Le doigt du Destin

Chapitre 38MM. Lawson et Fils.

Quoique le général Harding résidât seulement àune heure de chemin, par voie ferrée, de Londres, il se rendaitrarement à la métropole plus d’une fois par an ; encore, en sedéplaçant ainsi, avait-il moins pour objet de se rappeler au mondearistocratique que de visiter ses vieux camarades de l’armée desIndes et le club Oriental.

Il restait à notre hôtel une couple desemaines, passant la plus grande partie de son temps dans la rue ouau club et rentrant ensuite dans sa retraite des monts Chilternavec des souvenirs suffisants pour le reste de l’année.

Son séjour à la ville n’était pasexclusivement employé à des bavardages avec ses anciens compagnonsd’armes. Il en affectait une partie à l’administration de sesdomaines, ce qui exigeait une visite à son homme d’affaires deLincoln’s Inn Fields.

Le temps de sa visite à la métropole était lasaison où s’y trouvaient le « tout Londres » et un bonnombre de campagnards. Le parlement est en session, les concertsfont rage, le monde élégant a ouvert ses salons.

À vrai dire, le vieil officier indien ne sesentait attiré par aucune de ces nombreuses distractions, ilquittait sa résidence parce qu’il savait trouver alors, à Londres,des gens qui, comme lui, ne s’y rencontrent à aucune autre époquede l’année.

Le messager au visage basané, se prétendantvenu des États du pape, avait fait une apparition à Beechwood-Parkau commencement de cette saison ; et, quelques jours après, legénéral Harding entreprenait son voyage annuel à Londres.

Cette visite n’avait aucune espèce de rapportavec l’étrange communication émanée de ce plus qu’étrange individuqui n’était resté présent à l’esprit du général que par suite del’impression pénible qu’elle y avait causée. Il n’y songeait quepour déplorer la conduite de son fils ou pour se dire qu’il n’yavait pas un mot de vrai dans l’histoire de brigands qu’on luiavait débitée.

Il ne se formait pas la plus légère idée de lafaçon dont Henry avait passé les douze mois qui venaient des’écouler, n’ayant reçu directement aucune nouvelle de sonfils.

Il avait écrit une fois à son avoué, maisseulement pour s’informer si l’homme de loi avait vu Henry.

Il en avait reçu simplement pour réponse quele jeune Harding avait paru à l’étude il y avait environ un an.Quant au payement des mille livres sterling, il n’en était pasquestion, le général n’y ayant fait aucune allusion ; leformaliste homme de loi, depuis longtemps habitué à un laconismepratique, avait cru ne devoir répondre uniquement qu’à ce qui luiétait demandé.

Dans sa lettre d’adieu, Henry avait parlé deson intention de s’expatrier, ce qui, jusqu’à un certain point,expliquait qu’on n’en eût pas entendu parler à Londres. Rien nes’opposait, d’ailleurs, à ce qu’il se fût rendu à Rome ou dansquelque autre ville du continent. Le général se disait que cevoyage ne pourrait lui faire de mal et qu’il échappait ainsi auxmauvaises connaissances qu’il aurait pu faire à Londres. Il auraitmême été fort satisfait de le savoir à Rome, s’il l’eût apprisautrement que par la funeste lettre dont la teneur est connue dulecteur. Il y avait vu la preuve que si son fils n’était pasvéritablement tombé entre les mains des brigands, il fréquentaitune compagnie aussi mauvaise, pour le moins.

Ainsi songeait le général en vaguant dans lesrues de la métropole, se rappelant son fils seulement parce qu’ilsavait qu’il était d’abord venu à Londres, mais sans nul espoir del’y rencontrer.

Henry, il n’en doutait plus, se trouvait àRome, mais non pas dans les montagnes de Naples, comme leprétendait sa lettre ; mensonge supposé, bien fait pourdéchirer le cœur d’un père et rendre douloureuses les pensées qu’ilreportait sur son enfant.

Après avoir visité, tour à tour, ses clubs deprédilection, le général se rendit, comme d’habitude, chez sonavoué M. Lawson, de l’honorable maison Lawson et fils,Lincoln’s Inn Fields.

– Vous n’avez rien appris concernant monfils Henry depuis ma dernière lettre ? demanda-t-il.

Cette question fut posée après le règlementordinaire des affaires courantes.

– Non, répondit Lawson père à quis’adressait le général, Lawson fis étant sorti du cabinet.

– J’ai reçu de lui une singulière épître…La voici… Vous pouvez la lire et la classer avec mes autrespapiers… Elle m’a fait beaucoup de chagrin et je ne tiens pas à laconserver chez moi.

M. Lawson mit ses lunettes et parcourutla lettre dictée par le chef des bandits.

– Ceci est bien étrange, général, dit-ilaprès avoir lu. Comment cette lettre vous est-elle parvenue ?…Elle ne porte aucun timbre de poste.

– C’est le plus curieux de l’histoire…Elle m’a été remise de la main à la main, dans ma propremaison.

– Par qui ?

– Par une singulière créature… Un Juif,ou Italien, ou quelque chose d’approchant, qui s’est annoncé commeengagé dans votre profession, M. Lawson. – Unprocuratore, a-t-il dit, ce qui, en Italie, signifie, jecrois, avoué ou avocat.

– Quelle réponse avez-vous envoyée àvotre fils ?

– Aucune… Je n’ai pas cru un mot de cequ’il écrivait… J’ai supposé… comme mon fils Nigel, que c’était uncoup monté pour me soustraire de l’argent… Nigel lui a écrit…

– Ah !… votre fils Nigel lui aécrit ?… Et dans quels termes, général ?… Vous mepermettez cette question ?…

– Certainement… Mais je ne puis yrépondre. J’ignore ce que renfermait la lettre de mon fils aîné. Illui disait, je suppose, que je n’étais pas dupe de ses contes enl’air, et lui reprochait d’avoir tenté de se jouer aussiimpudemment de son propre père. Nigel a pensé que la mercurialepourrait avoir quelque effet sur Henry et le faire rougir de saconduite, s’il est susceptible de rougir encore. – Mais le pauvregarçon est tombé dans de bien mauvaises mains, j’en ai peur, et illui sera bien difficile de s’en tirer.

– Alors, vous ne croyez pas qu’il soit aupouvoir des brigands ?

– Des brigands ! Allons donc !Très-certainement, M. Lawson, vous ne le croyez pas vous-même…avec votre expérience ?

– C’est précisément mon expérience,général, qui me porte à croire, non seulement à la possibilité dufait, mais encore à sa probabilité. Il y a quelques années, pendantles vacances, j’ai accompli, moi aussi, mon voyage en Italie, etj’y ai appris d’étranges choses à propos des bandits de Naples etde Rome. Peut-être n’eusse-je ajouté aucune foi à ce que l’on meracontait, sans un fait aussi concluant pour moi que si j’en avaisété témoin oculaire, celui d’une personne tombée entre les griffesdes brigands et qui, pour en sortir, fut obligée de payer rançon.Je ne dus qu’au hasard de ne pas être fait prisonnier par la mêmeoccasion. La chaise de poste dans laquelle je parcourais leshorribles routes de la Romagne, se brisa… fort heureusement… ce quime força de revenir à Rome. Si j’avais fait un ou deux milles deplus, la maison Lawson et fils, Lincoln’s Inn Fields, aurait eu àpayer, pour ma personne, une rançon équivalente à celle que l’ondemande pour votre fils.

– Demandée pour mon fils !…Bah ! bah ! demandée par mon fils, vous voulez dire.

– Je ne le crois pas, général… Et je suisfâché d’avoir à vous affirmer que je diffère complètement d’opinionavec vous. – Mais je le crois, moi !… Je ne vous ai pas ditqu’il était parti à la suite d’une querelle… Une fille qu’ilvoulait épouser… Je ne voulais pas de ce mariage et j’ai employé,pour l’empêcher, une ruse que je vous conterai, un jour ou l’autre.Qu’il vous suffise de savoir que j’ai atteint mon but et trompé laplus fameuse paire de trompeuses ! C’est alors que je vous aiécrit de lui donner mille livres sterling. Cet argent, il l’a, sansaucun doute, gaspillé en compagnie de vagabonds comme lui… et c’estd’après leur conseil qu’il a essayé de m’en extorquer davantage. Letour était bien joué, mais il n’a pas réussi.

– Vous m’avez écrit de lui donner millelivres ! s’écria le vieil avoué en sautant sur son fauteuil eten arrachant ses lunettes. Q’entendez-vous par là, généralHarding ?

– Ce que j’entends !…Pardieu !… les mille livres que je vous ai chargé de retirerde la banque et de remettre à mon fils Henry, à sa premièreréquisition.

– Et quand m’avez-vous donné cetordre ?

– Quand ?… Il y a un an… oui… justeun an. C’était une semaine environ après ma dernière visite àLondres… Vous m’avez écrit vous-même qu’il était venu dans vosbureaux à cette époque.

– Il y est venu, en effet… deux fois, jecrois… Mais non pas pour recevoir mille livres, ni demander del’argent. Si mes souvenirs sont fidèles, il s’est tout unimentinformé si nous n’avions pas, pour lui, un message de vous. Cen’est pas moi qui l’ai vu, mais mon maître-clerc. Il pourra vousdire ce qui s’est passé. Faut-il l’appeler ?

– Oui, dit le général, presque pétrifiéd’étonnement. C’est étrange, pardieu ! bien étrange.

Un coup de sonnette retentit et lemaître-clerc fit aussitôt son apparition.

– Jennings, dit l’avoué, voussouvenez-vous que le fils du général Harding… son fils cadet,Henry… vous le connaissez, je suppose… soit venu à l’étude il y aenviron un an ?

– Oui ! répondit le clerc, je me lerappelle parfaitement. Il y a juste un an. Il est venu deux fois,et chacune de ses visites a été enregistrée.

– Apportez le carnet, ordonnaM. Lawson.

Le maître-clerc sortit, laissant de nouveau legénéral seul avec son avoué.

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