Le doigt du Destin

Chapitre 44Un comte en garnison.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis que lessoldats du pape avaient établi leurs quartiers dans le village deVal-d’Orno.

Le soleil venait de se plonger majestueusementdans les eaux de la mer Tyrrhénienne et les habitants s’étaient,pour la plupart, calfeutrés chez eux. Ils se souciaient peu derencontrer, la nuit, dans les rues, leurs hôtes militaires, de peurque, confondus avec des ennemis, on ne vidât lestement leurs pochesdu peu d’argent qu’ils avaient gagné pendant le jour.

À la même heure, le commandant de cedétachement soi-disant protecteur, assis dans le salon du syndic,en compagnie du père et de la fille, déployait en l’honneur decette dernière toutes les grâces de sa personne et son phébus leplus alambiqué.

Après avoir effleuré divers sujets, laconversation tomba sur les brigands, thème des plus palpitants,comme on peut le supposer, pour les habitants de Val-d’Orno.

À cette occasion, elle eut spécialement pourobjet l’Inglese captif, dont le capitaine avaitnaturellement entendu parler, puisqu’il avait été officiellementinformé de tous les détails relatifs à sa présence dans levillage.

– Povero ! dit Lucettapresque à mi-voix, je voudrais bien savoir ce qu’il est devenu.Penses-tu, papa, qu’ils lui aient rendu la liberté ?

– J’en doute fort, mon enfant. Ils ne lerelâcheront qu’après avoir touché sa rançon.

– Et combien crois-tu qu’ilsdemandent ?

– Vous me feriez croire, signorina, ditle capitaine-comte, que vous auriez idée de la payer vous-même.

– Oh ! très-volontiers, si je lepouvais.

– Vous semblez porter à cetInglese un profond intérêt. Uno povero pittore.Ces derniers mots furent prononcés d’un ton de sarcastiquemépris.

– Uno povero pittore !s’écria la jeune fille avec un regard indigné. Sachez, signor comteGuardioli, que mon frère est uno povero pittore, et aussifier de l’être que je le suis, moi, sa sœur !

– Mille pardons, signorina, j’ignoraisque votre frère fût un artiste. Je ne parlais que de ce pauvrediable d’Inglese qui, après tout, pourrait être, non pasun peintre, mais un espion de ce monstre de Mazzini. D’après lesdernières nouvelles, cet abominable imposteur est arrivé àGênes ; et comme il vient directement d’Angleterre, cetindividu n’est probablement qu’un poisson-pilote… chargé d’éclairerla voie du requin. Peut-être est-ce fort heureux pour lui d’avoirété enlevé par les brigands. S’il tombait entre mes mains et que jedécouvrisse en lui un espion, je n’attendrais pas lariscatta pour lui passer autour du cou une belle cravatede chanvre.

L’indignation qui gonflait le cœur de Lucettase manifesta par la pâleur de ses joues et le double éclair de sesyeux. Avant qu’elle eût eu le temps de répondre, on frappadiscrètement à la porte du salon.

– Entrez ! s’écria le capitaine quien était venu à considérer la demeure de son hôte comme la siennepropre.

La porte s’ouvrit et le sergent d’ordonnancede la troupe se présenta sur le seuil en faisant le salutmilitaire.

– Qu’y a-t-il ? demandal’officier.

– Un prisonnier, répliqua la sergent, enportant de nouveau la main à son shako.

– Un des bandits ?

– Non, capitaine, au contraire, c’est unindividu qui prétend avoir été leur prisonnier et s’être échappé deleurs mains.

– À quoi rassemble-t-il ?

– C’est un jeune homme vêtu en citadin.Un Inglese, je crois, bien qu’il parle italien aussi bienque moi.

Le syndic se leva de sa chaise. Lucettas’était déjà élancée de la sienne, avec une exclamation de joie, enentendant le mot Inglese.

Le captif évadé ne pouvait être autre quecelui dont on venait de parler et auquel elle pensait depuislongtemps.

– Signor Torreani, dit le capitaine en setournant vers son hôte, et avec un accent qui prouvait que lui,aussi, était enchanté de la nouvelle, ce serait abuser de votrehospitalité que de vous rendre témoin de l’accomplissement de mondevoir. Permettez-moi de vous quitter et d’aller examiner lacapture que viennent de faire mes hommes.

– Ne vous dérangez pas, signor capitaine,dit le syndic. Vous êtes libre de faire amener ici leprisonnier.

– Oh ! oui, ajouta Lucetta… qu’ilvienne ! – Je me retirerai, si ma présence vous gêne.

– Certainement non, signorina, à moinsque vous ne le désiriez vous-même. Ce garçon, si je ne me trompe,est le povero pittore auquel vous portez tant d’intérêt.Faut-il donner l’ordre de le faire monter ?

Guardioli le désirait évidemment ;Lucetta aussi, mais pour un autre motif. Le capitaine voulait fairemontre de sa puissance discrétionnaire en présence du pauvre jeunehomme, dégradé par une double captivité ; la jeune filleobéissait à cet instinct de protection inné au cœur des femmes, enmême temps qu’à une partialité qu’elle aurait eu bien de la peine às’expliquer à elle-même.

De ces sentiments géminés il résulta quebientôt après le sergent revint amenant le prisonnier.

C’était Henry Harding.

Le jeune Anglais sembla moins surpris de lacompagnie devant laquelle il comparaissait que du caractère même deson introduction. À peine échappé des mains des bandits, il necomprenait pas qu’il fût encore prisonnier. Il n’en pouvait doutercependant ; les soldats, sourds à ses protestations, avaientpris soin de l’en convaincre par la brutalité de leurs manières. Ilvit qu’il se trouvait actuellement en présence de leur commandant.Peut-être cette entrevue devait-elle avoir pour conséquence sonélargissement.

Abstraction faite du capitaine, un seul coupd’œil lui suffit pour reconnaître ceux devant lesquels il setrouvait. La physionomie du syndic, qu’il avait aperçu entraversant le village avec les brigands, était restée gravée danssa mémoire ; mais plus encore celle de la fille dumagistrat.

Lucetta se souvenait aussi du captif. Sa têtenue (car il n’avait pas de chapeau), ses cheveux bruns relevés surles tempes, permettaient à la jeune fille de retrouver, en dépit dudélabrement des vêtements, les beaux traits et les formes virilesqui, à la première vue, avaient fait sur son esprit une si étrangeimpression. Dans ses haillons, Henry paraissait plus fier quejamais, et sa physionomie, enflammée par une noble indignation, luidonnait l’apparence d’un jeune lion s’irritant des obstaclesnouveaux qu’on lui donne à surmonter. Il n’était pas garrotté, maisil n’était pas libre – au moment même où il aurait voulu se montrerdans toute l’indépendance de sa nature en présence d’amis.

Il savait que l’homme revêtu d’habits civilsétait le père de son ami Luigi, que la jeune fille était sa sœur…cette « petite Lucetta, » si bien développée, à cetteheure, qu’elle était devenue femme dans toute l’acception dumot.

Naturellement, ni l’un ni l’autre ne leconnaissaient, lui, que pour l’avoir vu passer sous l’escorte desbandits. Il sentait qu’il n’était pas temps encore de déclarer sapersonnalité ; et pourtant le regard que lui avait lancéLucetta, au moment de son entrée dans le salon, lui disaitclairement que la muette sympathie manifestée au captif de Corvinosubsistait encore dans toute sa plénitude.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer