Le doigt du Destin

Chapitre 30Le banditisme et ses causes.

Le brigandage, tel qu’il existe dans lescontrées méridionales de l’Europe, commence à peine à devenir denotoriété publique.

On savait, on supposait au moins qu’il yavait, en Espagne, en Italie et en Grèce, des voleurs marchant parbandes, détroussant les voyageurs et se livrant, de temps à autre,à des attentats contre les personnes.

Mais ces faits passaient pour des exceptions,et l’on considérait les représentations scéniques du brigand commede simples exagérations, en ce qui concernait, à la fois, lapuissance et l’existence pittoresque de ces associations deproscrits.

Il y avait des bandits, on ne pouvait lenier ; mais ils étaient en petit nombre, largement disséminés,confinés aux retraites des montagnes ou cachés dans quelque épaisseforêt, ne paraissant qu’à la dérobée et fort rarement sur lesgrandes routes ou dans les districts inhabités du pays.

Malheureusement, cette manière d’envisager laquestion est loin d’être correcte. Actuellement et depuis bienlongtemps déjà, les bandits italiens, loin de se cacher dans descavernes ou dans des retraites boisées inaccessibles, se montrentouvertement dans les plaines même les plus peuplées ; il n’estpas rare de les voir s’emparer d’un village et s’y établiraudacieusement pendant quelques jours. On peut, à bon droit,s’étonner de la faiblesse des gouvernements qui permettent unsemblable état de choses ; il n’en subsiste pas moins, souventen dépit des efforts de ces gouvernements, quelquefois par suited’une secrète complicité, notamment sur les territoires romain etnapolitain.

Expliquer les motifs de cette connivence, ceserait aborder une question religioso-politique dont la discussionsortirait du cadre du roman.

Le motif qui porte les gouvernements à laisservivre le brigandage est de la même nature que celui qui, enIrlande, donne « encouragement et assistance à l’Orangisme,association presque aussi méprisable que le brigandage.

C’est la vieille histoire du despotismeuniversel, diviser pour régner. Qu’on soit prince ou prêtre, sil’on ne parvient pas à diviser autrement, on met en œuvrel’abominable institution du brigandage.

S’il existait en Italie deux formes dereligion, comme en Irlande, le banditisme disparaîtrait, n’ayantplus de raison d’être. Dans leur lutte pour la liberté politique,les deux partis se tiendraient suffisamment en échec, chacun d’euxpréférant la servitude pour soi-même à la liberté, s’il faut lapartager avec un odieux rival.

Comme il n’y a, en Italie, qu’une seulecommunion religieuse, il était nécessaire de trouver quelque autremoyen de combattre les aspirations d’indépendance de la population.Le despotisme a compris tout le parti qu’il pouvait tirer dubrigandage ; c’est là l’unique raison de son existenceprolongée.

La nature de cette hideuse plaie sociale n’estqu’imparfaitement comprise hors de l’Italie. On peut supposer qu’ilest assez désagréable de vivre dans un pays où le vol etl’assassinat se promènent au grand jour et tout à leur aise.

C’est une réflexion que ne manqueront pas defaire les gens délicats dont l’intelligence s’est développé sousl’influence d’une éducation libérale.

Mais cette classe de la société estexcessivement clairsemée, là où règne le banditisme, les districtsinfestés ayant été depuis longtemps abandonnés aux petits fermierset aux paysans.

Un propriétaire foncier ne saurait songer àrésider sur ses terres. Il y serait, chaque jour, en danger, nonpas d’être assassiné, ce qui constituerait, de la part desbrigands, un acte de folie insigne, mais d’être enlevé et entraînédans la montagne, où on le retiendrait captif jusqu’à ce que sesamis aient réuni une somme suffisante pour satisfaire le cupiditéde la bande. Si la rançon était refusée, en supposant qu’il fûtpossible de la compléter, alors le prisonnier seraittrès-certainement pendu ou fusillé, sans autre forme de procès.

Sachant cela par son expérience propre ou parcelle de ses voisins, le propriétaire Italien prend la précautionde résider dans une ville occupée par une garnison de l’arméerégulière, où dans laquelle il peut rencontrer une protectionefficace pour sa personne.

Il est en sûreté dans l’enceinte de cetteville seulement. À un mille des faubourgs, quelquefois dans lepérimètre de ces derniers, Il court le risque d’être enlevé etentraîné sous les yeux même de ses amis et de ses concitoyens.

Nier ce fait, ce serait nier l’évidence. Desincidents de cette nature ne se reproduisent que trop fréquemment,à la fois dans les États pontificaux et sur l’ancien territoirenapolitain qui, aujourd’hui, se trouve heureusement sous un régimemeilleur, quoiqu’il souffre encore du mal chronique.

Mais, pourra-t-on se demander, comment lespaysans eux-mêmes, les petits fermiers, les boutiquiers, lesartisans, les cultivateurs, les bergers, supportent-ils un état dechoses aussi anormal ?

C’est ce qui surprend tout le monde, surtouten Angleterre. Le peuple anglais, si lent à comprendre ses propresaffaires, est peu apte à s’expliquer celles d’autrui. Un fermiersaxon a-t-il jamais protesté contre une guerre étrangère, quelquecruelle et destructive qu’elle fût, du moment où cette guerreproduisait une hausse sur le prix du blé ou du lard ?Certainement non ? Ceci explique suffisamment la longanimitédu paysan italien vis-à-vis du banditisme.

Lorsqu’un boulanger de village obtient unpezzo pour un pain pesant moins de trois livres, le prix véritable,dans la ville la plus voisine n’étant que de trente centimes ;quand un cultivateur exige le même prix pour un gâteau bis d’avoineou d’orge pesant le même poids et que sa femme gagne aussi un pezzopar chaque chemise de brigand qu’elle lave, la bandita trouvantqu’il est indigne d’elle de s’occuper de ce vil détail deménage ; quand un berger demande et obtient le triple pour,une chèvre, un chevreau, ou un mouton ; quand tous lesarticles servant à l’habillement ou à la consommation du banditsuivent la même progression arbitraire, on ne saurait s’étonner dela tolérance du paysan italien à l’égard d’aussi généreuxclients.

Quant aux insultes, aux vexations, aux dangersauxquels leurs paysans sont exposés de la part de ces déclassés estpure imagination. Ils nont que leur vie à perdre et lesbrigands n’en font aucun cas. Ce serait tuer la poule et se priverainsi de ses œufs.

S’il s’agit de vexations, le cultivateuranglais en a à supporter tout autant, sinon davantage, sous formede taxes écrasantes et d’ingérence d’un indiscret policeman. S’ils’agit d’insultes, en les supposant adressées à une épouse ou à unejolie fille, le paysan italien n’a pas à se plaindre plus que lecommerçant de tant de villes anglaises annuellement livrées au bonplaisir d’une soldatesque corrompue.

Dans l’opinion du paysan italien, lebrigandage n’est donc pas une plaie aussi cuisante qu’on seraitporté à le supposer.

De temps en temps, toutefois, des scènes decruauté révoltante attestent que les bandits ne sont pas toujoursd’aussi facile composition.

Ces navrants épisodes ont généralement lieudans les localités auxquelles la peste du brigandage n’a pas étéencore inoculée, ou qui, pendant une longue période, en ont étédélivrées ; où les propriétaires, se croyant en sûreté, sehasardent à résider sur leurs terres, dans le but de réaliser lerevenu dont la moitié, au moins, sous le régime des voleurs, entredans la poche de leurs fermiers.

Tenir éloignés leurs propriétaires, tel est lebut constant des aspirations des tenanciers qui profitent de cetteabsence ; et c’est là, peut-être, le plus puissant des motifsqui les rendent aussi tolérants pour le brigandage.

Lorsque les brigands reparaissent dans desdistricts abandonnés par eux pendant un certain temps, en vue d’unesimple razzia seulement, ou d’une occupation permanente, des scèneslamentables signalent leur retour.

Les propriétaires sont restés dans leursdemeures, soit qu’ils leur répugnent de quitter leurs foyers, soitqu’ils ne puissent disposer de leurs biens meubles sans dessacrifices ruineux.

Ils y vivent, se fiant à la chance,quelquefois à la faveur et souvent à une saignée périodique faite àleur bourse, tribut payé aux voleurs simplement pour n’en être pasmolestés.

Ce n’est, après tout, qu’une situationprécaire, aussi pénible qu’incertaine.

Le père de Luigi Torreani se trouvaitprécisément dans ce cas. Syndic, ou premier magistrat du villagequ’il habitait, possédant des biens considérables dans ce district,une longue période de tranquillité lui avait permis d’espérer qu’ilse trouvait désormais à l’abri des incursions des brigands. Saconfiance dans l’avenir était même si grande qu’il n’avait pascraint d’affronter le mauvais vouloir des brigands, en enpoursuivant quelques-uns, à une époque où il était encore possibled’appliquer la loi.

Mais les temps étaient changés. Le Pape,absorbé par ses différends avec ses ennemis hérétiques du dehors,s’occupait peu des troubles du dedans. Quant au cardinal Antonelli,que lui importaient les plaintes qu’on lui adressait journellementsur l’audace croissante et les crimes multipliés desbrigands ! N’avait-il pas des raisons particulières pourencourager le banditisme, ce véritable descendant des Empereurs, cemoderne César Borgia ?

C’est à ce danger qui menaçait son père queLuigi faisait allusion. Henry Harding avait saisi le sens véritabledu paragraphe de la lettre de son ami.

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