Le doigt du Destin

Chapitre 22Un singulier voyageur.

Une certaine après-midi de l’année 1849, lespseudo-fashionables, partant journellement pour Windsor et l’Ouest,furent appelés à diriger les verres de leurs monocles sur un assezétrange voyageur qui, venant on ne savait d’où, apparut sur le quaide la station de Paddington.

Et cependant il n’y avait, dans cet homme,rien de très-remarquable, sinon sa présence sur le quai dePaddington. Au Pont de Londres, on peut voir ses pareils tous lesjours de l’année. Très-brun de peau, ce personnage portait,par-dessus son vêtement de drap noir, un surtout assez semblable auponcho mexicain ; sa coiffure à bords larges se terminait enpointe et procédait en droite ligne de Calabre, on n’en pouvaitdouter.

Tel était l’individu sur lequel s’étaientinstantanément dirigés les élégants lorgnons des touristes. Unmoment après il s’engouffra dans le compartiment d’une voiture depremière classe.

Arrivé à Slough, le voyageur attendit que tousles voyageurs fussent sortis, puis, s’élançant hors de la voiture,tenant en main un petit portemanteau, il se mit immédiatement encommunication avec le chef de gare.

Entre ces deux hommes, il existait uncontraste assez frappant pour que le plus indifférent des voyageursmusant sur le quai y fît attention.

Deux extrêmes, l’un positif, l’autre négatif.Que l’on s’imagine une colossale statue, surmontée d’une têtevéritablement saxonne, faisant face à un spécimen diminutif de larace latine.

Le hasard voulut que je me trouvasse, en cemoment, sur le quai, attendant le train descendant. La singularitéde ce tableau me frappa tellement que, cédant à une involontaireimpulsion, je m’approchai de façon à savoir ce que le petit hommenoir au poncho avait à dire au géant en habit vert et à boutonsdorés.

Le premier mot qui me parvint fut le nom dugénéral Harding, prononcé avec un accent étranger que je reconnustout de suite pour de l’italien.

En prêtant l’oreille, j’entendis que le petithomme s’informait de l’adresse exacte du général.

Je me serais bien proposé pour la luiindiquer ; mais je reconnus que le chef de gare la connaissaitparfaitement et, d’ailleurs, le train qui arrivait m’obligea dem’occuper de mes propres affaires.

Précisément, en ce moment, je m’aperçus quej’avais négligé de prendre mon billet et je me dirigeai en toutehâte vers le guichet.

Je revins sur le quai juste à temps pour voirl’étranger sauter dans un cab et s’éloigner rapidement de lastation.

Dix secondes après, je m’asseyais dans uncompartiment vide et un incident survint qui chassa l’homme noir dema pensée aussi complétement que s’il n’avait jamais existé.

Le coup de sifflet était donné et le trainallait démarrer, lorsque le colossal chef de gare ouvrit la portede mon compartiment en prononçant les mots sacramentels : Parici, mesdames, par ici !

Le froufrou de la soie se fit entendre,accompagné d’exclamations d’impatience, et deux dames, escaladantle marchepied, prirent place sur la banquette qui me faisaitvis-à-vis.

Fort occupé à couper les feuillets d’un numérodu Punch, je ne pus les dévisager au moment même de leurintroduction. Quand je levai les yeux pour voir quelle sorte defemmes le hasard m’avait données pour compagnes temporaires, jereconnus, qui ?… Belle Mainwaring et sa mère.

Le lecteur, qui sait mes relations antérieuresavec ces dames, comprendra mon embarras. Jamais je ne m’étaistrouvé dans une aussi fausse situation. Pour la conjurer autant quepossible, je ne crus mieux faire que de recourir au Punch que je memis à parcourir avec acharnement.

Nous avions à peine échangé une rapideinclination de tête, et un étranger, en considérant notre attitudemutuelle, n’aurait certainement pu se douter que miss Mainwaring etmoi nous nous fussions déjà rencontrés, encore moins que nouseussions dansé l’un avec l’autre.

Je lus le Punch de la première ligneà la dernière et me rabattis ensuite sur les annonces ; grâceà quoi je me familiarisai avec les vertus du « savon deGosnell » et les mystères de la « crinolineinflexible. »

Malgré ces études approfondies, je trouvai lemoyen de risquer de temps en temps un regard en coulisse du côté demiss Mainwaring, qui, à ma grande surprise, me le retournait avectoute la régularité désirable. Ce qu’elle lut dans mes yeux, je nesaurais le dire ; mais les siens lançaient des flammes quieussent réduit mon cœur en cendres s’il n’eût été entouré d’untriple airain. Déjà, il avait failli se fondre sous l’ardeur desemblables regards ; mais la froide expérience l’avaitconverti en acier et je sentis avec plaisir qu’il ne tressaillaitmême pas.

J’avais lu le Punch tout entier,dévoré trois colonnes d’annonces et admiré, pour la cinquième fois,peut-être, les illustrations du satirique journal, lorsque le trains’arrêta à Reading.

Mes compagnes de voyage descendirent.

J’en fis autant ; j’avais été invité àune fête donnée dans un parc du voisinage appartenant à une de mesconnaissances. Les Mainwaring s’y rendaient également, ainsi que jem’en assurai à la direction du cab qui les emporta.

En arrivant à la résidence de mon ami, je lesretrouvai sur la pelouse. Comme d’habitude, miss Belle étaitenvironnée de béats soupirants, parmi lesquels, à ma grandesurprise, je reconnus M. Nigel Harding.

Pendant toute la durée de la fête, ils’abstint de lui témoigner la moindre attention particulière etlaissa ses concurrents papillonner autour d’elle. Mais il étaitévidemment sur des épines et surveillait scrupuleusement chacun desregards et des mouvements de la jeune fille.

Une ou deux fois, tandis qu’ils étaient seuls,je le vis lui parler à voix basse, l’éclair de la jalousie dans lesyeux, les lèvres pâles et crispées.

La fête se termina d’assez bonne heure et lesinvités se séparèrent.

Nigel accompagna Belle et sa mère à la gare.Ils étaient tous trois dans le même cab.

Nous revînmes par le même train. À Slough,Nigel et les deux dames descendirent. De la voiture où j’étaisresté, – j’allais à Londres, – j’aperçus le phaéton de missMainwaring, le petit domestique se tenant à la tête du poney, et,tout auprès, un dog-cart avec un groom à la livrée des Harding.

Les dames montèrent dans le phaéton et Nigels’établit sur le siège de derrière, tandis que le domestique allaitprendre sa place dans le dog-cart. Les deux voitures ainsi chargéespartirent juste au moment où le train démarrait.

D’après ce que j’avais vu pendant cettejournée ; ce que j’avais entendu sous le grand cèdre du Liban,et surtout ce que je savais du caractère des deux jeunes gens, jeconclus, avant mon arrivée à Londres, que Belle Mainwaring étaitdestinée à devenir la meilleure moitié de Nigel Harding, si cedernier réussissait, d’une manière ou d’autre, à obtenir leconsentement de son père.

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