Le doigt du Destin

Chapitre 3La fête de Faro.

Trois années se sont écoulées. Les deuxdemi-frères, sortis du collège, habitent la maison paternelle. Tousdeux ont passé de la jeunesse à l’adolescence.

Jusqu’à présent, Nigel s’est fait remarquerpar la sagesse de sa conduite, sa stricte économie et sonapplication à l’étude.

Le caractère de Henry se montre sous un jourtout différent. S’il ne passait pas tout à fait pour un garnementfieffé, au moins le considérait-on comme enclin à des habitudesfort relâchées, – haïssant les livres, amoureux du plaisir etméprisant l’économie, qu’il traitait d’infirmité, la plus cruellequi puisse atteindre l’humanité.

En réalité, Nigel n’obéissait qu’auximpulsions d’une nature astucieuse, sournoise et égoïste ;tandis que Henry, doué de plus généreuses inclinations, se livraitaux entraînements de son âge avec un emportement que le tempsdevait sans aucun doute amortir.

Et cependant, le général, satisfait de laconduite de son fils aîné, était fort mécontent des penchants ducadet ; d’autant plus que, comme Jacob, il ressentait unepartialité décidée pour son dernier-né.

Quoique luttant de toutes ses forces contreune préférence dont il s’accusait, il ne pouvait s’empêcher parfoisde penser combien il eût été plus heureux si Henry avait vouluimiter la conduite de son frère, quand bien même les rôles eneussent été intervertis ! Mais il ne semblait pas que ce désirdut jamais se réaliser. Pendant le séjour des deux frères aucollège, la joie des triomphes scolastiques remportés par Paillé neparvenait pas à compenser le chagrin des mille et une espiègleriesdont le plus jeune était le héros.

Il faut dire que Nigel se faisait volontiersle panégyriste de ses propres succès et le dénonciateur des foliesde son frère. Henry écrivait peu ; ses lettres, d’ailleurs, neconfirmaient que trop la correspondance de son aîné, puisqu’ellesne renfermaient généralement que des demandes d’argent.

Le ci-devant[6] soldat,généreux jusqu’à l’imprudence, ne refusait aucun subside ; ils’inquiétait moins de la somme envoyée que de la façon dont elleserait dépensée.

Leur éducation terminée, les jeunes gensjouissaient de cette période d’oisiveté pendant laquelle lachrysalide scolaire se transforme en papillon et essaye ses ailespour prendre son vol dans le monde.

Si une vieille rancune subsistait entre eux,on n’en voyait rien à la surface. Ils semblaient n’éprouver l’unpour l’autre qu’une franche amitié fraternelle.

Henry était ouvert et franc ; Nigel,réservé et taciturne ; mais c’était là une dispositionnaturelle qui passait inaperçue. Aveuglément soumis aux moindresdésirs de son père, Nigel professait ouvertement pour le général lerespect le plus profond. De ces formes extérieures, Henry nes’inquiétait nullement, et il ne s’imaginait pas manquer deconsidération envers son père en s’attardant outre mesure et endépensant follement son argent. Mais cette indiscrète conduitefroissait le général et mettait son affection à une rudeépreuve.

Le moment arriva enfin où un sentiment nouveaufit éclater l’antipathie latente qui couvait dans le cœur desdemi-frères. Ce sentiment, sous l’influence duquel l’affectionfraternelle la plus profonde se transforme souvent en hostilitédéclarée, c’était l’amour. Nigel et Henry devinrent amoureux, et dela même femme.

Miss Belle Mainwaring était une jeune personnedont la jolie figure et les allures fascinatrices auraient tournédes cervelles plus sages que celles de nos deux échappées decollège. Elle comptait quelques années de plus que les fils dugénéral Harding ; mais si sa beauté n’était plus dans safleur, elle venait d’entrer dans son plus complet épanouissement.Portant fièrement son nom de baptême, c’était la belle des bellesdu comté de Bucks.

Son père, colonel au service de la compagniedes Indes, était mort dans le Pundljab. Moins heureux que legénéral Harding, il n’avait laissé à sa veuve que juste de quoifaire l’acquisition d’une modeste maison de campagne située nonloin du parc de Beechwood.

Dangereux voisinage pour deux jeunes gens àpeine sortis des langes de l’adolescence et qui, assez riches pourêtre rassurés sur leur avenir, ne pouvaient imaginer de plusagréable occupation que d’aimer en attendant le mariage !

La fortune du général était estimée à centmille livres au moins. L’homme qui ne peut vivre avec la moitié decette somme n’est pas susceptible de l’augmenter, de quelque façonque ce soit. On n’avait aucune raison de supposer que cette fortunefût un jour inégalement partagée, le général Harding n’étant pashomme à avantager un de ses enfants au détriment de l’autre.

Le vieux soldat ne manquait pas d’une certainedose d’excentricité, qui se manifestait, non par des lubies et descaprices, mais par un penchant à l’absolutisme et une répugnancebien décidée à voir discuter ses volontés ; défauts quidécoulaient, sans aucun doute, d’un long exercice de l’autoritémilitaire, mais qui n’avaient aucune influence sur ses sentimentspaternels ; et il aurait fallu des circonstancesexceptionnelles, de très-graves sujets de mécontentement pour que,à sa mort, ses enfants n’eussent pas leur part égale dans unefortune si honorablement acquise.

Telles étaient les prévisions générales dansle cercle social où s’agitaient les Harding. Avec ces espérancesd’un brillant avenir, à quoi pouvaient penser les deux jeunes gens,sinon à aimer ; et, le fait admis, sur quelle femme pouvaients’arrêter leurs pensées, sinon sur Belle Mainwaring ?

C’est ce qui eut lieu, avec l’effervescence sinaturelle à la jeunesse ; et comme la jeune fille répondait àleurs avances avec cette touchante réciprocité qui prend sesracines dans la coquetterie, tous deux devinrent follementamoureux.

Ils se sentirent atteints, le même jour, à lamême heure et peut-être, au même moment. C’était à un tir à l’arc,organisé par le général lui-même et auquel miss Mainwaring et samère avaient été invitées. Le dieu des archers (style classique)assistait à cette fête et de sa flèche perça les cœurs des deuxfils du général Harding.

La sensation de la blessure ne se manifestapas de la même façon chez les demi-frères. Auprès de missMainwaring Henry fut tout assiduité ; il se montra prodigue dedélicates attentions, allait ramasser ses flèches, lui présentaitl’arc, la garantissait du soleil lorsqu’elle tendait l’arme etsemblait sans cesse prêt à se jeter à ses pieds.

Nigel, au contraire, se tint à l’écart,affectant la plus complète indifférence. Il essaya de piquer lajalousie de la jeune fille en s’occupant des autres femmes ;il employa, en un mot, toutes les manœuvres que put lui inspirerson esprit astucieux et calculateur. Il réussit ainsi à cacher auxassistants cette passion nouvellement éclose.

Henry ne fut pas aussi heureux ; avant lafin de la fête, tous les hôtes de son père avaient la convictionqu’une flèche au moins avait frappé le but : le cœur de HenryHarding.

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