Le doigt du Destin

Chapitre 5Deux cordes à l’arc

Il eut été à souhaiter pour le jeune HenryHarding et peut-être aussi pour son frère Nigel, qu’ils eussent étéaussi maltraités que moi dans leur première campagne amoureuse etqu’ils eussent supporté, leur échec avec la même philosophie.

Mais ils furent tous deux plus ou moinsfortunés. Ni l’un ni l’autre n’était un capitaine en demi-soldesans espérances ; et au lieu de se voir exposés à un dédain,équivalent presque à une expulsion, il leur fut permis, pendantlongtemps, de s’épanouir aux sourires de la charmante Belle.

Il existait, dans la façon dont les deuxfrères lui adressaient leurs hommages, une différence bientranchée. Henry s’efforçait d’emporter d’assaut le cœur de BelleMainwaring. Nigel, obéissant à ses instincts, en faisait lentementle siége. Le premier aimait avec l’ardeur du lion ; le second,avec la sournoise tranquillité du tigre. Lorsque Henry s’imaginaitavoir remporté quelque succès, il ne faisait aucun effort pourdéguiser sa joie. Quand la chance semblait se tourner contre lui,il laissait voir son chagrin avec la même franchise.

Dans l’un et l’autre cas, Nigel ne sedépartait pas de sonimpassibilité. Son affection pour missMainwaring était si réservée, que peu de personnes y croyaient.

Belle ne s’y trompait pas. D’après ce que j’aiappris, et même ce que j’ai pu voir, elle jouait son jeu dans laperfection, sa mère lui servant de croupier[10]. Elle s’aperçut bien vite qu’ellepouvait choisir entre les deux jeunes gens ; mais elle ne sedécida pas immédiatement. Elle distribuait si impartialement sesamabilités et ses grâces que les plus intimes de ses amis finirentpar s’en étonner et à croire qu’elle se souciait aussi peu de l’unque de l’autre.

C’était au moins une question ; car Bellene restreignait pas ses désirs à l’admiration exclusive desdemi-frères Harding. D’autres jeunes gens du voisinage étaient, aubal ou aux assemblées de tireurs d’arc, gratifiés, à l’occasion,d’un sourire. Miss Mainwaring semblait hésiter à donner soncœur.

L’heure arriva, pourtant, où l’on supposaqu’elle s’était irrévocablement fixée. Dans tous les cas, elleavait, pour cela, de bonnes raisons. Un incident survenu à lachasse parut donner à Henry Harding des droits à la main de BetteMainwaring en supposant, cependant, que toujours la plus belle doitappartenir au plus vaillant.

Cet incident, au reste, était siextraordinaire qu’il mériterait d’être rapporté, en dehors même del’influence qu’il semblait appelé à exercer sur la destinée despersonnages de notre drame.

C’était une chasse à courre et l’hallali avaitlieu près d’un vaste étang situé dans un des terrains ouverts sicommuns dans la zone des monts Chiltern.

En bondissant hors des fourrés, le cerf avaitaperçu le scintillement de l’eau ; il s’en souvint à l’heuredes abois. C’était un animal paresseux qui ne se fit pas battrelongtemps ; guidé par l’instinct, il revint sur ses voies dansla direction de l’étang.

Il y arriva avant que les voitures réunies aulieu du rendez-vous eussent le temps de se garer. Parmi cesvoitures se trouvait le phaéton, attelé d’un poney, contenantMme Mainwaring et sa fille. Dans cette froide matinée d’hiver,le teint de Delle resplendissait ; ses joues semblaient avoiremprunté leur éclat aux vestes écarlates des chasseurs qui sepressaient autour d’elle.

Le cocher du phaéton se rangea contre l’étang,parallèlement à la berge.

Le cerf, sur son retour, frisa le nez du poneyet plongea dans l’eau. Le cheval, affolé de peur pointa et,pivotant sur ses pieds de derrière, se précipita dans l’étang,entraînant avec lui le phaéton.

Il ne s’arrêta que lorsque l’eau baignait déjàles pieds des dames. À ce moment même, le cerf, aux abois, s’étaitégalement arrêté. Faisant volte-face, il s’élança furieusementcontre le phaéton.

Du premier choc, le poney fut renversé. Vintensuite le tour du cocher qui, enlevé de son siége par lesandouillers de l’animal enragé, décrivit en l’air une courbeaboutissant à l’étang dans lequel il s’enfonça la tête lapremière.

La situation des deux dames était des pluscritiques. Nigel s’était trouvé l’un des premiers au bord del’étang. Il y restait irrésolu, rivé sur sa selle, et BelleMainwaring aurait pu être frappée à mort sous ses yeux si, à cemoment, n’était arrivé son frère. Enfonçant ses éperons dans leventre de sa monture, Henry se précipita dans l’eau, vint se rangerprès du phaéton, sauta hors de selle et saisit le cerf par lesandouillers.

La lutte qui suivit aurait pu se terminerfatalement pour le jeune homme ; mais un garde, entrantrésolument dans l’eau, vint enfoncer son couteau de chasse dans lagorge du cerf.

Le poney, légèrement blessé, fut remis sur sespieds, le cocher, à moitié suffoqué, hissé sur son siége, et lephaéton remonté sur la berge, au grand soulagement des deux damesépouvantées.

En quittant le théâtre de l’accident, chacundemeura persuadé que miss Belle Mainwaring échangerait, sous peu,son nom contre celui de Mme Henry Harding.

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