Le doigt du Destin

Chapitre 25Discourtoise réception.

L’étrangeté d’une entrevue demandée avec tantd’autorité avait profondément ému le vétéran et son fils. Ilsattendaient debout et en silence.

Le colloque se renouvela au dehors ;puis, des pas retentirent sur les dalles sonores de l’antichambreet la porte s’ouvrit. Williams introduisit l’étranger et se retirasur un signe du général.

Jamais, peut-être, un plus bizarre spécimen dugenre homo,un individu moins en rapport avec le milieudans lequel il se trouvait jeté, n’avait pénétré dans la salle àmanger d’un gentilhomme campagnard anglais.

Comme l’avait dit Williams, sa taille nedépassait pas de beaucoup celle d’un groom, bien que, selon touteapparence, il frisât la quarantaine. D’un teint aussi cuivré quecelui d’un bohémien, il avait la tête couverte d’une forêt decheveux d’un noir intense et une paire d’yeux qui scintillaientcomme des charbons ardents.

Le galbe de sa face était purement israélite.Ses vêtements, à l’exception de l’espèce de capote fixée sur sesépaules, avaient cette coupe particulière qui distingue les hommesde loi chez les races latines d’Europe. Ce pouvait être un avocatou un notaire.

Il tenait à la main son chapeau calabraisqu’il avait eu la politesse de retirer en entrant dans la salle àmanger. Mais c’était le seul acte de savoir-vivre qu’il parûtsusceptible d’accomplir.

En dépit de la petitesse de sa taille et de saphysionomie de fouine, il avait un air d’assurance qui prenait sasource moins dans une fermeté naturelle que dans un aplomb decommande qu’on aurait pu interpréter ainsi : Je viens ici dansun but qui porte en soi-même son excuse et j’ai la certitude de nepas sortir avant d’avoir reçu une réponse satisfaisante.

– Qu’est-ce ? demanda brusquement legénéral, dont l’esprit avait sans doute été traversé par la mêmepensée.

L’étranger avait les yeux obstinément fixéssur Nigel, comme pour demander s’il était bien nécessaire qu’ilrestât en tiers dans l’entretien.

– C’est mon fils, continua le vétéran,vous pouvez parler devant lui.

– Vous avez un autre fils, je suppose,signor général ! répondit l’étranger dans un anglais fortementaccentué mais suffisamment intelligible.

Cette brusque question fit tressaillir legénéral et pâlir Nigel. Le regard significatif qui l’accompagnaitprouvait que l’étranger était au courant de ce qui concernaitHenry.

– J’en ai… ou, plutôt, j’en devrais avoirun autre, répliqua le général. Qu’avez-vous à m’en dire et pourquoiavoir prononcé son nom ?

– Savez-vous où se trouve actuellementvotre second fils, général ?

– Non, pas précisément. Le sauriez-vous,par hasard ? qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

– Signor général, je suis prêt à répondreà ces trois questions, si vous voulez bien me permettred’intervertir l’ordre dans lequel vous les avez posées.

– Répondez comme vous l’entendrez, maisfaites vite. Il est tard et je n’ai pas de temps à perdre àconverser avec quelqu’un qui m’est complètement étranger.

– Je ne vous demande que dix minutes,général. L’affaire dont je suis chargé est des plus simples, et montemps, comme le vôtre, est précieux. En premier lieu, donc, jereviens  de la ville de Rome, qui est située, je n’ai pasbesoin de vous le dire, en Italie. Ensuite, je suis procureur, ceque vous nommez attorney en Angleterre. Enfin, je sais où est votrefils.

Le général tressaillit de nouveau ; Nigeldevint plus blême encore.

– Où est-il ?

– Ceci vous en informera, général.

En disant ces mots, le procureur tira unelettre de dessous sa capote et la présenta au général.

C’était la lettre écrite par Henry, dans lamontagne, sous la dictée de Corvino, le chef des bandits.

Après avoir mis ses lunettes et tiré la lampeauprès de lui, le général Harding lut l’épître avec un sentimentd’étonnement mélangé d’une certaine dose d’incrédulité.

– Quel galimatias ! dit-il à demivoix, en tendant le papier à Nigel. Lis, mon fils.

Nigel obéit.

– Qu’en penses-tu ? demanda legénéral.

– Rien de bon, mon père. C’est, il mesemble, un tour qui vous est joué. On veut vous extorquer del’argent.

– Ah ! mais crois-tu, Nigel, queHenry soit complice de ces gens-là ?

– Je vais vous affliger, mon père,répondit Nigel en continuant l’aparté ; mais je vous dois lavérité. J’ai le regret d’avoir à constater que toutes lesapparences se réunissent contre mon frère. S’il est tombé entre lesmains des brigands, ce que je ne puis ni ne veux croire, – commentces derniers ont-ils appris votre adresse ? Commentpeuvent-ils savoir que Henry a un père assez riche pour payer unetelle rançon – à moins qu’il ne le leur ait dit lui-même. Il estassez probable qu’il se trouve actuellement à Rome, d’où cet hommevient, à ce qu’il assure. Tout cela peut être vrai. – Maisprisonnier des brigands ! Le conte est par trop absurde.

– C’est, pardieu ! vrai. Mais quedois-je faire de cette demande ?

– La conduite de Henry me semble facile àexpliquer, poursuivit l’insidieux conseiller. Il a dépensé sesmille livres, comme on devait s’y attendre, et il en veutmaintenant davantage. Je suis fâché d’avoir à le constater, cherpère, mais ceci me semble une histoire conçue dans le but d’obtenirde votre tendresse une nouvelle remise de fonds. Dans tous les cas,il ne s’est pas gêné. La somme est ronde.

– Cinq mille livres ! s’écria legénéral en jetant un coup d’œil sur la lettre. Il ne recevra pas lemême nombre de sous… non, quand même ce qu’il raconte des brigandsserait vrai.

– Mais c’est un conte, quoiqu’il ne soitque trop certain qu’il a écrit lui-même la lettre. C’est bien sonécriture et sa signature.

– Certainement. Mon Dieu ! penserque telles devaient être les premières nouvelles que je recevraisde lui ! Joli moyen de rentrer en grâce ! Bah ! letour est trop grossier ; ce n’est pas moi qui me laisseraiduper ainsi.

– Je suis désolé qu’il l’ait seulementessayé. Je crains, cher père, qu’il n’éprouve aucun repentir de sonodieuse désobéissance. Mais qu’allons-nous faire dumessager ?

– Ah ! s’écria le général, sesouvenant alors du porteur de l’étrange missive. Que meconseilles-tu ? Faut-il le faire arrêter ?

– Ce n’est pas mon avis, répondit Nigeld’un ton de réflexion ; il n’en vaut pas la peine et cela nousattirerait des désagréments. Il vaut mieux qu’on ignore lamalheureuse affaire du pauvre Henry. Un procès nous exposerait,cher père, à une notoriété à laquelle vous ne voulez pas, sansdoute, vous exposer.

– Non, certainement. Mais, cet imposteurmérite une punition. Il est dur de se voir bafouer aussiimpudemment… et dans son propre domicile encore.

– Effrayez-le avant de le jeter dehors.Nous pourrons peut-être obtenir ainsi de plus amplesrenseignements. Dans tous les cas, cela ne peut faire de mal, aucontraire ; Henry apprendra comment vous avez accueilli unepétition aussi artificieusement élaborée.

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