Le doigt du Destin

Chapitre 47Des loups sous peaux d’agneau.

Les excursionnistes avaient atteint le sommetde la montagne et visité la grotte. Lucetta, de sa voix mélodieuse,en avait raconté la légende.

L’ermite avait vécu plusieurs années danscette excavation, sans jamais descendre jusqu’au village. Pour safrugale alimentation, il s’en rapportait aux bergers et aux âmesdévotes. Un beau jour, il avait disparu, sans que personne pûtsavoir ce qu’il était devenu. Le bruit courait qu’il avait étéenlevé par les brigands ; mais les esprits forts affirmaientque lui-même faisait partie de la bande et qu’il n’avait endossé larobe d’anachorète que dans un but d’espionnage, au profit de sescompagnons.

– Que disaient les bergers ? demandale capitaine-comte, pour faire preuve d’une intelligencesupérieure. Ils devaient savoir quelque chose des faits et gestesde l’ermite, puisqu’ils étaient, comme vous le dites, sespourvoyeurs ordinaires. Mais peut-être, comme bien d’autres,avait-il le talent de se déguiser parfaitement.

– Vous pouvez le leur demander àeux-mêmes, signor capitaine, répondit Lucetta à cette nuageuseinsinuation, car les voici.

La jeune fille, en parlant ainsi, indiquait dudoigt un profond ravin qui creusait la montagne, du côté opposé auvillage, et sur la pente duquel s’avançaient cinq hommes poussantdevant eux un troupeau de moutons. En ce moment, ils se trouvaientà peine à cent mètres du sommet occupé par Lucetta et ses deuxcompagnons.

Ces hommes, couverts de grossières peaux demouton tombant jusqu’à mi-jambes, étaient coiffés du traditionnelchapeau de paille et chaussés de sandales. Ils portaient de longsbâtons qui leur servaient à diriger le troupeau. Malgré la chaleur,étouffante à cette heure de la journée, l’un d’eux portait soncapuchon rabattu.

L’officier avait promis à la jeune fille derépondre à son défi aussitôt que les bergers se trouveraient àportée, ce qui ne pouvait tarder, car ils marchaient droit ausommet de la montagne.

– Quelques-uns des usages de votre payssont pour moi véritablement étranges, dit Henry en s’adressant à lasœur de son ami. Vos compatriotes ne comprennent pas l’économiedans la distribution du travail. Par exemple, en Angleterre, unseul homme suffit pour la garde d’un troupeau de cinq centsmoutons ; en voilà cinq, ici, pour leurs bêtes, et ils ne lesconduisent même pas avec une grande adresse, il me semble.

– Oh ! répondit avec vivacitéLucetta, blessée dans son amour-propre national, nos bergers sonthabituellement chargés de troupeaux plus considérables. Ceux-ci,sans doute, ont laissé une partie de leurs bêtes sur le versantopposé, peut-être parce que, de ce côté, il n’y a pas assez de…

L’explication fut interrompue par l’approchedu troupeau, la voix de la jeune fille s’étant éteinte dans letintement assourdissant des sonnettes.

Bientôt après, les bergers, laissant leursmoutons vaguer à leur guise sur le faîte, s’avancèrent vers lesexcursionnistes. Avant que le capitaine ait ouvert la bouche, l’und’eux entama brusquement la conversation.

– Buono giorno, signori !Molto buono giorno, signora bella ! Bonjour,messieurs ! Bien le bonjour, belle dame !

On aurait pu prendre cette phrase pour uncompliment. Mais l’accent dont elle fut prononcée lui donnait unetout autre signification ; le timbre de la voix sonnadésagréablement aux oreilles du jeune Anglais.

– Ils sont sans gêne, ces bergersitaliens, se dit-il à lui même.

– Nous cherchons un de nos moutons,continua le même individu ; nous ne l’avons pas encore trouvéet nous supposons qu’il a pu s’égarer par ici. L’auriez-vous vu,par hasard ?

– Non, mes bons amis, répliqua lecapitaine eu souriant agréablement et d’un ton conciliant, car lafaçon dont s’exprimaient les nouveaux venus ne pouvait permettre demettre en doute leur brutalité.

– En êtes-vous bien sûr,capitaine ?

– Oh ! parfaitement sûr. Croyez quenous serions heureux d’avoir vu l’animal et de vous aider à leretrouver.

– Votre mouton n’est pas ici, interrompitle jeune Anglais, incapable de supporter plus longtemps l’insolencedu berger. Vous le voyez bien, du reste. Pourquoiinsistez-vous ?

– Vous mentez ! s’écria le berger aucapuchon qui, jusque-là, était resté silencieux. Il est ici. Lefugitif que nous cherchons, c’est vous, signor Inglese,nous vous trouvons même en excellente compagnie. Grâces soientrendues à la madone ! nous réintégrerons dans notre troupeautrois bêtes au lieu d’une, et, dans le nombre, une brebismagnifique, précisément faite pour les pâturages de notremontagne !

Dès les premiers mots de ce discours, HenryHarding avait reconnu celui qui les prononçait. Le son de voixaurait suffi ; mais le capuchon, rabattu sur les épaules,avait découvert la face sinistre du chef des bandits.

– Corvino ! s’écria machinalementson ancien captif.

Cette exclamation était à peine sortie de seslèvres, qu’il fut saisi par deux des brigands déguisés ; lesdeux autres se jetèrent sur l’officier, tandis que le chef enpersonne s’emparait de Lucetta.

D’un effort désespéré, Henry se dégagea.Malheureusement il était sans armes, et ses poings, quelquevigoureux qu’ils fussent, ne pouvaient lui être d’aucune utilitécontre ses deux adversaires, qui, armés de leurs poignards,marchaient de nouveau sur lui.

La jeune fille se débattait dans les bras duchef et poussait des cris assez perçants pour être entendus du fondde la vallée.

Quant à Guardioli, il restait immobile ettremblant entre les mains des brigands ; il n’avait même pasessayé de tirer son épée.

Cette arme, de pure parade, pendait viergecontre le flanc du capitaine pontifical. Henry l’aperçut. Passantrapidement entre les deux brigands qui le menaçaient, il s’élançavers Guardioli, saisit l’épée par la garde, la tira du fourreau etse retourna, d’un mouvement léonin, vers ses assaillants.

Les poltrons reculèrent, tout en tirant leurspistolets de leurs ceintures et les déchargeant au hasard.

Les balles passèrent par-dessus la tête dujeune Anglais, qui se précipita sur Corvino.

Poussant un cri de rage, le brigand lâcha saproie et se prépara à recevoir le choc. Il s’était débarrassé deson manteau et tenait braqué un revolver – cette arme perfectionnéeétant parvenue jusqu’aux mains des brigands.

Par bonheur, la première capsule rata. Avantqu’il pût tirer la gâchette une seconde fois, l’épée de Guardioli,dirigée par une main plus habile, lui perçait le bras et lepistolet tomba sur le sol.

Henry allait redoubler et le coup eût sansdoute mis fin aux exploits de Corvino, lorsqu’il fut saisi parderrière par huit mains vigoureuses ; les deux bandits quitenaient Guardioli avaient cru devoir venir en aide à leurscompagnons et le capitaine-comte descendait, en ce moment, la rampede la montagne aussi rapidement que le lui permettaient ses jambestremblantes.

Pour le jeune Anglais, c’était dès lors unelutte d’un contre cinq, ou, pour mieux dire, d’un contrequatre : car aussitôt que le chef vit ses acolytes engagésavec un seul adversaire, il jeta son bras autour de la taille deLucetta, et l’enlevant comme une plume, se dirigea en courant versle ravin.

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