Le doigt du Destin

Chapitre 23Dissimulation

Le même soir, comme presque tous les autressoirs de l’année, le général Harding était assis dans sa salle àmanger, une carafe de vieux porto et un verre à portée de sa maindroite, un chérour de Trinchonopoly entre les dents, et flanqué, àgauche, de mademoiselle sa sœur.

Le dîner était terminé depuis une heure ;la nappe et les couverts avaient été enlevés, les carafes à dessertdisposées sur la table, à côté d’un surtout rempli de fleurs etd’une corbeille de fruits. On avait congédié le valet de pied.

– Neuf heures passées, dit le général, enconsultant sa montre, et Nigel ne revient pas. Il ne devait pasrester à dîner pourtant. Je me demande si ces dames Mainwaringétaient à la fête.

– C’est assez probable, répondit lavieille fille, très-portée de sa nature aux conjecturesdéplaisantes.

– Oui, murmura le général se parlant àlui-même, assez probable, je suppose. Je ne crains rien pour Nigel.Il n’est pas homme à se laisser endoctriner par les chatteries decette coquette. Par Dieu, ma sœur, n’est-il pas étrange que nousn’ayons pas entendu parler du garçon depuis qu’il nous aquittés ?

– Attendez qu’il ait gaspillé les millelivres que vous lui avez données. Quand il sera au bout, vous aurezcertainement de ses nouvelles.

– Sans doute !… Sans doute !…Pas un mot, depuis l’inconvenante lettre qu’il m’a adressée del’auberge… pas même pour accuser réception de l’argent ! Jesuppose qu’il l’a touché. Je n’ai pas consulté mon livre de banquedepuis une éternité.

– Oh ! vous pouvez en êtrecertain ; sans quoi il n’aurait pas manqué de vous écrire.Henry ne peut pas se passer d’argent. Vous avez de bonnes raisonspour le savoir. Ne vous tourmentez pas à son sujet, monfrère : il n’a pas vécu, jusqu’ici, de l’air du temps.

– Où peut-il être ? Il disait qu’ils’expatrierait. Je pense qu’il l’a fait.

– Oh ! ceci est plus que douteux,reprit la vieille fille en branlant la tête. Londres est le lieuqui lui convient, tant que sa bourse sera pleine. Quand il l’auramise à sec, il vous demandera un nouveau subside. Comme de juste,vous l’enverrez, n’est-ce pas, mon frère ?

Cette question était faite d’un ton ironiquedestiné à produire l’effet contraire à son sens apparent.

– Pas un shilling, dit résolument legénéral en déposant son verre sur la table d’un mouvement sibrusque qu’il faillit le briser. Pas seulement un shilling. Si, endouze mois, il est parvenu à dépenser mille livres sterling, douzeans se passeront avant qu’il en reçoive autant. – Non ! Pas unshilling avant ma mort, et alors même il n’aura que juste de quoine pas mourir de faim. Je l’ai décidé, ma chère Nelly – Nigel auratout, à l’exception d’une petite somme qui vous est destinée. Henryaurait hérité de sa moitié ; mais après ce qui est arrivé…J’entends un bruit de roue… c’est Nigel avec le dog-cart, jesuppose.

Quelques instants après, le fils du généralentrait dans l’appartement.

– Tu viens un peu tard, Nigel.

– Oui, père, le train était enretard.

Il mentait, son retard provenait d’une stationun peu prolongée au cottage de la veuve Mainwaring.

– Tu t’es bien amusé, j’espère !

– Assez.

– Tant mieux. Et qui se trouvaitlà ?

– Quant à cela, il ne manquait pas demonde. On était venu de Bucks et du Berkshire, sans parler d’unequarantaine de badauds de Londres.

– Et parmi nos voisins ?

– Ma foi ! – je ne vois guère…

– Je m’étonne que la veuveMainwaring…

– Ah ! oui… elle y était… je n’ypensais pas.

– Et sa fille aussi, comme de juste.

– Oui, sa fille aussi… À propos, matante, continua le jeune homme pour détourner la conversation, neme demanderez-vous pas de boire un verre de vin avec vous ? Jevoudrais bien, par la même occasion, avoir quelque chose à memettre sous la dent. Nous n’avons eu qu’un goûter debout ;c’est comme si je n’avais rien pris et je me sens d’appétit àdévorer un beefsteak cru.

– Nous avions à dîner un canard rôti, ditla tante, et des asperges ; tout est froid maintenant, cherNigel. Veux-tu attendre qu’on réchauffe ? Peut-êtrepréférerais-tu un morceau de bœuf froid avec des conserves desIndes occidentales ?

– N’importe, pourvu que je mange.

– Prends un verre de porto, Nigel, dit legénéral, pendant que sa sœur faisait resservir. D’après ce que jevois, tu n’as pas besoin d’une goutte de cognac pour t’ouvrirl’appétit.

– Non, certes, j’ai l’estomac assezcreux… Comme il est tard, père ! Les horloges de la compagnie,ou ses trains, marchent en dépit du sens commun. Quelle tristeligne pour la régularité des repas !

– Oui, et plus triste encore pour larégularité des dividendes, répliqua le général avec un sourire quiressemblait à une grimace.

Il possédait des actions de la compagnie queson fils traitait avec autant d’irrévérence.

Nigel avala son verre de porto en riant de laplaisanterie paternelle et se mit ensuite à jouer activement desmâchoires.

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