Le doigt du Destin

Chapitre 37Opération chirurgicale.

Pendant les trois jours qui suivirent, latranquillité la plus absolue régna dans le repaire des bandits. Aufracas habituel et presque incessant avait succédé ce calme funèbrequi suit d’ordinaire quelque terrible événement.

D’après ce que put voir Henry Harding, le chefresta chez lui, portes closes, comme s’il voulait faire croire,même à des brigands, qu’il déplorait un crime commis avec un aussiinfernal sang-froid.

Le quatrième jour, un fait eut lieu qui rendità la communauté son activité accoutumée.

Un peu avant le lever du soleil, le signald’une sentinelle annonça l’approche d’un messager, et un paysan, lemême qui avait été chargé de la lettre de Henry à son hôtelier etavait rapporté les soixante écus de l’artiste, arriva presqueaussitôt au quartier.

Il était, cette fois, porteur d’une dépêcheadressée au capitaine et qui lui fut remise immédiatement.

Le captif apprit le retour du messager par lesconversations animées du dehors. On en parlait comme d’un graveévénement.

Il ne sut que ce messager avait apporté unelettre qu’en voyant Corvino entrer dans sa cellule tenant lamissive tout ouverte dans sa main.

– Ainsi, cria le chef d’une voix irritée,signor Inglese, vous avez eu des discussions avec votrepère ? Eh bien ! tant pis pour vous. Un fils aussidésobéissant mérite d’être châtié. Si vous vous étiez mieuxconduit, votre digne père aurait agi différemment et sauvé vosoreilles. Maintenant, vous êtes condamné à les perdre. Maisconsolez-vous ! Elles ne sortiront pas de la famille. Nous lesenlèverons avec le plus de précautions possible et les enverronssous une belle enveloppe à votre père. Allons, camarades,emmenez-le ! Il faut du jour pour une aussi délicateopération.

Le jeune Anglais fut conduit, ou plutôttraîné, hors de sa cellule. Une fois en plein air, il fut entourépar toute la bande, hommes et femmes. Quant aux enfants, il n’y enavait pas dans cette communauté bigarrée.

Sur l’ordre du chef, Doggy Dick alla chercherun couteau. Deux brigands maintenaient le jeune homme àgenoux ; un troisième lui fit sauter son chapeau de dessus latête ; un quatrième, relevant les boucles de ses beaux cheveuxbruns, mit à nu les oreilles.

Tous semblaient prendre plaisir à l’actesanguinaire qui allait s’accomplir, les femmes autant que leshommes, plus particulièrement celle qui avait été cause de la mortde Popetta.

La colère brillait dans tous les yeux. Lerenégat avait malignement exagéré la fortune du père du prisonnieret fait concevoir à ses camarades les plus brillantes espérances.La rançon sur laquelle ils comptaient leur échappant, le captifdevait naturellement porter la peine de cette déception. Ilsl’accablaient d’imprécations et voyaient arriver le moment del’exécution, non seulement sans éprouver le moindre sentiment depitié, mais encore avec une joie féroce.

Enfin, le couteau brilla et allait s’abattresur l’oreille gauche lorsque, par une secousse surhumaine, Henryréussit à dégager une de ses mains et l’appliqua sur le membremenacé. Cet effort convulsif, causé par l’horreur de la situationaccompli sous l’impulsion d’un instinct purement physique, devaitêtre complétement inefficace. Henry le savait.

Et cependant il eut pour résultat de sauverses oreilles.

Corvino qui se tenait près du patient,surveillant les détails du drame, poussa un cri et ordonna desuspendre l’exécution. Ses yeux s’étaient fixés sur la main dont leprisonnier avait couvert son oreille gauche, ou, plutôt, sur lepetit doigt de cette main.

– Diavolo ! dit-il en saisissant lecaptif par le poignet, vous vous êtes rendu service, signor !Vous sauvez vos oreilles, au moins pour cette fois ! Voici uncadeau plus convenable à faire à votre père ; il lui indiquerason devoir qu’il semble un peu trop enclin à négliger. La maingarde la tête, c’est un proverbe chez nous ; nous vous enpermettrons l’application dans une certaine mesure… Votre petitdoigt protégera vos oreilles. Ha ! Ha ! Ha !

Les brigands firent écho, sans se rendre uncompte exact du motif qui excitait cette intempestive gaieté deleur chef.

Ils furent bientôt éclairés. La main blesséese trouvait sous leurs yeux ; ils y aperçurent une anciennecicatrice, bien reconnaissable pour un père qui ne peut ignorerl’état physique de son fils. La conduite de leur chefs’expliquait.

– Nous ne voulons pas nous montrer cruelssans nécessité, reprit Corvino d’un ton de persiflage ; nouséprouverions même de la répugnance à mutiler la jolie tête qui afait la conquête de Popetta et qui aurait pu faire celle de…Lucetta.

Ce dernier mot fut glissé à voix basse dansl’oreille du captif.

L’ablation de son oreille, et même de toutesdeux, aurait causé moins de douleur à Henry Harding que ce cruelmurmure. Il tressaillit jusque dans ses fibres les plus intimes.Jamais, autant qu’en ce moment, il n’avait ressenti un plus violentdésespoir de son impuissance.

Mais sa langue était libre encore et il ne putla retenir. Il éprouvait le besoin de parler, dût-il lui en coûterla vie.

– Misérable ! s’écria-t-il, les yeuxdans les yeux du capitaine. Si vous consentiez à vous mesurer avecmoi à armes égales, j’aurais bientôt converti votre hypocritegaieté en cris de miséricorde. Main vous n’oserez pas, car voussavez qu’il me suffirait d’un moment pour montrer aux gredins quivous entourant que vous n’êtes pas digne de les commander. Vousavez assassiné votre femme, pour faire place à une autre… pas àvous, madame, ajouta-t-il en s’inclinant ironiquement devant ladénonciatrice de Popetta… mais à une autre que Dieu préserve demettre jamais le pied dans cet enfer. Vous pouvez me tuer, mecouper en morceaux ; mais soyez-en sûrs, ma mort ne resterapas sans vengeance. L’Angleterre, ma patrie, saura votrecrime ; et, malgré l’impudence que vous puisez dans votreprétendue sécurité, vous serez traqués jusque dans la montagne,acculés dans votre bouge, chassés et tués comme des chiens, ouplutôt comme des loups car vous ne valez pas les chiens !

Les derniers mots de cette apostrophe seperdirent dans les cris furieux de la multitude.

– Que nous importe votre pays ?hurlèrent les brigands. Nous nous moquons de l’Angleterre.

– Maudite soit l’Angleterre ! criaDoggy Dick.

– Inglaterra al inferno !vociférèrent les autres en chœur. La France et l’Italie aussi etavec elles le pape… Tous au diable !… Que peuvent-ils contrenous ? Nous sommes en dehors de leur puissance. Mais vous êtesen la nôtre, signor, et nous allons vous le prouver !

Et, tirant leurs stylets de leurs ceintures,ils en faisaient miroiter la lame aux yeux du prisonnier.

Henry commençait à se repentir de sonimprudence et à croire que sa dernière heure était venue, lorsquele capitaine s’interposa pour le protéger contre la fureur dessiens.

Cette conduite le surprit, car Corvino avaitrépondu à son défi par un regard d’infernale méchanceté.

Son étonnement fut de courte durée.

– Arrêtez ! cria le chef d’une voixéclatante. Niais que vous êtes, pourquoi vous inquiéter desjappements de ce bouledogue anglais… votre prisonnier,encore ? Voudriez-vous tuer la poule qui va nous pondre un œufd’or ? Et un œuf valant trente mille écus ! Vous êtesfous, compagnons ! Laissez-moi la direction de cette affaire.Ayons d’abord l’œuf que, par la gracia de Dieu et avec l’aide de lamadone nous pouvons extraire du nid paternel, et alors…

– Oui, oui ! s’écrièrent quelquesvoix interrompant la métaphore de leur chef. Ayons l’œuf !Forçons le vieil oiseau à le pondre ! Notre camarade Ricardoassure qu’il sera de taille.

– Je l’affirme, dit Doggy Dick. Etpersonne mieux que moi ne connaît les œufs qu’il possède… J’ai ététrois ans son garde-chasse.

Et le renégat éclata de rire à cetteplaisanterie qui parut assez fade à ses auditeurs italiens, maisque le prisonnier comprit parfaitement.

– Assez ! rugit Corvino, nousgaspillons notre temps… Peut-être aussi, ajouta-t-il avec un regardféroce, lassons-nous la patience de notre ami, le pittore.Donc, signor, nous laisserons à cette belle tête ses appendicesauriculaires. Le petit doigt de votre main gauche, voilà tout cequ’il nous faut, pour le moment. S’il n’a pas assez de force pourextraire l’œuf dont nous parlions tout à l’heure, nous essayeronsde la main tout entière, et si celle-ci ne réussit pas davantage,eh bien, il faudra renoncer à l’omelette que nous nouspromettions.

Un éclat de rire général accueillit cettesaillie.

– Nous n’en aurons pas encore fini avecvous, c’est vrai, ajouta le facétieux bandit. Mais pour prouver àl’illustre Inglese, votre père, que nous n’avons pas derancune, et lui montrer combien nous autres Italiens le surpassonsen générosité, nous lui enverrons une tête de veau avec la peau,les oreilles et tout ce qui y tient.

Cet effroyable discours fut salué pard’unanimes applaudissements et tous les stylets rentrèrent dansleurs gaines respectives.

– Maintenant, ordonna le chef en mettantde nouveau en réquisition le brigand chargé du rôle de bourreau,enlève-moi ce doigt. Il est inutile de dépasser la secondephalange. Coupe à l’articulation et ne t’avise pas de gâter uneaussi jolie main. Laisse-lui un moignon pour remplir le doigt deson gant ; de cette façon, on ne s’apercevra pas de ce qui luimanque… Vous voyez, signor, conclut le bandit d’un ton railleur,que je ne veux endommager votre précieuse personne que juste autantqu’il est utile à nos desseins. Je sais que vous en êtes fier, etd’après ce qui s’est passé avec Popetta, je serais désolé de vousempêcher d’obtenir un semblable succès auprès de la charmanteLucetta.

Comme d’habitude, ce dernier membre de phrasefut prononcé par le bandit d’une voix basse, presqueindistincte.

Il n’exigeait pas de réponse. Aussi, le jeuneAnglais n’en fit aucune, pas plus qu’il n’opposa la moindrerésistance lorsque le cruel exécuteur s’empara de sa main et en fitdextrement sauter le petit doigt dun seul coup decouteau.

Ce fut la dernière scène du drame. Le captif,reconduit immédiatement dans sa sombre cellule, y fut abandonné àla solitude et à la contemplation de sa main privée pour jamais desymétrie.

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