Le doigt du Destin

Chapitre 29Tristes réflexions.

Le jeune Anglais resta ainsi, pendant quelquetemps, plongé dans une situation d’esprit voisine de l’égarement.Sa captivité, d’abord un pur ennui, se convertit en torture. Il nesongeait plus à ses propres infortunes et ne s’en souciait pasdavantage. Il s’absorbait dans la pensée des dangers qui menaçaientla sœur de son ami, cette belle jeune fille, entrevue un instant àpeine, et qui avait exercé sur son imagination une profondeimpression, avant qu’il sût qu’elle lui tenait par les liens del’amitié qui rattachaient lui-même à son frère. Ses appréhensionsn’étaient pas vaines. Il connaissait, d’après sa propre expérience,la terrible puissance des bandits, puissance d’autant plusdangereuse que ces hommes, déjà hors la loi, n’avaient plus rien àcraindre, ni à ménager. Un crime de plus ne pouvait augmenter lecompte qu’ils devaient à la justice, et pour commettre le crime, ilne leur manquait que le motif et l’occasion. C’était le casprésent. Le motif, il en avait pu juger d’après la conduite desbrigands, pendant leur nuit de bivouac dans le village. Peut-êtreen aurait-il vu davantage sans la présence de Popetta, qui avaitfait partie de la dernière expédition. La conversation qu’il venaitd’entendre dissipait tous ses doutes. Corvino avait jeté les yeuxsur la sœur de Luigi Torreani. Quel devait être le résultat de cesentiment abject de concupiscence ? Henry ne le devinait quetrop.

Quant à l’occasion, la bande étaitparfaitement maîtresse de la faire naître. Le village ressemblait àun troupeau sans chien ni berger. Les allures des brigands, leursécurité absolue, pendant qu’ils l’occupaient, prouvaient qu’ilspouvaient y revenir quand bon leur semblerait. Il était possiblequ’on ne leur permît pas d’y séjourner ; mais la visite mêmela plus expéditive suffisait pour le but qu’ils se proposaient. Desemblables razzias étaient les incidents ordinaires de la vie desbandits, leurs opérations stratégiques par excellence, et ilsavaient coutume de les exécuter avec une habileté infinie et uneétonnante célérité.

Corvino et sa bande pouvaient, à tout moment,enlever Lucetta Torreani et la moitié des filles du Val-d’Orno, telétait le nom du village, sans danger de résistance ni d’opposition.Après un crime semblable, ils seraient sans doute poursuivis parles gendarmes et les dragons pontificaux ; peut-être même nele seraient-ils pas ; cela dépendrait des circonstances et dubon vouloir des manutengoli.

Il y aurait probablement un semblant depoursuite, et tout s’arrêterait là.

Personne, en Angleterre, n’aurait ajouté foi àdes faits semblables, s’ils n’avaient été récemment attestés pard’irrécusables témoignages. Depuis son arrivée à Rome, Henry avait,d’ailleurs, recueilli des renseignements certains sur l’état socialet politique de l’Italie, ainsi que sur l’organisation dubanditisme. Il ne pouvait donc entretenir aucun doute sur le dangerque courait la sœur de Luigi Torreani.

Il n’y avait qu’une personne qui, pensait-il,pût la sauver du sort affreux qui la menaçait ; c’était unefemme, si le nom pouvait être appliqué à une créature telle queGara Popetta. Les pensées du prisonnier se fixèrent donc sur lafemme du chef ou sa maîtresse, quelle que fût sa position socialeprés de Corvino.

S’il avait été libre lui-même, grâce àl’expérience acquise, il n’aurait pas eu besoin de se reposer surune aussi incertaine protection. Mais sa liberté était hors dequestion. Il était convaincu qu’il ne sortirait de sa cellule quepour être conduit dans une prison plus dure encore, jusqu’au retourdu messager expédié en Angleterre et au payement de sa rançon.

Pour la première fois, il se félicita d’avoirobéi à Corvino. Si, à cette époque, il avait su ce qu’il savaitactuellement, il n’aurait pas eu besoin des incitations du chefpour dramatiser l’appel qu’il adressait à son père. Il espérait quecet appel serait favorablement accueilli et que l’argent arriveraità temps pour lui permettre d’user de sa liberté. Il avait déjàdécidé comment il la mettrait à profit.

Et si la rançon n’arrivait pas ? C’étaitune probabilité tout aussi rationnelle. Autrefois, le souvenir deBelle Mainwaring le rendait indifférent aux divers accidents de sonexistence. Maintenant, il pensait avec amertume à son exhérédationet au refus de son père de lui avancer la misérable somme quidevait composer tout son héritage. Ne pouvait-il pas refuserégalement d’acquitter sa rançon ?

Plongé dans ce chaos de réflexions pénibles leprisonnier passa sans fermer les yeux les longues heures de lanuit, tantôt étendu sur son lit de feuilles, tantôt arpentant sonétroite cellule, dans l’espoir que la locomotion surexciteraitassez son imagination pour lui permettre de former enfin un planpropre à assurer moins son propre salut que celui de LucettaTorreani.

Quand l’aube parut, il n’avait rien trouvéencore. Il dut se reposer sur le faible espoir de voir bientôtarriver sa rançon et, à son défaut, sur la problématique assistancede Popetta.

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