Deux obstacles se dressent entre vous et moi ; l’un ou l’autreest susceptible d’empêcher que nous unissions nos destinées. Ilfaut obtenir, d’abord, le consentement de ma mère, sans lequel jene veux pas me marier ; je l’ai juré. Ensuite, celui de votrepère, sans lequel je ne peux pas vous épouser. J’ai également faitce serment à ma mère qui l’a exigé de moi. Quelle que soit monaffection pour vous, Nigel, je ne me parjurerai jamais.Venez ! Nous avons parlé de tout cela trop souvent déjà.Rentrons. – Notre absence a pu être remarquée.

Sur ces derniers mots, elle se glissa commeune couleuvre sous les branches et se dirigea rapidement vers lasalle de bal.

L’amoureux décontenancé ne fit aucun effortpour la retenir. Les conditions imposées, il ne pouvait lesremplir, au moins pour le moment, et il suivit la jeune fille, avecle vague espoir d’en obtenir tôt ou tard de plus favorables à sesvœux.

Une fois libres, ma compagne et moi noussuivîmes le même chemin, sans échanger une parole sur l’entrevuedont nous venions d’être les témoins involontaires.

Elle ne me montrait, quant à moi, sous un beaujour, ni l’espèce humaine, en général, ni les sentiments de BelleMainwaring, en particulier. Dans mon for intérieur, je déplorais laleçon de diplomatie féminine que la jeune personne appuyée sur monbras n’avait pu se dispenser d’entendre. Cette leçon, ne lamettrait-elle pas, plus tard, à profit et pour son proprecompte ?

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