Le doigt du Destin

Chapitre 50L’enlèvement.

Moitié portant, moitié traînant la jeunefille, Corvino s’était maintenu dans les gorges de la montagne.Quand il se crut à l’abri de toute poursuite immédiate, il s’arrêtaet attendit l’arrivée de ses camarades.

Il avait entendu les coups de fusil et savaitque les soldats étaient en alerte ; mais il ne craignait pasd’être rejoint par eux. Calculant le temps qu’il leur faudrait pourescalader la montagne, il était convaincu qu’avant qu’ils fussentarrivés au sommet, ses hommes auraient repris son ancien captif etseraient descendus dans le ravin.

Quatre contre un !… car il avaitparfaitement remarqué le lâche abandon de l’officier. Le succès nepouvait être douteux. Aussi ne s’était-il autant pressé que pourgagner une bonne avance, sachant qu’il serait assez empêché par sonfardeau, en cas de poursuite.

En quittant la place, il avait crié :Dagli ! Dagli ! (À lui ! À lui !),mais en ajoutant de prendre le jeune homme vivant, autant quepossible. Cette recommandation empêcha les brigands de faire, toutd’abord, usage de leurs pistolets. La mort de l’Ingleseleseût privés, en effet, de la riscatta sur laquelle ilscomptaient.

Cet ordre donné, Corvino s’était jeté dans leravin avec son précieux fardeau. La jeune fille n’avait opposéaucune résistance ; elle était évanouie. C’est dans cet étatque l’avait emporté Corvino.

En reprenant ses sens, elle s’aperçut qu’ellene se trouvait plus sur la montagne de l’Ermite. C’était un lieusauvage entouré d’arbres et de rochers ; le chef des brigandsse tenait debout auprès d’elle. Pas un cri ne lui échappa, aucuneidée de fuite ne lui vint à l’esprit. Elle sentait qu’elle étaitirrévocablement en puissance du bandit.

Ses pensées restaient indécises et confuses.Il lui semblait qu’elle s’éveillait après un rêve pénible, donttoutes les scènes étaient encore présentes à son imagination. Ellese rappelait l’arrivée des bergers, leur brutale apostrophe, lecri : Corvino ! échappé des lèvres de Henry au moment oùle capuchon, subitement rabattu, laissa voir la face du chef, lalutte entre le jeune Anglais et les brigands, le coup de pistolettiré par Corvino, les cris de colère des faux bergers, les éclairsdes stylets, la fuite précipitée de Guardioli. Elle avait perduconnaissance au moment où Corvino la reprit dans ses bras.

Quand elle rouvrit les yeux, elle vit du sangsur les vêtements du chef ; sa robe, à elle, en était maculée.Ce sang semblait provenir d’une blessure au bras droit. Elle serappela alors l’épée si vaillamment manœuvrée par le jeuneAnglais.

Quel avait été le résultat de ce combatinégal. L’étranger avait-il été tué, ou, comme elle, était-ilcaptif ? Elle avait entendu l’ordre donné par Corvino de leprendre vivant. Elle espérait qu’on y avait obéi et frémissait à lapensée de sa mort.

Cette pensée fut sa première douleur. Ellejeta un regard autour d’elle, mais ne vit que le chef occupé àpanser sa blessure. Il avait coupé la manche de sa veste de velourset étanchait le sang avec des bandes arrachées à sa chemise.

Elle le considérait avec horreur. Son aspectsauvage, rendu plus hideux encore par le sang qui couvrait sesmains, ses bras et son visage, ne pouvait inspirer, en effet, quecrainte et aversion.

Elle tremblait comme une feuille sur le sol oùelle avait été jetée.

– Restez tranquille, signorina ! ditle bandit en s’apercevant qu’elle avait repris ses sens. Prenezpatience jusqu’à ce que mon bras soit bandé ; je vous porteraialors sur une couche plus moelleuse. Sangue di Madonna !L’Inglese payera cher cette blessure !… Ses oreilles,d’abord, et puis double rançon.

Le pansement fut bientôt terminé, et le brasmis en écharpe.

– Et maintenant, dit-il, alza !alza ! Nous ne pouvons rester ici. Ce vaillant capitainen’aurait qu’à arriver avec ses soldats. Venez, signorina ! Ilfaut marcher le reste du chemin. Corpo di Bacco ! Jevous ai portée assez longtemps !

En disant ces mots, il tendit le bras gauche,saisit la jeune fille par le poignet, la dressa sur ses pieds etallait se remettre en route lorsque, entendant les pas de sesquatre compagnons, il s’arrêta pour les attendre.

Il les aperçut bientôt se glissant à traversles rochers… mais sans prisonnier.

Lâchant la jeune fille, Corvino s’élança àleur rencontre en poussant des hurlements de rage.

– Dio Santo ! s’écria-t-ilen les abordant, où est l’Inglese ?…Maladetto !… Qu’en avez-vous fait ?… L’auriez-voustué ?…

Lucetta, le cœur palpitant, tendit l’oreille.Les hommes hésitèrent un moment, comme s’il leur répugnait de direla vérité. La jeune fille n’augurait rien de bon de ce silence. Lesbandits n’osaient peut-être pas avouer l’assassinat. Elle serappelait l’ordre du chef et tremblait.

Une nouvelle kyrielle d’imprécations futsuivie de la même demande : Avait-on tuél’Inglese ?

– J’ai parfaitement entendu la détonationde vos pistolets un peu avant la volée des soldats. Vous faisiezfeu sur lui, je suppose.

– Oui, capo, répondit l’un desbrigands.

– Eh bien ?

– Il est parvenu à sabriterdans la grotte et nous ne pouvions plus approcher. Sa longue lamenous tenait à distance… Impossible de l’entourer !… S’il nes’était agi que de le tuer !… Mais vous nous l’aviezdéfendu.

– Et vous l’avez laissé vivant !…sans une égratignure !… libre !

– Non, capo. Il a dû tomber sousnos balles. Nous n’avons pu rester pour nous en assurer, car lesballes pleuvaient dru comme grêle. Pour sûr il doit être mortmaintenant.

Le chef, comprenant qu’ils mentaient, tombadans un épouvantable accès de rage. Oubliant son bras blessé, ledégageant presque de l’écharpe qui le soutenait, il se précipitasur ses acolytes.

– Lâches brutes ! criait-il en lesfrappant tour à tour de sa main gauche et faisant voler leurschapeaux de dessus leurs têtes. Sangue di Bacco !Quatre d’entre vous vaincus par un seul homme ! Unenfant !… Une perte de trente mille écus !… Vadain malora ! s’interrompit-il avec angoisse, ensentant redoubler les élancements de sa blessure. Emparez-vous dela giovinetta ! Conduisez-la… et prenez garde qu’ellevous échappe aussi. Su via ! (en route).

Disant ces mots, il tourna le dos et se remiten marche, laissant la jeune fille à la garde de sescompagnons.

L’un deux la saisissant brutalement par lebras et répétant après le capo : Suvia ! la traîna sur les pas de Corvino. Les trois autressuivaient.

Lucetta ne fit et ne pouvait faire aucunerésistance. Ses sauvages conducteurs avaient fait briller devantses yeux les lames de leurs poignards, la menaçant de l’en percersi elle hésitait à marcher.

La jeune fille obéit machinalement, plongéequ’elle était dans le plus profond désespoir. Elle ne songeait pasau moment présent. Ses pensées se reportaient à la montagne del’Ermite, bien qu’elle n’entretînt qu’un faible espoir de recevoirdu secours de ce côté. La honteuse défection de Guardioli ne luipermettait pas de supposer que le capitaine-comte aurait jamais lecourage de poursuivre les brigands. Ceux-ci, du reste, nesemblaient éprouver, à ce sujet, aucune appréhension. Ilss’avançaient d’un pas tranquille et délibéré à travers les défilésde la montagne. Ils se seraient certainement hâtés davantage s’ilsavaient connu la modification radicale qu’avait subie la garnisonde Val-d’Orno.

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