Le doigt du Destin

Chapitre 39Le Carnet de visites.

Le général était incapable de resterassis.

À la nouvelle, tout à fait inattendue,communiquée par M. Lawson, il avait sauté sur ses pieds et,depuis ce moment, parcourait l’appartement à pas saccadés enlançant, par intervalles, de sourdes exclamations.

– Si je l’avais su ! murmurait-ilentre ses dents… Tout aurait pu s’arranger… Et vous m’assurez qu’iln’a jamais reçu les mille livres, M. Lawson.

– Pas un sou… de moi, du moins.

– J’en suis heureux… véritablementheureux.

– Et vous avez raison. C’est autant degagné c’est-à-dire si vous supposez que cet argent aurait pu êtrefollement gaspillé.

– Ce n’est pas cela, monsieur… Vous ne mecomprenez pas !

– Pardonnez-moi, général, je n’entendaispas…

L’apologie de l’homme de loi fut interrompuepar la rentrée du clerc portant un grand registre, sur lacouverture en parchemin duquel étaient inscrits en majuscules lesmots : CARNET DE VISITES.

M. Lawson se saisit du livre, enchantéd’échapper à une difficile explication.

– Voici ! dit-il après avoirfeuilleté un certain nombre de pages. Deux enregistrements de datesdifférentes se rapportent à votre fils. Le premier est du 4 avril,l’autre du 8. Faut-il vous les lire, général, ou désirez-vous enprendre vous-même connaissance ?

– Lisez-les-moi.

L’avoué, après avoir rétabli ses lunettes àleur place habituelle, lut à haute voie :

4 avril. – Onze heures et demie du matin. –Venu à l’étude, M. Henry Harding, fils du général Harding, deBeechwood-Park, comté de Bucks. A demandé si l’on avait reçu de sonpère quelque communication à son adresse.

– Réponse : aucune.

8 avril. – Onze heures et demie du matin.Revenu, M. Henry Harding a fait la même question que le 4avril et a reçu la même réponse. Le jeune gentleman est sorti sansfaire d’observation, mais avec la physionomie rembrunie.

– Naturellement, général, dit l’homme deloi en manière d’excuse, notre profession nous oblige à faireattention aux moindres détails et à les signaler. N’y a-t-il pasd’autre enregistrement, M. Jennings ?… J’entends qui aitrapport à M. Henry Harding ?

– Il n’y en a pas d’autre, monsieur, quecelui relatif à la lettre que vous avez reçue, il y a six mois, deson père… Faut-il la chercher ?

– Non, c’est inutile…, vous pouvezremporter le carnet.

– Ainsi, vous n’avez jamais payé cesmille livres à mon fils Henry ? demanda le général après ledépart du clerc.

– Jamais… pas un sou… ainsi que vous vousen êtes assuré. Il n’a jamais demandé d’argent… ; d’ailleurs,s’il m’en avait demandé, je me serais vu obligé de refuser etd’attendre vos ordres. Mille livres, général, sont une somme tropforte pour être donnée à un jeune homme… à un mineur comme ill’était alors…, sur sa simple requête.

– Mais, M. Lawson, vous m’étonnez deplus en plus. Voudriez-vous me faire entendre que vous n’avez pasreçu de lettre vous autorisant à lui remettre un mandat de pareillesomme ?

– Jamais je n’ai reçu de lettresemblable… En voici la première nouvelle.

– Pardieu ! c’est singulier… Alors,il est possible qu’il soit entre les mains des brigands.

– Je serais désolé qu’il en fûtainsi !

J’en serais enchanté, moi !

– Oh ! général !…

– Vous ne me comprenez pas, Lawson… Ceserait une preuve que mon fils n’est pas si perverti que je lecroyais… Je m’imaginais qu’il avait gaspillé les mille livres…Est-il possible qu’il y ait quelque chose de vrai dans la lettrevenue de Rome ? Je l’espère bien et jusqu’au dernier mot,pardieu !

– Mais, général, vous ne désirezcertainement pas que votre fils soit prisonnier desbandits !

– Mais si ! Mais si !… Celavaut mieux,… Je payerais volontiers les cinq mille livres pour êtredébarrassé de mes angoisses passées… Comment nous enassurer ?… Que faire ?

– Qu’est devenu le messager… mon confrèredes États du pape ?

– Lui ?… Il est retourné, je pense,avec ceux qui l’avaient envoyé. Je voulais le mettre à la porte àgrands coups de pied… quelque part… ou le livrer à la police. Si jene l’ai pas fait, c’est uniquement par crainte du scandale. –Allons, Lawson, indiquez-moi la marche à suivre… Je suppose que ledanger n’est pas imminent ?

– Je n’en suis pas certain, réponditl’homme de loi d’un ton rêveur… Ces bandits italiens n’ont pasd’entrailles… Le messager ne vous a-t-il pas donné à entendrecomment il serait possible d’entrer en communication avec lui, sicela était nécessaire.

– Non… il m’a seulement dit quej’entendrais de nouveau parler de mon fils comme le portait lalettre… Par le ciel ! ils n’ont sans doute pas l’intentiond’exécuter la menace qu’elle contient ?

– Espérons que non.

– Mais que faut-il que je fasse ?M’adresser au Ministre des affaires étrangères ; lui demanderd’écrire à Rome et d’obtenir l’intervention du gouvernement du papedans le cas où cette histoire de la captivité de mon fils seraitauthentique ?

– Certainement, général, c’est lemeilleur parti à prendre… Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !Quand avez-vous reçu la lettre ?

– Il y a huit jours… ; d’après ladate, elle a été écrite il y a plus de deux semaines.

– Alors je crains que l’intervention d’ungouvernement quelconque… le nôtre ou celui de Rome… ne s’exerce pasen temps utile pour empêcher les faits qui auront pu s’accomplir àla réception de votre réponse… j’entends celle de votre fils Nigel…Il me semble qu’il n’y a pas d’autre alternative que d’attendre unenouvelle communication des brigands. Vous aurez au moins ainsi lesmoyens d’écrire à votre fils et d’envoyer la rançon requise… Il n’yaurait cependant pas de mal à demander, comme vous en aviezl’intention, l’assistance du gouvernement.

– Ce sera fait aujourd’hui, dit legénéral, à l’instant même… Je vais au ministère… Venez-vous avecmoi, M. Lawson ?

– Certainement, répondit l’avoué enquittant son bureau et remettant ses lunettes dans leur étui… Jesuis tout à votre service, général, ajouta-t-il en se dirigeantvers la porte… J’espère, après tout, que nous n’aurons pas affaireaux brigands.

– J’espère le contraire ! réponditle général en frappant violemment sa canne sur le pavé. J’aimemieux savoir mon fils prisonnier des bandits que de le croirecapable d’avoir ourdi le plan dont je l’accusais… Oui, Dieu mepardonne… j’aimerais mieux cent fois trouver ses oreilles dans lapremière lettre que je recevrai !…

À cette fervente apostrophe échappée desentrailles paternelles, l’avoué ne fit aucune réponse, et tous deuxmarchèrent côte à côte en silence.

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