Le doigt du Destin

Chapitre 4Une coquette.

Je me suis souvent posé à moi-même ces gravesquestions. Que serait le monde si la femme n’existait pas ?L’homme éprouverait-il beaucoup de plaisir à y vivre, ou, aucontraire, trouvant que c’est alors la plus enviable desrésidences, n’aspirerait-il pas à ne jamais le quitter ? J’airéfléchi et raisonné là-dessus à perte de vue et même jusqu’à ceque mon esprit se fût presque égaré dans les plus épais brouillardsde l’hypothèse. Il n’y a peut-être pas de problème philosophiqueplus intéressant et plus important à la fois, et cependant, que jesache, aucun philosophe ne l’a encore résolu d’une façonsatisfaisante.

Deux théories ont été proposées. Je lesconnais ; elles s’écartent l’une de l’autre autant que le fontles pôles.

D’après l’une, la femme est l’unique but denotre existence ; ses sourires sont les seuls biens que nousdevrions poursuivre. Pour elle, pour elle seule, nos travaux et nosveilles, nos luttes et nos écrits, notre éloquence et nos efforts.Sans elle, nous ne ferions rien, l’objectif de nos aspirations nousmanquant absolument.

– Qu’arriverait-il alors ? disentles avocats de cette théorie. L’existence sans but est-elletolérable ? Serait-elle même possible ?

Quant à moi, je ne saurais faire à cettequestion d’autre réponse que celle du flegmatique Espagnol –Quien sabe ?[7]c’est-à-dire aucune réponse !

Conformément à l’autre théorie, la femme, bienloin de constituer le but et le bonheur de la vie, n’en est que laplaie et la malédiction. Les partisans de cette théorie n’ont,comme de juste, aucune prétention à la galanterie ; ils jugentsimplement d’après l’expérience. Sans la femme, disent-ils, lemonde serait heureux ; avec elle, qu’est-il ?ajoutent-ils d’un air triomphant.

La seule façon, peut-être, de mettre d’accordces deux opinions contradictoires, serait de se tenir dans un justemilieu ; de les considérer toutes deux comme absurdes ettoutes deux comme excellentes ; de voir dans la femme, à lafois, un bienfait et un malheur ; ou, ce qui seraitpréférable, d’admettre qu’il y a deux sortes de femmes, l’une néepour le bonheur de l’humanité, l’autre pour son désespoir.

Il me fait peine de ranger Belle Mainwaringdans cette dernière catégorie ; car elle était charmante etaurait pu, tout aussi bien, appartenir à la première. Je l’aimoi-même connue, sinon parfaitement, au moins assez pour luiattribuer une juste classification. Peut-être, moi aussi, fussé-jetombé sous le charme qui émanait de toute sa personne, si je n’enavais découvert la fausseté. C’est ce qui me sauva.

Mon aveuglement cessa juste à temps, quoiquebien accidentellement. C’était dans une salle de bal. Belle adoraitla danse, comme toutes les jeunes personnes appartenant à l’espècedes enchanteresses ; et il se donnait peu de bals dans lecomté, publics ou particuliers, civils ou militaires, où l’on nefût certain de la rencontrer.

Je la vis pour la première fois au bal duchâteau de la ville de B***. Je lui fus présenté par un descommissaires de la fête, lequel, avait un vice de prononciationcausé par cette infirmité désignée sous le nom de bec de lièvre. Ilparlait abominablement du nez. En prononçant le mot« captain »[8], lapremière syllabe qui sortit de sa bouche sonna comme« comte ». Il y eut ensuite une suspension, et la secondesyllabe « ain » put être prise ou méprise pour le préfixe« Von »[9] Mon nom etmon prénom amalgamés ensemble, comme ils le furent par lemalheureux bègue, avaient une couleur germanique bien prononcée. Ilen résulta que, pour un temps et avant que j »eusse pu trouverl’occasion de rectifier l’erreur, je fus gratifié par missMainwaring d’un titre qui ne m’appartenait pas.

Je fus bien plus honoré encore en la voyantinscrire ce nom sur son carnet de danse, bien plus souvent que,dans ma modestie, je ne me sentais le droit de l’espérer. Ellem’avait accordé plusieurs tours de faveur, valses et contredanses.J’étais heureux, flatté, mieux encore, charmé et ravi. Qui ne l’eûtété de se voir ainsi distingué par l’une des belles de laréunion, et c’en était une dans toute l’acception du mot.

Je commençai à m’imaginer que mon sort étaitfixé désormais et que j’avais trouvé une agréable partenaire, nonseulement pour la nuit, mais pour mon existence toute entière. Jefaisais la roue comme un paon, en voyant se grouper autour de nousles figures grimaçantes des danseurs désappointés et en entendantmurmurer que j’avais eu plus que ma part de cette charmantecréature. Jamais je ne m’étais autant amusé.

Cela dura jusqu’à une heure assez avancée dela nuit. Parvenu au comble de la félicité, j’en devais descendre,sans y aspirer. J’avais reconduit ma danseuse auprès d’une dame desuperbe apparence à laquelle miss Belle me présenta en l’appelantsa mère. Je n’eus pas à me féliciter de l’accueil que j’enreçus ; elle resta raide, froide et desserra à peine leslèvres pour répondre à mes obséquieuses politesses. Je me retiraitout confus et me perdis dans la foule, après avoir obtenu de missMainwaring la promesse d’une nouvelle contredanse.

Incapable de trouver loin d’elle la moindredistraction, je revins presque immédiatement et m’assis sur unechaise derrière la causeuse occupée par la mère et la fille.

Elles étaient engagées dans une activeconversation ; aussi, ne fus-je pas aperçu et me gardai-jed’intervenir. Mais le dialogue n’avait pas lieu à voix assez bassepour que je ne pusse entendre, et l’énonciation de mon nomm’empêcha de me retirer comme l’ordonnait la discrétion.

– Un comte ! murmurait lamère ; tu ne sais ce que tu dis, mon enfant !

– Mais c’est sous ce titre queM. Southwick me l’a présenté. Il en a, d’ailleurs, toute latournure.

Cette observation me plut.

– Comte de cordes à violon ! –M. Southwick est un sot, et un âne par-dessus le marché. Cen’est qu’un méchant capitaine – en demi-solde, qui plus est, sansfortune et sans espérances. Lady G*** m’a renseignée sur soncompte.

– En vérité !

Je crus entendre un soupir, mais je n’en étaispas certain. J’en eusse été enchanté. Malheureusement, les parolesqui suivirent m’enlevèrent toute illusion.

– Et tu t’es engagée avec lui pour unenouvelle contredanse quand le jeune lord Poltover est venu deuxfois pour t’inviter, et s’est mis presque à mes genoux pour meprier d’intercéder en sa faveur ?

– Mais que faire ?

– C’est bien simple. Dis-lui que tu avaisun engagement antérieur contracté avec lord Poltover.

– Très-bien, maman. J’agirai ainsipuisque tu me le conseilles. Je suis si contrariée de ce qui estarrivé !

Si, à ce moment, j’avais entendu un secondsoupir, je me serais certainement éloigné sans rien dire. Dans tousles cas, la retraite m’était coupée ; je venais d’êtredécouvert, et je résolus de tirer aussi honorablement que possiblemon épingle du jeu.

– Je serais désolé, miss Mainwaring,dis-je en m’adressant directement à la jeune tille, et sansparaître m’apercevoir de sa confusion ni de celle de sa mère, jeserais désolé de vous faire manquer un engagement antérieur, etplutôt que d’obliger lord Poltover à se mettre une troisième fois àgenoux, je préfère vous relever de la promesse que vous avez bienvoulu faire à un méchant capitaine.

M’inclinant d’une façon fort digne, à ce queje crus, du moins, je quittai les Mainwaring, et je tâchai dem’étourdir en dansant avec toutes les jeunes filles qui daignèrentaccepter l’invitation d’un capitaine en demi-solde.

Fort heureusement, avant la fin du bal, j’enrencontrai une qui me fit, oublier ma mésaventure.

J’ai souvent rencontré, depuis, miss BelleMainwaring. Je ne lui ai jamais parlé, sinon avec les yeux, langagesilencieux, mais d’une incontestable éloquence.

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