Le doigt du Destin

Chapitre 49Evviva ella Republica !

En entrant dans le village, le syndic et sesamis assistèrent à un étrange spectacle.

Une foule affolée parcourait les rues, lesenfants pleurant, les hommes et les femmes poussant desexclamations effarées.

Une émotion semblable avait éclaté à lapremière nouvelle de la présence des brigands sur lamontagne ; mais elle s’était éteinte au moment du départ dessoldats.

Quel événement avait pu la ranimer ? Lesbandits étaient-ils entrés dans le village et en avaient-ils prispossession ? L’escarmouche de la montagne n’était-elle qu’uneteinte ayant pour but l’éloignement de la troupe ?

Tout en s’adressant mutuellement cesquestions, les survenants hâtaient le pas. En arrivant sur lapiazza, ils aperçurent un rassemblement en face de lamaison du syndic et un autre devant l’albergo.

Ces deux groupes se composaient d’hommes sansuniformes, paysans, propriétaires, citadins, armés de fusils, desabres et de pistolets, tous étrangers à Val-d’Orno ; ilsn’étaient pas des bandits, bien que les soldats laissés dans laville fussent retenus par eux prisonniers.

Quels étaient ces hommes ? Le syndic etses amis l’apprirent en abordant la piazza et en entendantces cris mille fois répétés : Eviva ellaRepublica ! Abasso il tyranno ! Abasso ilPapa !

Ces exclamations caractéristiques et undrapeau tricolore flottant sur sa hampe indiquaient suffisammentque Val-d’Orno était occupé par les Républicains.

En ce moment, Rome subissait le même sort. Lepape était en fuite et le triumvirat Mazzini, Saffo, Armelligouvernait la Ville éternelle.

Une nouvelle surprise attendait le syndic.Comme il se précipitait vers sa demeure, il aperçut, au milieu dugroupe qui en barrait l’entrée et parmi ceux qui poussaient le crirégénérateur : Liberiè ! son fils Luigi.

Après avoir cordialement embrassé son père,Luigi remarqua la sombre expression de sa physionomie.

– Qu’y a-t-il donc, père ?… On nousa dit que les brigands avaient paru sur la montagne !… Où estLucetta ?

Un profond gémissement, une main tendue versla montagne… telle fut la réponse du syndic.

– Grand Dieu ! s’écria Luigi… troptard !… je suis arrivé trop tard !… Parle, père !…Où est ma sœur ?

– Povera !… mia poverafaglia !… Perdue, Luigi !… Enlevée par lesbrigands !… Corvino !…

Il n’en put dire davantage et tomba ensanglotant dans les bras de son fils.

– Amis ! s’écria Luigi ens’adressant à ceux qui l’entouraient et qui assistaient à cettescène déchirante avec des signes non équivoques de sympathie…Camarades, devrais-je dire, car si je n’avais pas habité la terreétrangère, je me serais enrôlé sous votre glorieuse bannière… Jesuis à vous dès à présent et pour toujours… Celui-ci est mon père,Francisco Torreani, le syndic du village. Vous l’avez entendu… safille… ma sœur a été enlevée par les brigands… et sous les yeuxd’une centaine de soldats envoyés ici sous prétexte de vous servirde sauvegarde… Voilà toute la protection que nous avons à attendredes vaillants défenseurs de la foi.

– Défenseurs du diable : dit unevoix.

– Pires que les brigands eux-mêmes,s’écria une autre. Je crois qu’il existe, depuis longtemps, entreeux une ligue offensive et défensive. Voilà pourquoi cette racailleleur échappe toujours.

– Très-vrai, dit une troisième voix. Nousle savons, les brigands sont à la solde du pape et de Sa Majesténapolitaine. C’est un des rouages du gouvernement de nostyrans.

– Alors, interrogea l’artiste, les yeuxbrillants d’espoir, vous consentez à m’aider à recouvrer masœur ?

– Oui ! oui ! s’écria-t-on detoutes parts.

– Vous pouvez y compter, signor Torreani,dit un homme d’un aspect imposant, évidemment le chef de la trouperépublicaine. Les brigands seront poursuivis… Votre sœur vous serarendue, si cela est en notre pouvoir… Mais, avant tout, il fautnous débarrasser de ces mercenaires ; voyez, ils descendent lamontagne… Camarades, entrez dans les maisons !… Prenons-lespar surprise !… Stramoni, Gingletta, Paoli, rendez-vous au basde la rue et fusillez impitoyablement ceux qui essayeraient des’enfuir… après les avoir avertis, toutefois !… Vite,compagnons, disparaissez !

Les étrangers s’introduisirent aussitôt dansles maisons, poussant devant eux les soldats prisonniers. En uninstant la piazza était vide.

Quelques hommes se portèrent aux issues pourcouper toute communication entre les citoyens et les soldats quel’on voyait s’approcher rapidement, le capitaine en tête.

Ceux des habitants qui voulurent rester dansles rues y furent autorisés après avoir été avertis que la moindretentative de trahison, par signe ou autrement, serait immédiatementpunie de mort. Pour la généralité des villageois, la recommandationétait inutile ; sous l’administration d’un syndic tel queFrancisco Torreani, il n’y avait peut-être pas dans Val-d’Orno unseul individu qui ne fut satisfait du nouvel ordre des choses. Ilsavaient acclamé, comme des libérateurs, les citoyens venus de laville et se réjouissaient de l’établissement de la république.

Guardioli et sa troupe arrivèrent enfin. Lessoldats marchaient un peu à la débandade. Le capitaine lui-mêmesemblait soucieux. Quelque tiède que se fût montré son amour enface du péril, il éprouvait un certain désappointement en se voyantenlever la maîtresse qu’il s’était modestement réservée.

Il songeait aussi à sa conduite comme soldatet chef de corps. Maintenant que tout danger avait disparu, il nepouvait s’empêcher de s’avouer à lui-même qu’elle n’avait été desplus brillantes.

L’oreille basse et le front penché, ilrentrait dans ses quartiers. Ce n’est pas qu’il s’inquiétâtbeaucoup de l’opinion des habitants, alors surtout qu’elle n’étaitplus au village. Mais sa pusillanimité avait eu de nombreuxtémoins… ses officiers et ses soldats. Le bruit pouvait en parvenirdans les salons de Rome… peut-être même jusqu’au Vatican.

Capitaine, officiers et soldats suivaient doncpêle-mêle la grande rue du village, sans se douter de la réceptionqui les attendait.

Le chef républicain avait parfaitement prisses mesures. Sur chacune des faces de la piazza il avaitplacé une portion de ses hommes. Ceux-ci, cachés derrière lescontrevents et les portes des maisons, pouvaient croiser leurs feuxet commandaient ainsi la petite place tout entière. Une fois dansla place, la troupe se trouvait complètement à la merci desrévolutionnaires.

Le silence qui régnait dans le village n’avaitpas échappé aux carabiniers pontificaux et ils s’étonnaient queleurs camarades ne vinssent pas à leur rencontre.

Leurs réflexions furent subitementinterrompues par une voix sortant de l’albergo.

– Rendate capitaine ! Rendston épée aux soldats de la République !

– Que signifie cette impertinence,s’écria Guardioli se tournant vers l’auberge et cherchant àdécouvrir d’où provenait la voix. Sergent ! allez chercher cethomme, amenez-le ici et administrez-lui une vingtaine de coups debaguette de fusil… bien appliqués !

– Ha ! ha ! ha ! réponditla voix. Cet éclat de rire, répété comme un écho sur les quatrefaces de la piazza, fut suivi d’une nouvellesommation.

Les soldas épaulèrent leurs carabines, sepréparant, au premier signal, à répandre la mort parmi ceux qu’ilsprenaient pour de misérables citadins.

– Nous n’avons pas soif de votre sang,dit la même voix ironique, à moins que vous ne nous forciez à leboire. Soldats du pape ! vous êtes cernés par les soldats d’unpouvoir plus légitime… la République. Votre maître n’est plus àRome ; il s’est enfui à Gaète. Mazzini administre la ville etnous venons administrer ici… Vous êtes en notre pouvoir… Le premierde vous qui fera feu pourra se considérer comme responsable de lamort de tous ses camarades… nous n’en laisserons pas un seuldebout. Soyez sages ! Rendez-vous de bonne grâce !…Déposez vos armes et nous vous considérerons comme prisonniers deguerre… Usez-en, et vous recevrez le traitement que vous méritez…celui réservé aux mercenaires et aux bandits ?

Ce discours, moitié ironique, moitié menaçant,jeta Guardioli et ses soldats dans une stupéfaction indescriptible.Que pouvait signifier cette sommation faite avec tant d’impudenceet tant d’assurance à la fois ? Ils restaient immobiles etirrésolus.

– Camarades ! cria la voix, cesbraves gens semblent hésiter !… Ils doutent de la vérité demes paroles !… Pour les convaincre, montrez-leur voscarabines. Quand ils les auront comptées, peut-être seront-ilsmoins incrédules !

Ces mots étaient à peine prononcés qu’un bruitde canons de fusils entrechoqués se fit entendre et les contreventsfurent violemment repoussés. Guardioli et ses soldats consternésvirent s’abattre dans leur direction au moins deux centscarabines.

Mais ils ne prirent pas la peine de lescompter. Le quart de ce nombre aurait suffi, d’ailleurs, pour lesmettre à la raison.

Grâce à l’intuition de la peur, ils comprirentqu’ils étaient tombés ; dans une embuscade, que la révolution,depuis longtemps imminente, avait enfin éclaté et sans attendrel’ordre ni l’autorisation du capitaine Guardioli ou des officierssubalternes, ils jetèrent leurs armes sur le sol, se déclarantprêts à se rendre.

Dix minutes après, ils se rangeaient sous labannière tricolore, criant à tue-tête : Evvivaella Republica ! tandis que le capitaine-comte,désarmé et la mine déconfite, arpentait la chambre d’auberge danslaquelle, trois jours auparavant, il avait consigné henry Hardingcomme prisonnier des soldats du pape.

Il était lui-même, aujourd’hui, prisonnier dessoldats de la République.

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