Le doigt du Destin

Chapitre 40Tableau à vendre.

Celui qui veut sortir de Lincoln’s Inn Fieldspar un des quatre points cardinaux, quel qu’il soit, sans traverserd’inextricables cours et passages, doit accomplir le voyage àtravers les airs, c’est-à-dire avec ses ailes ou un ballon.

Square splendide, l’un des plus grands et desplus beaux de la métropole, égayé par des arbres toujours verts etbordé de maisons dont les vieilles façades font honte à notrearchitecture moderne, il n’est accessible que par les ruelles lesplus sales de Londres tout entier.

Presque exclusivement habitées par d’éminentslégistes, ces tristes rues sont l’emblème des moyens qu’ils ontemployés pour arriver à la notoriété.

Sur les confins de ce vaste square, l’artlutte contre la misère.

Çà et là on rencontre une boutique detableaux, le barbouilleur trouve l’immortalité derrière une fenêtretapissée de toiles d’araignées, ou al fresco, coutre lesdalles, en dehors de la porte. Dans un certain passage, ses œuvressont mises en évidence avec un soin qui, dans les salons del’Académie royale, lui vaudrait certainement une fortune.

Ce passage, le général Harding et son avouédevaient absolument le traverser pour atteindre le Strand et, delà, Downing-Street où se trouve le ministère des affairesétrangères.

Un des habitants du passage, une femme auregard perçant, à la voix plus perçante encore, semble avoir pourmission de faciliter la circulation. En voyant l’un, entendantl’autre, le flâneur éprouve le besoin de hâter le pas. C’est lapropriétaire d’un magasin de meubles, dont les tableaux en questionfont partie, étant ce qu’on nomme d’ordinaire dans le commerce destableaux d’ornement ou d’ameublement. »

Ni le général Harding ni Lawson n’étaientdisposés à s’arrêter pour examiner cette galerie. Ils marchaientrapidement, afin de sortir plus vite du passage, lorsqu’un tableauplacé, pour ainsi parler, en vedette, attira l’attention du vieilofficier. Il s’arrêta si brusquement que son compagnon, surpris,faillit en perdre l’équilibre.

– Qu’y a-t-il, général ? demandaM. Lawson.

– Mon Dieu ! dit le vétéran d’unevoix étranglée… Regardez… Voyez-vous ce tableau ?

– Oui, répondit l’avoué. C’est un épisodecynégétique. Deux jeunes garçons en chasse accompagnés d’un garde…Je ne vois pas là de quoi vous surprendre.

– Surprendre ! répéta le général… Lemot est trop faible… C’est stupéfier qu’il faut dire.

– Qu’avez-vous donc, général ? ditl’homme de loi en regardant le vétéran pour s’assurer qu’il n’avaitpas perdu l’esprit. Le tableau est plus qu’ordinaire… C’est l’œuvred’un tout jeune homme, je le parierais ; l’exécution en estmédiocre, bien qu’elle témoigne d’une certaine verve dans laconception. Quel peut en être le sujet ? L’un des chasseurstient un couteau et semble vouloir en frapper l’épagneul, tandisque l’autre fait mine de le protéger. Je ne comprends pas…

– Je comprends, moi, fit le général, dontla physionomie s’altérait de plus en plus, et en poussant unprofond soupir… Mon Dieu ! continua-t-il, ce ne peut être unecoïncidence fortuite… Et pourtant… cette scène… la voilà…reproduite sur la toile… Je ne rêve pas !

M. Lawson fixa de nouveau le général, nesachant si vraiment il ne rêvait pas tout éveillé ou s’il jouissaitencore de la plénitude de son bon sens.

– Non ! s’écria le vétéran enfrappant violemment le pavé du fer de sa canne. Non, il ne peut yavoir d’erreur ! C’est la même scène, trop réelle,hélas !… Les figures, M. Lawson, sont des portraits… enintention, du moins. Leur costume seul suffirait à me les fairereconnaître. Celui qui tient le couteau, c’est mon fils aîné Nigel…tel qu’il était il y a environ cinq ans. L’autre est Henry. L’hommede l’arrière-plan est, ou était, mon garde-chasse, devenu ensuitebraconnier, condamné à la déportation et contumace… Qui peut avoirjamais entendu parler de cet incident ?… Quel est l’auteur dece tableau ?

– Peut-être, dit l’avoué, cette femmenous renseignera à ce sujet… Dites-moi, ma brave femme, commentavez-vous eu ceci ?

– Ce tableau, monsieur ?… Commentl’aurais-je eu, sinon avec mon argent ?… C’est une œuvre depremier ordre… vendue seulement trente shellings… avec son cadretout battant neuf… Oui, rien que trente shellings… Véritableoccasion, messieurs !

– Savez-vous à qui vous l’avezacheté ?

– Certainement, je le sais ! – Soyezsans crainte, il est arrivé honorablement entre mes mains… si c’estça qui vous chiffonne… Je connais bien sa généalogie, puisque jeconnais celui qui l’a peint… c’est un vrai artiste !…

– Et quelle sorte d’hommeest-ce ?

Un jeune homme… tous deux jeunes, car ils sontdeux. L’un paraît étranger, Italien, je crois. L’autre est moinsâgé… et Anglais, j’en jurerais… Par exemple, je ne sais pas quelest l’auteur du tableau. Ils y ont peut-être mis tous deux la main,car ils sont venus le vendre ensemble. J’en avais quelques autresde la même fabrique ; mais ils sont vendus… Je crois bien quec’est le plus âgé qui est l’artiste.

– Savez-vous son nom ? demanda legénéral avec une si visible anxiété que la marchande lui lança unregard soupçonneux et hésita à répondre.

– Je m’intéresse, continua-t-il, àl’auteur, quel qu’il soit, de ce tableau… Je le trouve très-beau etje vous l’achète… mais j’en désirerais d’autres de la même main etc’est pourquoi je vous prie de me donner le nom et l’adresse dupeintre.

– Oh ! n’est-ce que cela ?… Ehbien ! le garçon au teint bronzé… le plus âgé des deux… porteun nom étranger que je ne me rappelle pas. Quant à l’autre, je n’aijamais entendu prononcer son nom et je crois qu’il est parti. Il ya des mois que je ne l’ai vu.

– Savez-vous leur adresse, aumoins ?

– Oh ! pour cela, oui. Je suis alléchez eux chercher des tableaux… c’est tout près d’ici… je trouverail’adresse sur mon livre de vente.

– Cherchez-la, dit le général. Voicitrente shellings pour le tableau. Veuillez me l’envoyer chezMM. Lawson et fils, Lincoln’s Inn Fields, n°…

La brocanteuse prit l’argent, tout en vantantsa marchandise et en maugréant contre sa trop grande facilité enaffaires. Puis elle écrivit l’adresse demandée sur un méchantmorceau de papier qu’elle présenta à l’acquéreur. Celui-ci le rouladans ses doigts et s’empressa de sortir du passage, entraînantM. Lawson dont il avait pris le bras.

Au lieu de suivre la direction deDowning-Street, il tourna court et, revenant sur ses pas, traversade nouveau le square. – Où allons-nous, général ? demandal’avoué.

– Voir le peintre… Il peut nous éclairersur cette mystérieuse affaire qui me paraît un songe.

L’adresse avait été correctement écrite et legénéral la découvrit facilement. C’était une maison de tristeapparence située dans une des petites rues qui avoisinentHigh-Holborn. La maîtresse du logis reconnut son locataire ausignalement qui lui fut donné. Malheureusement l’artiste étaitparti, en toute hâte, trois jours auparavant. Il ne devait mêmeplus être à Londres, car il avait vendu à perte tous ses tableaux àdivers marchands. On ne savait ni son nom ni le lieu de sarésidence actuelle. Il avait parfaitement réglé son compte etc’était tout ce dont la propriétaire semblait s’inquiéter.

Le général lui demanda si elle n’avait pas euun autre locataire, camarade de celui dont elle venait de parler.La réponse fut affirmative. C’était aussi un peintre, mais plusjeune, un Anglais dont elle ignorait le nom, l’étranger ayant payépersonnellement les dépenses communes. Ce jeune homme était partidepuis longtemps… trois mois environ… et l’étranger avait gardé lelogement pour lui seul.

Outre le signalement du jeune artiste, cesrenseignements furent les seuls que le vétéran put obtenir.

– Mon fils Henry ! dit le généralHarding en remettant le pied dans la rue… Il vivait dans cettebicoque… et je m’imaginais qu’il se livrait au désordre avec sesmille livres sterling !… Ah ! M. Lawson, j’ai été,je crois, bien injuste pour mon pauvre enfant.

– Il n’est pas trop tard pour réparer vostorts, général.

– Je l’espère… oh ! oui, de tout moncœur… Hâtons-nous !

– Il me tarde d’arriver àDowning-Street !

Le général fut immédiatement introduit auprèsdu ministre des affaires étrangères qui lui promit, selonl’habitude invariable des ministres, de déployer toute l’activitéqu’exigeait une affaire d’une aussi évidente urgence.

Rien de plus ne pouvait être fait pour lemoment, et le général retourna à Beechwood-Park afin de se tenirprêt à toute éventualité. Il aurait payé immédiatement la rançons’il avait su où l’envoyer. Une lettre de Rome était peut-êtrearrivée pendant son absence. Dans cette prévision, il s’empressa dereprendre le chemin de sa résidence aussitôt après sa visite auministre.

Son espoir se réalisa. Il trouva, en arrivant,sur la table de son cabinet, un certain nombre de lettres quil’attendaient depuis plusieurs jours, et parmi lesquelles il y enavait deux portant le timbre de la poste romaine, mais de datesdifférentes.

Il reconnut, sur l’une, l’écriture de son filsHenry et se hâta de l’ouvrir.

– Dieu soit loué ! s’écria t-il enterminant sa lecture, il est sain et sauf.

L’autre lettre se faisait remarquer par saforme, ses dimensions et la multiplicité des timbres exigée par sonpoids.

Le général tressaillit en la prenant. Autoucher, il sentit qu’elle renfermait quelque chose.

Il en déchira l’enveloppe d’une maintremblante et en tira un petit paquet qui, ouvert à son tour,laissa échapper un objet de couleur de cendre, de forme cylindriqueet d’environ deux pouces de longueur.

C’était un doigt humain, coupé à la secondejointure et portant une ancienne cicatrice longitudinale s’étendantjusqu’à l’ongle.

Un cri d’angoisse s’échappa de la poitrine dugénéral… Il venait de reconnaître le doigt de sonfils ?

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