Le doigt du Destin

Chapitre 35Rédaction difficile

Aussitôt que le captif fut convaincu du départde la visiteuse, il se laissa tomber sur son lit les feuilles pourméditer tout à son aise sur ce qui venait de se passer entre lui etPopetta.

Quel pouvait être le motif du conseil qu’ellelui avait donné ? N’était-ce pas un leurre ? Cesprotestations de dévouement ne cachaient-elles pas unetrahison ?

Il ne s’arrêta pas longtemps à cette idée.Pourquoi le trahir ? N’était-il pas déjà au pouvoir absolu desbandits ? Sa vie ou sa mort ne dépendait-elle pas de leur bonvouloir ? Que pouvaient-ils désirer de plus.

– Ah ! pensa-t-il, je vois clair,maintenant. C’est l’œuvre de Corvino. Il peut avoir imposé ce rôleà sa femme pour être plus sûr d’obtenir l’argent de ma rançon. Il apensé qu’un conseil donné aussi artificieusement me terrifierait etm’engagerait à m’adresser à mon père d’une façon pluspressante.

Et cependant cette interprétation ne lesatisfaisait pas complètement. Quel besoin avait le banditd’imaginer un plan semblable ? N’avait-il pas dicté lapremière lettre ? Si des instances plus énergiques avaient éténécessaires, n’en aurait-il pas exigé l’expression ?

Sa conjecture était donc insensée.

Mais alors, en supposant Popetta sincère, quelétait le but de sa démarche ?

Henry Harding était trop jeune pour avoirprofondément étudié le cœur de la femme. Son unique expérience enpareille matière était d’une nature toute différente. Il avait bienune vague idée des aspirations de Popetta ; mais il luirépugnait de s’y appesantir.

Abandonnant à l’avenir l’explication desintentions cachées de cette étrange femme, il ne s’inquiéta que deleur sens littéral. Elle avait promis de lui venir en aide dansl’accomplissement d’un dessein qui avait déjà traversé son espritsans qu’il sût comment le mettre à exécution. C’était d’écrire àLuigi Torreani, à Londres, pour le prévenir du danger qui menaçaitsa sœur.

Il pouvait, en même temps, écrire à son pèreet en termes pressants, comme on le lui avait conseillé. Ilcommençait, en effet, à comprendre qu’il se trouvait lui-même dansune situation très-grave.

La conduite des brigands, qu’il avait été àmême d’observer attentivement depuis huit jours, avait produit surlui une sérieuse impression et effacé complètement les idéespréconçues puisées dans les scénarios d’opéras-comiques.

Il y a loin, en effet, du brigand vu d’unestalle d’orchestre, dans tout le pittoresque de son costumeimaginaire, au bandit perché comme un aigle sur la cime d’unemontagne italienne.

Tout annonçait une crise imminente. Henry dutsecouer un stoïcisme qui prenait sa source autant dans une forced’âme bien réelle que dans une heureuse ignorance, et, incapable defermer les yeux, il attendit impatiemment le jour.

Dès que l’aube blanchit le pavé de sa cellule,il prit le papier que lui avait laissé Popetta, s’étala sur lesdalles, se coucha sur le ventre et écrivit les deux lettressuivantes :

« Cher père, vous avez dû recevoir lalettre que je vous ai écrite il y a huit jours et qui, j’ai toutlieu de le croire, vous a été portée par un messager spécial. Je nedoute pas que son contenu ne vous ait surpris et peut-êtrechagriné. Cet appel, je ne me sentais, je l’avoue, que peu dedisposition à vous l’adresser ; mais il a été formulé sous ladictée d’un brigand qui suivait ma plume en tenant un pistoletbraqué sur ma tête. Aujourd’hui, les circonstances sontchangées ; je vous écris sur le pavé d’une cellule où je suisretenu prisonnier et sans que mes geôliers en aient connaissance.Que puis-je ajouter à ce que vous savez déjà, sinon qu’en ce momentj’obéis à un conseil qui m’a été donné ? D’après ce que jeviens d’apprendre, ma première lettre ne renfermait quel’expression de la vérité, bien qu’alors je n’en fusse paspersuadé. La menace que m’a faite le chef des brigands serairrévocablement exécutée, si la somme qu’il réclame ne lui est pasenvoyée. Le premier acte de la tragédie consistera à me couper lesoreilles et à les envoyer à votre adresse, qu’il a apprise d’unemanière étrange et que je crois devoir vous dévoiler.Celui dont il tient les renseignements concernant notre famille estle garde-chasse chassé par vous, Doggy Dick, qui s’est affilié à labande. Comment ce misérable se trouve ici, c’est ce que j’ignoreabsolument. Mais je sais que, de tous les bandits, c’est celui quime veut le plus de mal. Il se rappelle la correction que je lui aiadministrée et il prend grand soin de m’en faire souvenir.

« Maintenant, cher père, vousconnaissez ma situation, et si vous croyez devoir sauver votre filsindigne, hâtez-vous d’envoyer la somme exigée. Peut-êtrepenserez-vous que cinq mille livres c’est beaucoup payer une viecomme la mienne. Je le pense aussi ; mais malheureusement ilne m’est pas permit de m’estimer à ma propre valeur. Si la sommevous semble trop forte, sans doute n’auriez-vous pas d’objection àdisposer immédiatement des mille livres que vous me destiniez aprèsvotre mort et je tâcherai d’obtenir les meilleures conditionspossibles des gredins qui me tiennent entre leursgriffes. »

« Dans l’espoir de recevoir votreréponse par retour du courrier, ma lettre devant, je crois, vousparvenir par la poste, je suis, cher père, votre fils étroitementgardé.

« Henry HARDING. »

« Au général Harding,

« Beechwood-Park, comté deBucks, Angleterre. »

« Cher Luigi, – Je n’ai que le tempsde vous dire deux mots. Je suis prisonnier d’une bande de brigands…celle de Corvino dont, si je ne me trompe, je vous ai entenduparler. Son repaire se trouve dans les montagnes napolitaines, àenviron quarante milles de Rome et à vingt milles de votre villenatale. J’ai aperçu votre sœur, tandis que, captif, je traversaisla ville. Je ne la connaissais pas alors, mais j’ai, depuis peu,appris, à son sujet, quelque chose que j’hésite presque à vouscommuniquer. Je le dois cependant et c’est l’unique but de laprésente lettre. Lucetta court un grand danger. Le chef des banditsa des vues sur elle ! J’en ai été informé par une conversationentre brigands que j’ai eu la bonne fortune d’entendre. Je n’ai pasbesoin d’en dire davantage ; vous savez mieux que moi ce quivous reste à faire. Mais vous n’avez pas un instant àperdre…

« Tout à vous.

« HENRY HARDING. »

Ces deux lettres étaient écrites, pliées etscellées longtemps avant l’arrivée de Tomasso apportant ledéjeuner.

Sans dire un mot, le brigand les glissa dansla poche de côté de sa veste et se retira.

Cette nuit même elles se trouvaient dans lesac aux dépêches du steamer faisant le service entre Civita-Vecchiaet Marseille.

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