Le doigt du Destin

Chapitre 27Vie latine des Brigands.

Pendant quelques jours, Henry resta confinédans sa cellule, sans voir d’autre visage humain que celui dubrigand, toujours le même, qui lui servait sa nourriture.

Cet individu, d’un caractère morose, étaitaussi muet qu’un automate. Deux fois par jour il apportait un bolde pesta, sorte de potage au macaroni, bouilli avec du lard etassaisonné de sel et de poivre. Il posait le vase plein sur leplancher, ramassait le vase vide qui avait contenu la pitance de laveille et sortait sans prononcer une syllabe.

Les différentes tentatives faites par le jeuneAnglais pour l’amener à desserrer les lèvres furent accueilliesavec une indifférence complète ou repoussées brutalement.

Henry se vit forcé d’y renoncer, il mangeaitsa posta et buvait son eau pure en silence.

La nuit seulement, il jouissait dans sacellule d’un peu de tranquillité. Tout le long du jour, le tapagedu dehors se faisait suffisamment entendre, malgré l’étroitesse desa fenêtre. Précisément en face se trouvait le lieu du rendez-vousfavori des brigands qui y passaient la plus grande partie de leurtemps.

Ce temps s’écoulait au jeu et bien souvent enquerelles. Une heure à peine s’écoulait sans qu’il s’élevât quelquediscussion dégénérant eu combat, soit singulier, soit général. Onentendait alors s’élever la voix tonnante du chef et des ordrespéremptoires entremêlés de malédictions et de coups de bâton.

Une fois, un coup de pistolet retentit suivide gémissements. Le jeune Anglais supposa qu’un châtiment sommaireavait été infligé à quelque délinquant ; d’autant plus que,lorsque les gémissements cessèrent, il y eut un intervalle de cecalme solennel qui accompagne ordinairement la mort.

Mais cette terrible impression duraitpeu ; les bandits reprenaient aussitôt leur jeu et leurs crisde « cinque a cinque a capo ! Vinti a vinti acroce ! » le délassement favori des paysans italiensôtant celui qu’ils désignaient sous le nom de « Croce acapo » et qui correspond à notre Pile ou Face. »

En se dressant sur ses pieds, le prisonnierpouvait suivre les péripéties du jeu.

La table était simplement une excroissance desol gazonné en face de la cellule. Les brigands se pressaient àl’entour, agenouillés ou accroupis. L’un d’eux tenait un vieuxchapeau dont la coiffe avait été enlevée et dans lequel on avaitdéposé un certain nombre de pièces de monnaie, généralement trois.On agitait le chapeau et on le renversait sur le gazon, de façonqu’il couvrit les pièces. Les paris s’engageaient alors sur« Croce » ou « capo » (pile ou face), et lechapeau une fois levé, on voyait quels étaient les gagnants et lesperdants.

Ce jeu constituait la principale source dedistraction de la bande et lui aidait à mener une existence quiaurait du paraître insupportable, même à de pareils brigands.Capo a croce, relevé par-ci par-là d’une bonnequerelle ; la pasta, les confetti, les fromages debrebis, le Resolio – sorte de festa où les vinset les mets circulent en abondance ; des chansonsgrivoises ; de temps à autre, des danses entremêléesd’agaceries aux femmes qui, d’habitude, tiennent fidèle compagnie àla bande ; de longues heures d’indolence en pleinsoleil ; – telles sont les joies de la vie de bandit enItalie.

Dans les expéditions en plaine, le brigandtrouve des plaisirs d’une tout autre nature. La surprise, lacapture, la fuite devant les soldats, parfois une escarmouchedurant la retraite vers le repaire des montagnes, sont lesincidents qui agrémentent les razzias tentées par la bande. Ilssont suffisants pour chasser l’ennui.

Celui-ci ne pèse sur le brigand que lorsque lebutin, généralement sous forme de denaro di riscatta,argent de rançon, également distribué entre tous, est devenu laproie de quelques-uns, grâce aux inévitables fluctuations ducapo a croce.

C’est alors que le bandit commence à sefatiguer de son inaction et à forger les plans de nouvellesexpéditions – le sac de quelque riche villa, ou, ce qui lui agréebien mieux, l’arrestation de quelque galantuomo dont larançon vienne remplir sa bourse, laquelle se videra de nouveau sur« Pile ou Face. »

Le jeune Anglais eut ainsi l’occasiond’étudier sur le vif, sans être vu lui-même, l’existence de ceshommes en perpétuelle hostilité contre les lois.

Entre eux et leur chef, il n’existait qu’unetrès-légère distinction. Comme règle générale, le butin separtageait également ; il en était de même des chances du jeu.Corvino se mêlait sans façon à ses subordonnés, groupés autour dela table de gazon, et aventurait, comme eux, ses pezzossur le capo ou la croce.

Son autorité n’était absolue que pourl’administration des châtiments. On ne contestait ni son poing nison bâton ; et on faisait bien, car ce mode de punition eutété immédiatement converti en un coup de stylet ou une balle depistolet.

Sa dignité de chef pouvait provenir de ce faitqu’il était le premier organisateur de la bande ; mais il nela conservait que parce qu’il en était, en même temps, le plusintrépide et le plus sanguinaire. Un chef moins brave et moinscruel eût été bientôt déposé, comme il arrive fréquemment parmi lesbandits.

Une chose qui surprit profondément Henry, cefut la vue des femmes, les banditas.

Il y en avait une vingtaine dans la bande deCorvino ; Henry les avait d’abord prises, grâce au défaut debarbe, pour de jeunes garçons, car leurs vêtements différaient peude ceux des hommes. Comme ceux-ci, elles portaient la jaquette, legilet et la culotte, et de plus qu’eux, une profusion d’ornementsautour du cou et de bagues aux doigts.

Quelques-unes étaient littéralement chargéesde joyaux de toute sorte, perles, turquoises, rubis, topazes ;des diamants même scintillaient parmi les autres [motillisible] – dépouilles arrachées aux doigts délicats de plusd’une riche signorina.

Leurs cheveux étaient coupés court, comme ceuxdes hommes. Plusieurs d’entre elles portaient des carabines, toutesdes poignards et des pistolets ; de sorte qu’elles ne sedistinguaient de leurs compagnons que par une certaine rondeur deformes, qui, d’ailleurs, n’était pas générale. Il ne leur était paspermis de se mêler au jeu, car elles ne participaient jamais auproduit de la riscatta. Mais elles prenaient part auxdangers des razzias et accompagnaient les hommes dans toutes lesexpéditions armées.

Au retour, et dans leur intérieur, ellestroquaient la carabine pour l’aiguille ; mais il était fortrare qu’elles fussent appelées à se livrer aux soins dublanchissage. Cette occupation, considérée comme au-dessus de ladignité d’une bandita, était dévolue aux femmes despaysans affiliés à la bande, sans en faire partie intégrante, etauxquelles on a donné le nom de Manutengoli, ou« auxiliaires ». Ces femmes retirent des travaux de labuanderie une rémunération extravagante, une chemise blanchecoûtant au bandit presque autant qu’une neuve.

Aussi était-il rare qu’aucun individu de labande de Corvino se décidât à se livrer à cette immensevoluptuaire. Les damarinos ou petits-maîtres s’yastreignaient seuls, et encore n’était-ce qu’à l’occasion d’unefesta.

Toutes ces observations furent faites par lejeune Anglais pendant les premiers jours de sa captivité. De lapetite fenêtre de sa cellule, il assista à bien des scènesextraordinaires ; il en aurait pu voir davantage si cettefenêtre avait été percée moins haut dans le mur ; mais forcé,pour regarder, de se tenir sur l’extrémité des orteils, il neprenait cette position incommode que lorsqu’un fait d’un intérêtparticulier l’arrachait à sa couche de feuille de fougères.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer