Le doigt du Destin

Chapitre 46Explications.

Le lendemain matin, le capitaine Guardioli setrouva forcé de baisser le ton et de faire trêve à son arrogance.Après un long interrogatoire, il dut non seulement renoncer àl’espoir de trouver un espion dans son prisonnier, mais encorereconnaître la véracité de ses assertions.

Les habitants de la localité pouvaienttémoigner de l’avoir vu entre les mains des bandits. Par le fait,personne n’en doutait ; sa nationalité même était une preuvede plus en sa faveur.

Quel intérêt pouvait avoir un Anglais à semêler des affaires politiques du pays ?

Le commandant comprit que détenir l’artiste,ce serait se compromettre lui-même. Il était trop intelligent pourne pas apprécier la puissance du gouvernement anglais, même en cequi concernait l’Italie. Aussi crut-il prudent de rendre la libertéà l’artiste, déduisant son égoïste prévoyance sous les couleursd’une respectueuse condescendance aux vœux et aux sollicitations dusyndic.

Henry Harding se trouvait encore une foislibre.

Ce ne fut pas sans un profond déplaisir queGuardioli le vit s’établir chez le syndic. Malheureusement, iln’aurait pu s’y opposer qu’au moyen d’un acte d’autorité arbitrairedont on lui aurait certainement demandé compte, et il dut dévorerson dépit avec toute la philosophie qu’il était susceptibled’appeler à son aide.

Il se trouvait par hasard, chez le syndic, unhabillement complet laissé par Luigi, lors de son départ pourl’Angleterre, parce qu’il était d’une coupe trop fantaisiste pourconvenir aux rues de Londres. Pour les montagnes de la Romagne,c’était bien différent… Il s’adaptait parfaitement, d’ailleurs, àla taille du jeune Anglais.

Le signor Torreani insista pour le lui faireaccepter. Henry ne pouvait décemment refuser, vu l’état dedélabrement de son propre attirail et le respect qu’il devait à sonhôte.

Aussi, une heure à peine après sonélargissement, parut-il revêtu de la veste de velours, de laculotte à boutons et des guêtres classiques, portant crânement surl’oreille un feutre calabrais emplumé… en un mot, un véritablebrigand, abstraction faite de la physionomie.

Lucetta sourit en le voyant dans ce nouveaucostume qui relevait admirablement sa bonne mine, et lui rappelaitson frère Luigi.

Henry dut alors raconter son odyssée, depuisle moment de sa capture par les bandits jusqu’à son retour auVal-d’Orno. Naturellement il supprima, dans ce récit, les détailsqui auraient pu froisser les chastes oreilles de la jeunefille.

Il dut particulièrement insister sur lamanière dont s’était effectuée son évasion.

Il passa sous silence certains points traitésdans la lettre qu’il avait avalée, comptant les faire connaîtreplus tard au syndic, eu même temps que le motif spécial qui luiavait inspiré un si vif désir de liberté.

Ses auditeurs (car le syndic assistait à cetentretien) redoublèrent d’attention quand il parla de l’aidemystérieuse qu’il avait reçue. Qui lui avait fourni lecouteau ? Qui pouvait avoir écrit la lettre ? Pour lemoment, il ne les aida en rien dans leurs conjectures et neprononça pas le nom de Tomasso ; ces explications, il lesréservait pour le seul Torreani.

Il se contenta de raconter le percement duplafond, sa chute du toit, l’alarme prise par la sentinelle. Il ditcomment il avait réussi à esquiver la première vedette, stationnéeau faite de la gorge, en rampant sur ses mains et sur ses genoux.En arrivant auprès de la seconde, il comprit qu’il ne pourrait userdu même procédé ; le couteau à la main, il avait hésité, uninstant, à jouer sa vie contre celle du brigand. Répugnant à verserle sang, il s’était caché au milieu des buissons et avait attendule jour. À l’aube, la seconde sentinelle remonta la gorge etseulement alors il s’était remis en marche. Par bonheur, à cetteheure matinale, un rideau de vapeur couvrait la vallée etfavorisait sa fuite, en le dérobant à tous les regards. Il ignoraits’il avait été poursuivi… il avait dû l’être, mais pasimmédiatement. Son absence n’avait dû être constatée qu’à une heureassez avancée et alors il était déjà loin. Heureusement, le cheminqu’il avait suivi pour arriver au repaire des bandits était restégravé dans sa mémoire ; aussi put-il faire la plus grandediligence, animé à la fois par le péril de sa propre situation etpar le danger menaçant ceux-là mêmes qui écoutaient le récit de sonépopée. Il atteignit le village à la tombée de la nuit et seulementpour être de nouveau fait prisonnier.

Henry s’arrêta là, se gardant bien d’ajouterqu’il se sentait enlacer dans des chaînes bien plus solides encore,quoique moins pénibles à porter.

La conversation tomba ensuite sur Luigi… et cefut désormais un dialogue à deux personnages, le syndic étant sortipour affaires dans le village.

Il est inutile de dire que Lucetta adoraitLuigi, son frère unique.

Se portait-il bien ? Se plaisait-il enAngleterre ? Réussissait-il dans sa profession ?

Ces questions et une foule d’autres de mêmenature furent rapidement posées. Henry y répondit avec autant devivacité. Il lui fallut ensuite raconter par le menu l’épisode quiavait amené la raison des deux jeunes gens et donner des détailssur leur vie en commun. Lucetta demanda ce que Luigi pensait desblanches et blondes Anglaises si différentes des brunes filles del’Italie. Elle fit, en, passant, allusion à une jeune Romaine,parente des Torreani, à qui Luigi devait rester fidèle, ets’informa si le signor, qui s’était avoué protestant, croyait qu’ily eût péché dans le mariage entre gens de sa communion et ceux dela sainte Église.

Ces sujets et bien d’autres, moinsintéressants peut-être, furent effleurés dans ce tête-à-tête, lajeune fille questionnant et répondant avec une innocente naïvetéqui ravissait son interlocuteur.

Henry se trouvait si bien sous le charme que,dès le lendemain de son introduction sous le toit hospitalier dusyndic, il pensait au comté deBuckingham et à Belle Mainwaring,sans une ombre de regret. De là à oublier tout à fait, il n’y avaitqu’un pas.

Le soir du même jour, le jeune Anglais fit ausyndic la confidence réservée pour ses seules oreilles. Il débutapar lui dire ce qu’il avait appris des desseins de Corvino surLucetta et de quelle façon il en avait eu connaissance. Il luiparla ensuite de la lettre qu’il avait écrite à Luigi pour hâterson retour en Italie.

Torreani ne cacha pas le chagrin que luicausait la première partie de cette communication. Mais il ne s’enmontra que médiocrement étonné.

Comme on le sait, il avait déjà été prévenupar une autre voie. Mais la lettre adressée à son fils, dans descirconstances aussi critiques, le remplit de surprise et dereconnaissance, et il ne put s’empêcher de prendre dans ses bras lejeune Anglais et de le presser sur son cœur.

Cet entretien éclairait, selon touteprobabilité, au moins, un point que Henry avait, jusque-là, trouvéfort obscur.

Il n’avait cessé de se creuser la tête pourdécouvrir quel était son mystérieux protecteur.

À la mention du nom de Tomasso, le syndictressaillit comme si la lumière se faisait dans son esprit. QuandHenry lui eut donné le signalement du personnage, il ne douta plus.Tomasso était un ancien fermier de Torreani, qui, après avoir servidans l’armée pontificale, s’était laissé glisser sur une pentecriminelle. Jeté dans un cachot, il s’en était évadé et avait fini,sans aucun doute, par chercher un asile dans la montagne, parmi lesbrigands. Le souvenir vivace de quelques services rendus par lesyndic avait dicté sa conduite. Cette présomption ne manquait pasd’une certaine logique ; elle satisfit à la fois le jeuneAnglais et son hôte.

Ce dernier, parfaitement édifié désormais surle danger qui menaçait sa fille, reconnut la nécessité de prendrades mesures pour le détourner.

Il avait déjà pris la résolution de quitterVal-d’Orno et d’emporter avec lui ses pénates. Ce jour-là même, ilavait conclu la vente de ses propriétés et se trouvait libre de semettre en quête d’une nouvelle résidence.

En tout cas, la crise n’était pas imminente.Les soldats pontificaux devaient occuper quelque temps encore leVal-d’Orno. Le syndic pouvait donc rester à son poste et attendreson fils, qui arriverait certainement dans un jour ou deux, ensupposant que le courrier n’eût éprouvé aucun retard.

L’annonce du prochain retour de son frèreplongea Lucetta dans une stupéfaction profonde. Comment son père enavait-il été informé ? Il n’était arrivé aucune lettre deLondres, aucun message de Rome. Ce mystère, pour d’excellentesraisons, ne fut pas dévoilé à la jeune fille, qui, du reste,n’insista pas outre mesure pour en obtenir l’éclaircissement.

D’où venait que Lucetta se montrait ainsi, enapparence, aussi indifférente ? Son frère lui était-il devenumoins cher ? Non, certes. Ses sentiments subissaient-ils, àson insu, une transformation lente, mais continue ?Peut-être.

Jadis et le plus souvent, elle ne causaitqu’avec elle-même, et les monologues deviennent fatigants à lalongue. Maintenant elle n’était plus seule. Les heures s’écoulaientrapides ; elle pouvait parler de son frère avec le plus cherami de ce dernier.

Et la conversation ne tarissait pas, toujourssur le même sujet. Luigi était-il changé ? Quel était songenre d’existence ? Sa réputation grandissait-elle ?Éprouvait-il une prédilection particulière pour les jeunes fillesd’Albion ? Ne serait-ce pas mal à un catholique d’épouser uneprotestante et réciproquement ?

Ces entretiens avaient, pour les deux jeunesgens, un charme qui s’évanouissait complètement lorsque, selon sonimmuable habitude, Guardioli venait y prendre part. Pourquoi lecapitaine leur imposait-il ainsi son odieuse présence ? Neferait-il pas mieux de se mettre à la tête de sa troupe et decourir sus aux brigands ? Les rencontrer était une tâchefacile.

Henry, encore sous l’impression de l’indignetraitement qui lui avait été infligé, devenant presque fou de ragequand ses yeux se portaient sur sa main mutilée, aurait volontiersservi de guide aux soldats du pape. Il offrit ses services aucapitaine ; mais celui-ci déclina la proposition d’un ton etd’une façon qui ne pouvaient qu’augmenter l’antipathie existantentre le jeune Anglais et le noble Italien. À partir de ce moment,ils n’échangèrent plus une seule parole, même quand ils setrouvaient en présence de Lucetta.

Tous deux, un certain jour, avaient accompagnéla jeune fille dans une excursion sur la montagne surplombantimmédiatement le village. Une grotte, autrefois habitée par unanachorète, s’ouvrait au sommet. C’était une des curiosités dupays, et Lucetta, à la suggestion de son père, avait proposé aujeune Anglais de la visiter de compagnie.

L’invitation n’avait pas été étendue au secondhôte du syndic, le capitaine Guardioli. Mais ce dernier s’étaitinvité lui-même sous prétexte d’escorter la signorina. Cetteprotection, bien que non requise, ne pouvait décemment être refuséeet tous trois entreprirent l’escalade de la montagne.

Guardioli, dévoré de jalousie, marchait un peuen arrière. Dans son cœur il maudissait le jeune Anglais et s’ilavait trouvé une excuse pour le précipiter au fond de la vallée oupour lui passer au travers du corps l’épée qui pendait à son côté,il n’aurait pas hésité un seul instant.

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