Le doigt du Destin

Chapitre 31Les Torreanis.

La nuit même où les brigands avaient envahi levillage de Val-d’Orno, le syndic fut instruit d’un fait qui luiinspira des craintes plus vives que jamais pour l’avenir.

L’audacieuse conduite de la bande suffisaitpar elle-même pour le convaincre de sa complète impuissance, dansle cas où il conviendrait aux bandits de violer les lois del’hospitalité.

Mais ce qu’il apprit était plus grave encoreet concernait particulièrement sa famille, alors seulement composéede sa fille Lucetta.

Ce fait, le lecteur le sait déjà. On avait vuCorvino jeter sur son enfant de longs regards, ce qui, en Italie,veut dire qu’un tendre sentiment était éclos dans le cœur dubandit.

Francisco Torreani en connaissait lasignification. Il n’était pas ignorant des attraits personnels desa fille dont la beauté était notoire, non-seulement dans levillage de Val-d’Orno, mais dans tous les alentours. Elle avaitmême fait sensation à Rome, et, pendant une de ses courtes visitesà la Ville éternelle, avait été entourée d’une cour de comtes et decardinaux, les princes rouges de l’Église ne se montrant aucunementindifférents aux sourires des jolies femmes.

Corvino voyait Lucetta Torreani pour laseconde fois seulement, le syndic avait été avisé que c’était deuxfois de trop et qu’une troisième rencontre pourrait amener le deuildans sa maison en la laissant vide.

On n’avait pu ajouter que la jeune fille est,en aucune façon, encouragé les hardis coups d’œil du bandit. Onsavait, au contraire, qu’elle ressentait pour ce misérable unmépris et une aversion bien mérités. On s’était contenté de glisserdans l’oreille du père un simple avertissement, le conseil d’évitertoute nouvelle rencontre entre sa fille et Corvino.

Comment devait-il s’y prendre ? C’étaitl’objet de ses plus cruelles préoccupations.

Le jour de la visite de la bande, le syndicobserva quelque chose d’anormal dans la contenance de sa fille.Elle avait un air d’abattement qui ne lui était pas naturel.

Son père lui en demanda la cause.

– Tu n’es pas toi-même aujourd’hui, monenfant !

– C’est vrai, papa, je l’avoue.

As-tu à te plaindre de quelqu’un ou de quelquechose ?

– Non… pas précisément. Je pense à unautre, et je suis triste.

– À un autre ! À qui donc, chèreenfant ?

– À ce jeune Anglais qui a été emmené parces infâmes.

– Si ç’avait été mon frèreLuigi !

– En vérité !

– Que penses-tu qu’ils lui feront ?Sa vie est-elle en danger ?

– Non… pas sa vie… c’est-à-dire si sesamis envoient l’argent demandé pour sa rançon.

– Mais s’il n’a pas d’amis, ce qui estpossible ? Il était pauvrement vêtu et, cependant, il avaittout l’air d’un galantuomo. N’es-tu pas de monavis ?

– Je n’y ai pas fait grande attention, mafille, absorbé que j’étais par les affaires du village.

– Sais-tu, père, ce qu’assure notreservante Annette ! On le lui a dit ce matin.

– Quoi ?

– Que ce jeune Anglais est un artiste…,comme notre Luigi. C’est étrange !

– Et assez probable. Ces Anglais,résidant à Rome, sont des artistes, pour la plupart. Ils viennentétudier nos peintures et nos sculptures des vieux temps. Pauvregarçon ! C’est triste ; mais nous n’y pouvons rien. Lemalheur serait plus grand encore si c’était unmilord ;la rançon demandée par les brigands n’enserait que plus forte. S’ils reconnaissent qu’il ne peut payer,peut-être lui rendront-ils la liberté.

– Je l’espère et j’en serais bienheureuse.

– Et pourquoi, mon enfant ? D’oùvient ton intérêt pour ce jeune homme ? Il y avait d’autresprisonniers. Corvino en emmenait trois avec lui ; et tu n’aspas un mot de pitié pour eux.

– Je ne les ai pas vus, papa ; maislui… pense qu’il est peintre ! Suppose que mon frère Luigisoit exposé au même traitement en Angleterre !

– Ce n’est pas à craindre. Plût à Dieuque nous vécussions dans un semblable pays… sous un gouvernement oùtout est en sûreté, l’existence, la fortune et…

Le syndic s’arrêta. Il songeait à l’avis qu’ilvenait de recevoir.

– Et pourquoi n’irions-nous pas enAngleterre… avec Luigi ? reprit Lucetta. Il nous dit, dans sadernière lettre, qu’il réussit très-bien dans sa profession.Peut-être, à son retour, le jeune Anglais s’arrêtera ici ; tupourras l’interroger et lui demander des renseignements sur sonpays. Si ce que tu en dis est vrai, pourquoi n’y allons-nouspas ?

– Là ou ailleurs. Nous ne pouvons plusrester en Italie. Le Saint-Père est trop occupé des affairesétrangères pour étendre sa protection sur ses sujets. Oui, chèrefille, je pense plus que jamais aujourd’hui à quitter leVal-d’Orno. Je suis presque décidé à accepter la proposition quem’a faite signor Bardoni d’acheter mes propriétés, le prix qu’il enoffre est bien au-dessous de leur valeur ; mais dans le tempsoù nous vivons. Quel est ce bruit ?

Lucetta courut à la fenêtre.

– Que vois-tu ? demanda sonpère.

– Des soldats, répondit-elle. En voiciune longue file remontant la rue. Ils sont à la poursuite desbrigands, je suppose ?

– Oui, mais ils ne les attraperont pas.Jamais ils n’y réussissent. Ils arrivent juste à temps pour setrouver en retard. Éloigne-toi de la fenêtre, mon enfant. Je vaisdescendre pour les recevoir. Il leur faudra des logements, desaliments, du vin, et, qui plus est, ils ne voudront rien payer. Iln’est pas étonnant que nos paysans préfèrent donner l’hospitalitéaux bandits qui soldent régulièrement toutes leurs dépenses. Hélas,ce n’est pas une sinécure que la charge de syndic dans une pareillelocalité. Si le vieux Bardoni le désire, il aura, à la fois, mesdomaines et ma place. Il s’en tirera, sans aucun doute, mieux quemoi, qui n’ai jamais su et ne saurai jamais frayer avec lesbrigands.

En disant ces mots, le syndic prit son bâtonofficiel ; et, se coiffant de son chapeau, il descendit dansla rue pour recevoir les soldats du Pape.

– Un officier supérieur ! se ditLucetta en glissant un regard furtif à travers les barreaux de lafenêtre. Serait-il assez courageux pour courir après les bandits etleur arracher ce beau jeune homme. Ah ! s’il faisait cela, jelui donnerais volontiers un sourire pour sa récompense.Povero pittore ! Juste comme mon frèreLuigi. Je voudrais bien savoir s’il a aussi une sœur qui pense àlui ! Peut-être a-t-il une…

La jeune fille hésita à prononcer le mot« maîtresse », mais cette seule pensée assombrit saphysionomie. Elle n’osait s’avouer à elle-même que la certitude ducontraire l’eut ravie.

– Oh ! s’écria-t-elle en jetant unnouveau coup d’œil dans la rue, l’officier se dirige par ici avecpapa ; et il est accompagné d’un autre officier plus jeune.Ils viennent dîner, sans doute… Je n’ai que le temps d’aller faireun bout de toilette.

Et elle glissa hors de sa chambre qui futbientôt occupée par le syndic et les deux militaires, seshôtes.

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