Le doigt du Destin

Chapitre 32Le capitaine comte Guardioli.

Le village de Val-d’Orno était occupémilitairement ; une nouvelle visite des bandits n’était plus àredouter.

Les soldats, au nombre d’une centaine, furentrépartis, par billets de logement, chez les notables habitants,tandis que les officiers prirent possession de l’Albergo.

Le capitaine, lui, peu soucieux de s’abritersous l’humble toit de l’auberge, réussit à se ménager des quartiersplus confortables, et à s’insinuer chez le premier magistrat del’endroit, le syndic en personne.

Cette hospitalité ne lui fut pas offerte defort bonne grâce ; à un autre moment, même, elle ne lui eutpas été proposée du tout.

Mais les temps étaient sombres et les brigandsen campagne ; il n’eût pas été prudent aux habitants de fairepreuve d’une réserve inopportune à l’égard de leurs défenseursavoués.

En ce qui le concernait particulièrement,Francesco Torreani devait traiter les soldats du Pape avec uneapparence, au moins, de courtoisie. Il était soupçonné desympathiser avec le parti libéral qui, sous l’inspiration deMazzini, menaçait de rétablir la république romaine.

Tenu en suspicion par l’autorité, le syndic deVal-d’Orno sentit la nécessité d’agir avec circonspection enprésence d’un officier pontifical.

La demande de logement fut faite par cedernier, avec une grande politesse, il est vrai, mais de façon àprouver qu’il n’admettrait pas de refus et qu’il ne l’excuseraitpas.

Le syndic se trouva obligé de s’incliner etl’officier quitta l’auberge, suivi de son domestique portant lesbagages, laissant ainsi plus de place à ses subordonnés.

Torreani trouva cette conduite étrange, maisn’en souffla mot.

– C’est un espion, se dit-il en lui-même.Il a reçu les ordres d’Antonelli !

Quelque plausible que lui parût cetteexplication, elle était, par le fait, complètement erronée. Lecapitaine comte Guardioli n’avait reçu aucune instruction de cettenature ; quoique, selon toute apparence, il eût signalé auVatican les aspirations politiques du syndic de Val-d’Orno.

Son désir de partager l’hospitalité dumagistrat procédait d’une pensée qui surgit dans son esprit, lorsde sa première visite.

La cause en était des plus simples. Il avaitentrevu la fille du syndic au moment où elle traversait uncorridor, et le capitaine comte Guardioli n’était pas homme àfermer les yeux devant une aussi attrayante apparition :

Pauvre Lucetta ! Assiégée de toutesparts ! D’un côté, un capitaine de bandits, de l’autre, uncapitaine de soldats du Pape ! Elle était vraiment endanger ?

Heureusement pour sa tranquillité, elleignorait les desseins de Corvino, bien qu’elle s’aperçût presqueimmédiatement des idées anacréontiques du capitaine.

Le comte Guardioli était un de ces hommes qui,de bonne foi, se croient irrésistibles, un vrai croqueur de cœursitalien, d’une physionomie qui tenait en même temps du lovelace etdu forban, avec une paire d’yeux pétillants d’intelligence, unedouble rangée de dents blanches et une moustache d’un noir d’ébènetortillée en spirale le long de ses joues. Une jeune fille devaitavoir l’esprit prodigieusement préoccupé pour résister aux attaquesamoureuses du brillant officier.

C’est ce qu’il avait, au reste, l’habitude demurmurer fatuitement à l’oreille de ses camarades.

Sans doute, dans les cercles corrompus de laville apostolique, ses succès avaient été nombreux. Il n’en pouvaitguère être autrement, grâce à sa triple auréole : n’était-ilpas comte, capitaine, cavalier et, de plus, intrépide coureurd’aventures.

À la première vue de Lucetta Torreani, lecomte éprouva une sensation voisine de l’extase. Il lui semblaqu’il avait découvert un trésor jusque-là caché aux yeux deshommes. Quel triomphe, s’il lui était donné de le produire à lalumière !

Ce ne devait pas être une œuvre biendifficile. Une demoiselle de village, une simple fille deschamps ! Pourrait-elle résister aux séductions d’un homme decour, orné d’un titre ronflant et capitaine par-dessus lemarché.

Ainsi raisonnait le comte Guardioli et, àpartir de ce moment, il entama régulièrement le siège du cœur deLucetta Torreani.

Mais quoiqu’il procédât directement de laville des Césars, il ne put dire comme le glorieux Jules :Veni, vidi, vici. Il vint et vit ; mais au bout d’unesemaine passée sous le même toit, il était si loin d’avoir vaincu,qu’il n’avait même pas fait la plus légère impression sur le cœurde la simple pastourelle ; il en était, au contraire, devenule très-humble esclave. Son amour pour la belle Lucetta avait prisune telle intensité qu’il était devenu visible pour tous, y comprisses officiers et ses soldats.

Aveuglé par sa passion malavisée, il n’eut pasla dignité de la déguiser ; brûlé de désire, oublieux des loisles plus élémentaires du savoir-vivre, il s’imposait à la jeunefille d’une façon qui le rendait complètement ridicule.

Rien de tout cela n’échappait au syndic ;il assistait douloureusement à ce triste spectacle ; mais iln’y pouvait rien et trouvait sa consolation dans la pensée queLucetta était sauve, au moins, en ce qui concernait son cœur.

Et cependant tout le monde ne partageait pascette opinion. Rien, dans le caractère de la jeune fille, neressemblait à de la coquetterie. Mais trop bonne et trop sensiblepour vouloir faire du chagrin à personne, elle acceptait lessollicitations et les flatteries du capitaine d’un air doux etrésigné qui pouvait laisser croire qu’elle y prenait plaisir.

Son père seul pensait autrement. Peut-être setrompait-il.

Comme d’habitude, les soldats ne faisaient quepeu de service – aucun qui eût pour objet de purger le pays desbandits. Ils accomplissaient, de temps à autre, des excursions dansles vallées du voisinage où les brigands avaient fait uneapparition, mais où ils ne les rencontraient jamais.

Leur commandant se dispensait invariablementd’accompagner sa troupe ; il ne pouvait s’arracher d’auprès deLucetta et abandonnait à ses lieutenants le soin et les fatigues dela campagne.

Pendant la nuit, les soldats se répandaientdans le village, s’enivrant dans les cabarets, insultant leshabitants, prenant des libertés avec leurs femmes et se rendant, ensomme, si généralement odieux qu’avant qu’une semaine se fûtécoulée, les citoyens de Val-d’Orno auraient volontiers troquéleurs hôtes militaires contre Corvino et ses coupe-jarrets.

Dix jours environ après l’occupation duvillage par les soldats, les citoyens apprirent avec unesatisfaction non déguisée que leurs garnisons allaient êtrerappelés à Rome pour protéger le Saint-Siège contre lesrépublicains.

Le bruit d’un changement de gouvernement étaitparvenu même dans ces régions reculées des montagnes. Il nemanquait pas au Val-d’Orno de citoyens disposés à répéter :E viva la republica !

Et le syndic eût été l’un des premiers àlancer à l’écho ce cri régénérateur.

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