Le doigt du Destin

Chapitre 28Nouvelles peu rassurantes.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans changementdans la situation du prisonnier, qui fut bien obligé d’en arriver àcette conclusion que son arrestation n’était pas une simpleplaisanterie et que sa captivité menaçait de se prolongerindéfiniment. Il dut, dès lors, ajouter foi aux histoires debrigands qu’il avait entendu raconter pendant son court séjour àHome et auxquelles, comme la plupart de ses incrédulescompatriotes, il avait eu beaucoup de peine à croire. Il étaitlui-même un triste exemple de leur authenticité, et il éprouvaitdes mouvements de colère contre son ami Luigi, dont la lettred’introduction l’avait plongé dans un aussi pitoyable dilemme.Cette lettre, elle était encore en sa possession, car les brigandss’étaient contentés de lui enlever sa bourse et ses bijoux.

Dans le but unique de passer le temps, il latira de sa poche et se mit à la relire. Un paragraphe, qui,d’abord, l’avait peu frappé, l’impressionna vivement alors.« Je suppose, écrivait Luigi, que ma sœur Lucetta est devenuegrande fille. – Veillez bien sur elle jusqu’à mon retour. J’espèrealors être en mesure de vous ramener tous et vous arracher audanger que nous redoutions. »

Quand Henry Harding, pendant son voyage à laVille éternelle, lut cette phrase de la lettre qui lui avait étéremise toute ouverte, il n’attacha aucune importance à sasignification. Il crut qu’elle n’avait rapport qu’à la situationpeu fortunée de la famille de son ami, situation que le jeuneartiste espérait tôt ou tard améliorer grâce aux produits de sonhabile pinceau. D’ailleurs, Belle Mainwaring absorbait trop encoreson esprit pour lui permettre d’arrêter sa pensée sur quelque objetqui ne fût pas l’ingrate, et surtout sur la sœur de Luigi, quelquegrande qu’elle fût au moment de la rédaction de la lettre.

Mais maintenant, seul dans sa cellule, ayantsans cesse devant les yeux l’image de la belle jeune fille qu’ilavait aperçue le premier jour de sa captivité, Henry commença àinterpréter différemment cette phrase ambiguë. Luigi voulait-ilparler de pauvreté ? N’entendait-il pas, au contraire, undanger réel, de la nature de celui qui semblait menacer lacharmante fille du syndic ? Cette seule pensée troublait lejeune homme. Quel n’eût pas été son chagrin s’il se fût agi de lasœur de son cher ami Luigi ?

Le soleil se couchait. L’obscurité de plus enplus profonde qui envahit la cellule du prisonnier l’obligea àplier sa lettre et à la réintégrer dans sa poche. Il en méditaitencore le contenu, lorsqu’il entendit des voix s’élevant du dehors,précisément au-dessous de la fenêtre. Tout ce qui pouvait combattrela monotonie de son emprisonnement attirait forcément sonattention, même la conversation d’une couple de bandits. Tel étaitle cas actuel. Henry s’approcha aussitôt de la fenêtre et prêtal’oreille avec d’autant plus de persévérance qu’il crut percevoirun nom familier.

Il venait précisément de penser à LuigiTorreani ! Ce ne fut pas ce nom qui s’échappa des lèvres desbandits, mais un nom qui avait avec le sien une significativecorrélation, celui de Lucetta, celui de la sœur de Luigi et que lalecture de la lettre avait rappelé à son souvenir.

Henry Harding avait souvent entendu son amiparler de sa sœur unique. Il écouta donc avec un ardentintérêt ; il avait saisi des deux mains la verge de fer quibarrait la fenêtre et approché son oreille de la baie. Il nemanquait pas de Lucettas dans les environs, mais la prédispositionparticulière de son esprit le portait à croire qu’il s’agissait decelle qui le touchait personnellement.

– Ce sera notre plus prochaineriscatta, disait le brigand qui avait prononcé le nom deLucetta. – Tu peux en être certain.

– E por che ? demandal’autre. Le vieux syndic, en dépit de son orgueil et de sa dignité,ne pourrait payer la rançon d’un chat. À quoi servirait unesemblable capture ? – À quoi ? C’est l’affaire du chef etnon la nôtre. Tout ce que je sais, c’est que la fille lui a donnédans l’œil. Je l’ai bien vu, la nuit dernière. Il l’auraitcertainement enlevée, sans la crainte de Popetta qui est une vraiediablesse et la signora par-dessus le marché. Pourvu qu’il n’y aitpas de femme sous jeu, elle supporte sans se plaindre lesrebuffades et même les coups de Corvino. Te rappelles-tu la bonnescène dont nous avons été témoins dans la vallée de Malfi, entre lechef et sa chère épouse ?

– Oui, mais je n’ai jamais su lesdétails.

– C’était à propos d’un baiser. Notrechef avait pris goût pour une jeunesse, la fille du vieuxcharbonnier Poli. La petite coquette n’en semblait pas fâchée.Corvino lui avait passé un magnifique collier autour du couaccompagnant le présent d’un baiser, je crois, mais je n’en suispas bien sûr. Quoi qu’il en soit, la signora vit et reconnut lecollier, qu’elle arracha à la fille si brutalement qu’elle la fittomber sur ses genoux. De là la scène avec le chef.

– Elle a levé un stylet sur lui, n’est-cepas ?

– Oui, et elle l’en aurait bel et bientranspercé, s’il n’avait fait ses excuses et tourné la chose enplaisanterie, ce qui la calma. Mais quelle furie !Cospetto ! Ses yeux brillaient comme la lave ardente duVésuve !

– Et la fille ? Elle s’empressa dedécamper ?

– Certes, et elle a bien fait, quoique,si elle fût restée, Corvino, j’en suis sûr, n’aurait jamais oséporter les yeux sur elle. C’est la première fois qu’il a été sicomplètement dindonné ; du même coup, il a perdu sa maîtresseet sa chaîne d’or, car la Cara s’est approprié le collier et leporte régulièrement, en guise de mémento, je suppose, chaque foisque son mari est en festa parmi les filles de paysans.

– Le chef a-t-il jamais revu la fille dePoli ?

– Quelques-uns d’entre nous lepensent ; mais tu sais qu’après ton départ, nous avons quittéces parages. Nous étions trop gênés par les soldats, et nous nousdisions à l’oreille que la signora n’était pas étrangère à cetaccroissement de la force armée. Après tout, je ne crois pas queCorvino se souciât beaucoup de la fille du charbonnier ; sonimagination seule s’était échauffée aux brillantes œillades de labelle. Quant à la fille du syndic, c’est bien différent. Je saisqu’il prend la direction du village plus volontiers qu’aucuneautre. En agissant ainsi, il risque beaucoup. Il le sait, mais ils’en moque. Il veut la fille et, crois-moi, il l’aura, à quelqueprix que ce soit.

– Peste ! il a bon goût ! Elleest charmante et sa fierté la rend plus attrayante encore.

– Oh ! cette fierté tombera vitequand une fois Corvino la tiendra entre ses griffes. C’est toutjuste l’homme qu’il faut pour apprivoiser ces bellesdemoiselles.

– Povera ! je laplains !

– Bah ! tu es fou, Tomasso. Tonséjour dans les prisons du Pape t’a décidément gâté, je le crains.Que deviendrions-nous, pauvres diables que nous sommes, s’il nenous était permis de prendre, de temps à autre, unemaîtresse ? Traqués comme des loups, pourquoi nemangerions-nous pas un quartier d’agneau quand nous en trouvonsl’occasion ?

Peut-on blâmer le chef d’aimer un morceau dechair fraîche, et un aussi friand morceau que LucettaTorreani ?

Accompagnant cette brutale plaisanterie d’unéclat de rire, le brigand s’éloigna suivi de son camarade.

Jusque-là, Henry avait écouté avec un profonddégoût la conversation des deux bandits. Il se sentit, à leurdépart, comme frappé de la foudre. Le pressentiment qui n’avaitfait qu’effleurer son esprit se convertissait en écrasante réalité.La jeune fille dont on parlait, c’était Lucetta Torreani, la propresœur de Luigi, la charmante créature du balcon, l’objet depuis lorsde ses incessantes pensées !

Étrange et cruelle coïncidence ! Henryfléchit sous le coup et, lâchant la barre de fer, s’affaissa sur leplancher de sa cellule.

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